Construire une offre documentaire numérique et y donner accès

Par Thomas Chaimbault-Petitjean, bibliothécaire, responsable de la formation initiale des bibliothécaires d’État (France) et de la Ville de Paris
portrait photo thomas chaimbault

 

 

L’offre de ressources numériques est aujourd’hui incontournable pour des bibliothèques jeunesse. Non seulement il s’agit pour les professionnels de répondre à des pratiques désormais bien installées, mais surtout, il convient de répondre à des besoins spécifiques en terme de ressources, d’environnement et de comportements. Reste que ces ressources numériques se présentent sous une grande variété de formats et de modalités d’accès qui ne cessent de poser des questions au professionnel.

 

 

 

Une offre éparse

Applications de lecture de livres numériques

Les livres numériques existent sous plusieurs formes : homothétique, c'est-à-dire semblable à la version papier jusque dans sa mise en page ; enrichie, où l’expérience de lecture est renforcée par l'ajout d'animations, de sons, de multimédia ; interactive, via des applications mobiles.

Dans la version homothétique, on trouve des livres numérisés au format texte (pdf, ePub ou html) ou image, avec ou sans illustrations, conformément au document original. Ils sont consultables à la fois sur des postes informatiques et sur des appareils mobiles disposant d’un logiciel de lecture présentant diverses fonctionnalités (annotations, surlignage, recherche plein texte, table des matières interactive, agrandissement du texte)… Ces logiciels (Bluefire, Aldiko, iBooks, Kindle…) sont indispensables pour lire les documents, décoder les mesures de protection (Adobe Digital Edition) ou gérer titres et métadonnées (Calibre)1.

En littérature jeunesse, on trouvera  des auteurs du domaine public (contes, classiques du XIXe) accessibles gratuitement et des œuvres plus récentes, payantes, sur des plateformes ayant négocié des droits de diffusion auprès des éditeurs. La bibliothèque peut donc acheter ces livres numériques en passant par un agrégateur (BiblioVox, Numilog), directement auprès d’un éditeur proposant une offre en direction des bibliothèques (D’abord des enfants, La souris qui raconte, Walrus)ou trouver des titres gratuits sur les bibliothèques numériques patrimoniales (Gallica, Enfantina, Projet Gutenberg jeunesse).

Page d'accueil de la collection Enfantina, sur le portail de ressources patrimoniales de la bibliothèque de Toulouse.

Application Voyage au centre de la Terre de Jules Vernes.

Le livre enrichi, quant à lui, ajoute sons et multimédia au seul texte. Il s’agit donc d’approfondir l’expérience de lecture en enrichissant le contenu, sans proposer néanmoins une interaction aussi grande qu’avec une application même sile livre enrichi s’en rapproche, notamment depuis l’apparition du dernier format ePub 3.0. Si le Voyage au centre de la Terre2 se veut ainsi une expérience graphique et typographique, l’éditeur Nathan, par exemple,  joue quant à lui la carte des animations et des contenus 3D grâce à une webcam dans sa collection d’encyclopédies thématiques Dokéo.

Application Un Jeu basé sur "Un Livre" d'Hervé Tulet".

Restent que les développements les plus importants se font autour du format applicatif dont les multiples interactions liées au tactile, à l’utilisation de l’accéléromètre (le fait de bouger la tablette dans tous les sens) ou l’ajout de multimédia b

rouillent la frontière entre le jeu, le film d’animation et le livre numérique (voir notamment l’album Un jeu d’Hervé Tullet ou Les Fantastiques livres volants de Morris Lessmore, Moonbot Studios). En réalité, l’offre d’applications est surtout le fait d’éditeurs numériques indépendants3 (cf. les éditeurs du Kenji4 pour les plus petits, e-plum et Smartnovel pour les adolescents) qui essaient de construire un catalogue riche et interactif avec des histoires originales.  

L’offre de presse en ligne  propose encore peu d’abonnements spécifiquement jeunesse5 et il convient de se rapprocher directement des éditeurs. Les titres sont alors consultables en ligne à partir de n’importe quel terminal proposant un accès internet. Mais ces contenus numériques posent question, notamment au niveau de la conservation des archives lorsque l’abonnement se termine, ou de la durée et la portée de la licence d’accès.  On peut également se demander si ces titres proposent toujours du contenu spécifique pour ces nouveaux supports.  La revue Science et Vie Kids par exemple offre un travail de « mise en tablette » enrichi avec des interactions multimédias.

L’offre éditoriale numérique jeunesse est en plein développement, notamment dans sa version applicative, et elle cherche encore ses marques et son modèle économique.  La multiplicité des types de ressources (livres numérisés, nativement numériques, applications), des logiciels de lecture, la gestion des droits d’accès et des modalités de prêt différents d’une plateforme à une autre créent un manque de lisibilité sur ce qu'il est possible de proposer et de mettre en œuvre en médiathèque jeunesse et posent un certain nombre de questions aux professionnels.

