Publier des livres pour les enfants d’Haïti, envers et contre tout

Un témoignage

Par Ilona Armand, éditrice pour la jeunesse à Haïti.
Portrait d'Ilona Armand, souriante. Elle porte un polo bleu ciel et tient des lunettes de soleil dans sa main droite levée.

Quand nous avons demandé à Ilona Armand d’être la voix des éditeurs de la Caraïbe, le terrible tremblement de terre du 12 janvier n’avait pas encore dévasté son pays. Ce drame colore de tristesse cet entretien, mais n’entame en rien la volonté d’Ilona de poursuivre son travail d’éditrice pour la jeunesse, avec plus de conviction encore, persuadée de l’importance et de l’urgence de donner des livres aux enfants d’Haïti.

Ilona Armand, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?

Je suis née en Haïti en 1961 en pleine dictature duvaliériste. Il y a quinze ans, après un parcours assez varié, j’ai posé mes dossiers aux éditions Hachette-Deschamps qui sont devenues ensuite les Éditions Haïtiennes.

Y a-t-il une action, un événement, un livre ou une personne qui vous a tout particulièrement marquée ?

Élevée par mon grand père, Jean Fouchard, qui était écrivain et historien, j’ai vu passer chez lui, en exil à Paris, et à Port-au-Prince, toute l’intelligentsia haïtienne. J’ai découvert le monde à travers ses yeux, son amour d’Haïti et de l’écriture. Finalement, au lycée, j’ai fait un bac littéraire qui m’a donné la passion de la littérature et de la culture françaises.

Comment percevez-vous le monde du livre et de la lecture à Haïti ? Hier ? Aujourd’hui ?

Haïti a un passé littéraire très riche, mais la littérature de jeunesse qui est le domaine des Éditions Haïtiennes est un courant tout à fait récent. Depuis l’horrible tremblement de terre du 12 janvier dernier et la fermeture des écoles qui a suivi, tout est en suspens. Il faut bien comprendre que les parents – souvent illettrés – se remettent entièrement à l’établissement scolaire de leurs enfants pour tout leur apprendre et les guider culturellement. Cependant, la volonté du gouvernement est de rouvrir au plus tôt les écoles. Notre devoir d’éditeur est d’être prêt pour ce moment.

Comment trouvez-vous vos auteurs, vos illustrateurs ?

Au début, nous avons demandé à des auteurs et des illustrateurs proches d’écrire dans nos collections. Maintenant que les Éditions Haïtiennes sont connues, nous recevons des manuscrits et toutes sortes d’écrivains nous contactent. Nous organisons aussi des ateliers d’écriture pour aider les jeunes auteurs à entrer dans cet univers. Malheureusement nous avons perdu l’un de nos auteurs les plus prometteurs – qui devait inaugurer une nouvelle collection pour adolescents – avec un roman racontant l’angoisse d’un jeune garçon qui tombe dans une faille et les heures passées à attendre les secours. Cet auteur est mort enseveli sous les décombres de son immeuble sans que personne ne puisse le secourir ! Néanmoins, nous allons faire notre possible pour publier son roman cette année.

Comment organisez-vous la promotion de vos livres ?

Avant que tout bascule le 12 janvier 2010, nous avions une équipe de délégués qui visitaient les écoles et les ONG pour faire connaître nos livres. L’autre grosse promotion se faisait lors des Fêtes du livre jeunesse à Port-au-Prince.

Est-ce que les ONG achètent des livres ?

Oui. De plus en plus, les bailleurs de fonds s’intéressent à la littérature enfantine. Mais la priorité n’est pas aux livres maintenant… C’est triste, car nos jeunes, si traumatisés par les événements, ont besoin de s’évader. Plus que jamais, le projet des valises-bibliothèques devrait fonctionner. Ainsi, les camps de réfugiés, les écoles qui tiennent encore debout et tout lieu où se rassemblent les enfants devraient recevoir des valises-bibliothèques portables garnies de livres de jeunesse. Ce projet fonctionne depuis des années et il est maintenant indispensable.

Comment voyez-vous le rôle du Salon du livre en Haïti dans ce développement ?

La Fête du livre jeunesse qui a lieu au mois de mai chaque année a été le vrai moteur du développement de la littérature jeunesse haïtienne. Ce rendez-vous met vraiment le public en contact avec toute la production locale et lui permet d’acheter les ouvrages à 50% de réduction… Ce qui est primordial dans un pays aussi pauvre. C’est maintenant une sorte de rentrée littéraire pour les enfants. Nous devions fêter cette année nos dix ans, mais nous ne pourrons rien faire, vu que nous avons, tous, des locaux endommagés ou entièrement détruits. Le campus des Frères de l’Instruction Chrétienne qui nous accueillait est aujourd’hui un camp de réfugiés !

Êtes-vous présente sur d’autres Salons ?

J’ai été invitée quelques fois et c’est toujours une expérience très enrichissante. En tant qu’éditrice dans un petit pays en difficulté, il faut cette ouverture sur le monde.
Participer à des Salons nous donne la chance de nous faire connaître et d’échanger avec d’autres éditeurs.

Quels sont vos projets, vos envies, vos rêves ?

Quand j’ai commencé à répondre à cette interview, il n’y avait pas encore eu le tremblement de terre. Après une année 2009 économiquement stable, sans émeute ni coup d’état, on pouvait enfin rêver ! Et en trente-six secondes, la vie a basculé. Aujourd’hui, en regardant par la fenêtre de mon bureau, je vois un camp de réfugiés et un immeuble écrasé… J’ai la chance de n’être ni dans l’un ni dans l’autre. Alors, mon projet reste le même, avec tout l’engagement et la conviction qu’exigent les circonstances : publier des livres pour les enfants d’Haïti.


Propos recueillis par Nathalie Beau.