Questions éthiques, techniques et budgétaires

Albums, romans, documentaires, bandes dessinées peuvent désormais être disponibles en numérique et accessibles sur une grande diversité de supports : tablettes, liseuses, consoles de jeu. Il est dès lors important que ces nouveaux formats ne soient pas décorrélés des circuits d’acquisition de l’imprimé mais, au contraire, qu’ils s’inscrivent pleinement dans la politique documentaire des établissements qu’ils viennent non pas tant modifier qu’élargir. Qu’il s’agisse de livre imprimé, numérique ou même d’une application6, le travail du bibliothécaire demeure de sélectionner des ressources parmi une offre pléthorique, et de compléter ses collections en fonction des missions et de la spécificité des publics à desservir. Il n’y a pas de différence fondamentale, si ce n’est le support.

Extrait de la grille d'analyse proposée sur le site BiblioApps par La Petite Bibliothèque Ronde de Clamart.

Pour l’aider dans ce travail, il peut s’appuyer sur de nombreux outils : des sites spécialisés proposent des revues critiques d’applications et de livres numériques classés par niveau ou interaction, par exemple La souris qui raconte, Idbook, ou Declickids.  Les bibliothécaires échangent beaucoup entre eux également sur les revues professionnelles7, des blogs (Enfance et Lecture de La Petite Bibliothèque Ronde), le forum AgoraBib, des groupes Facebook8… Pour analyser les applications, des collègues proposent des grilles d'évaluation9 qui prennent en compte la cohérence de l'application, ses objectifs ludiques, pédagogiques, sa fluidité, la qualité de son graphisme ou encore son éthique commerciale (si des publicités sont présentes ou non par exemple).

Comme nous le disions plus haut, cette diversité des supports, des formats et des modes d’accès n’est pas sans poser un certain nombre de questions aux professionnels des bibliothèques.

Des questions éthiques d’abord : il faut faire comprendre l’importance, d’une part, des règles propres à l’Internet, à la navigation en ligne et au respect du droit d’auteur, et d’autre part, être sensibilisé à l’intérêt des communs de la connaissance et vouloir promouvoir les œuvres libres de droit dans un domaine où les appareils et les ressources sont de plus en plus verrouillés. Au-delà, des questions se posent pour le professionnel qui met des appareils mobiles en prêt et en consultation et, partant, offre les données de consultations aux plateformes de distribution10.

S’ajoutent ensuite des questions juridiques. Pour disposer d’un fonds de ressources numériques, l’établissement doit en effet passer par des intermédiaires qui auront au préalable négocié des droits de diffusion et d’usage et mis en place des mesures techniques de protection (en anglais, digital right management – DRM). Ces mesures techniques sont de trois ordres : consultation uniquement en ligne à partir d’une plateforme dédiée, consultation sur un nombre limité de postes, prêt limité dans le temps (chronodégradable). En fonction des plateformes, les modalités de mises à disposition et les droits d'usage peuvent varier. Certains titres pourront être lus en ligne, d'autres téléchargés avec ou sans limite de temps, d'autres encore vont pouvoir être imprimés, copiés partiellement.

D’un point de vue pédagogique, on peut s’interroger sur le contexte de la lecture qui peut se voir brouillée par la multitude d’interactions proposées et ainsi déconcentrer le jeune lecteur. Autre enjeu, la narration n’est plus forcément linéaire et il convient aussi de se familiariser avec ce nouveau mode itératif, rendu d’autant moins évident que l’interface et l’environnement sont spécifiques à chaque application de lecture et à chaque appareil de consultation (tablette, liseuse)11.

Cette question est d’autant plus importante que les appareils et les logiciels de lecture deviennent rapidement obsolètes ou du moins dépassés par d’autres versions plus récentes et interactives. Ce coût élevé du matériel, l’obsolescence des contenus et des supports, les difficultés d’achat d’un livre numérique et d’une application, peu adaptées aux modèles administratifs et comptables des collectivités, tout cela rend difficile la constitution d’une offre par les professionnels des bibliothèques  - d’où l’importance d’un consortium professionnel à l’image de l'association "Réseau CAREL" en France qui négocie des prix plus accessibles pour les ressources numériques dans les établissements.  À l’heure actuelle, les offres spécifiquement jeunesse proposent en accès sur place des albums pour enfants (La souris qui raconte) et des grands textes littéraires (Texte Image Imaginaire).

Valoriser son offre numérique, à la bibliothèque même et en ligne

Acquérir des ressources n’est pas suffisant en soi. Les ressources ne servent à rien si elles ne sont pas connues des usagers, grâce à la signalisation et la valorisation mises en place par les bibliothécaires pour la jeunesse.

Le premier mode de signalement demeure le catalogue de la bibliothèque. Mas celui-ci pose au moins deux questions : comment signaler dans le catalogue des ressources numériques ? On voit là les limites de nos outils qui ne nous permettent pas toujours de signaler les livres numériques –quoiqu’on puisse faire des notices particulières ou préciser dans la notice que la bibliothèque possède une version numérique du document - ou, peut-être de manière plus compliquée encore, les applications pour tablettes.

Catalogue jeunesse de la Brevard County Public Library

Une seconde question porte sur les interfaces même de nos catalogues, rarement adaptées aux besoins des enfants. Des établissements proposent alors une interface de recherche convenant aux plus jeunes. Plusieurs bibliothèques essaient ainsi d’adapter leurs interfaces, comme c’est le cas à Wellington en Nouvelle Zélande qui propose avec Kidscat plusieurs modes de recherches : une exploration thématique, une interrogation via une barre de recherche, le feuilletage au sein de listes préétablies de « best stories » ou de « séries », ou la Brevard Public Library en Floride aux États-Unis, dont l’interface est entièrement pensée pour les plus jeunes. La bibliothèque municipale de Lille présente quant à elle trois modes de recherche différents : une barre de recherche unique, rappelant celle de Google, afin de simplifier l’interrogation de l’interface, une recherche par feuilletage thématique et une recherche par feuilletage alphabétique. Dans le même ordre d’idées, l’International Children Digital Library offre un catalogue avec des fonctionnalités de recherches par tranche d’âge, type d’ouvrage, contenu mais aussi épaisseur ou couleur de la couverture.

Reste que les notices demeurent compliquées à lire pour les plus jeunes. Il convient alors de réfléchir à leur affichage et de mettre en avant les informations recherchées en premier par les enfants : l’image de la couverture, le titre et l’auteur ou la localisation de l’ouvrage dans l’établissement,comme ce fut le cas dans le réseau des bibliothèques de Fresnes, en France.

Mais le catalogue n’est pas le seul moyen de donner accès aux ressources et aux contenus numériques. Les établissements utilisent plusieurs outils, comme les univers Netvibes permettant de présenter des ressources de manière thématique et organisée : la médiathèque intercommunale de Saint-Quentin-sur-Isère s’en sert pour donner accès à une sélection de jeux pour enfants et adolescents régulièrement mise à jour.

Tableau Pinterest de la bibliothèque départementale de Gironde

Plus récemment, on a vu émerger des médias sociaux de partage d’images pour valoriser ces collections via des tableaux virtuels. La médiathèque des Ulis, en France, par exemple les utilise pour montrer ses ressources numériques jeunesse, et celle de la Ville de Mont-Royal, au Québec, une sélection d’applications jeunesse.  

D’un autre côté, il est important de rendre visibles ces ressources dans les espaces, en aménageant des lieux de consultation de liseuses et de tablettes pour favoriser leur appropriation par le public jeune. La MeZZAnine, espace adolescent aux Champs Libres de Rennes propose ainsi, au milieu d’autres univers identifiés, un « salon numérique » avec 4 postes internet et 5 tablettes dont l’objectif principal est de permettre aux ados à la fois de découvrir et de manipuler ces nouveaux supports et d’accéder à internet, jouer, écouter de la musique en utilisant des applications variées. À Anglet, le salon numérique jeunesse propose dans le même esprit consoles de jeu et tablettes pour manipuler les appareils et faire découvrir des applications choisies aux enfants, aucun appareil n’étant cette fois connecté à internet. 

Espace numérique à la MeZZanine de Rennes

Afin de lier ressources numériques et ressources physiques, les bibliothèques peuvent utiliser différents dispositifs comme des « bibliobox » diffusant sur un réseau privé des ressources numériques souvent libres de droit, ou en utilisant des codes QR apposés sur les ressources et qui agissent comme des liens hypertextes vers du contenu en ligne : dans son action Pouce je lis !, un dépôt de livres pour la petite enfance dans les structures de protection maternelle et infantile, la bibliothèque départementale française des Yvelines a apposé de tels codes pour diriger les adultes vers une page web présentant l’opération. Aux Pays-Bas, les bibliothèques  d’Assen et de Hoogeveen ont apposé des codes sur les livres renvoyant vers une vidéo où un jeune décrit le livre et explique pourquoi d’autres enfants devraient le lire. À Pori, en Finlande, la technologie NFC (communication en champ proche) est utilisée pour motiver les enfants à faire des recherches dans les livres et se familiariser avec les bibliothèques. Autant d’exemples qui mettent en valeurs ces ressources en ligne et envisagent la bibliothèque comme un écosystème global où physique et numérique se répondent et se complètent.

Vidéo de présentation des ouvrages accessible viaun code QR à la bibliothèque de Hoogeveen, aux Pays-Bas.


 

 

Notes et références


1. Dispositifs de lecture, mode d’emploi.

2. Application développée chez L’apprimerie.

3. Voir notamment une liste de 30 éditeurs pure players sur le blog personnel de Lorenzo Soccavo.

4. Le collectif des éditeurs numériques jeunesse indépendants (Kenji) regroupe e-Toiles éditions, Goodbye paper éditions, L’apprimerie, La souris qui raconte et webdokids.

5. Le réseau des médiathèques de Valence Agglo, celles de Toulouse, de Baud (Morbihan) proposent un bouquet de magazines spécifiques pour les jeunes via le site lekiosk.com.

6. Voir le billet de Thomas Fourmeux « Quand le bibliothécaire devient applithécaire », BiblioNuméricus, 22 avril 2013.

7. On consultera notamment le complément en ligne de La Revue des livres pour enfant, ou le Bulletin des bibliothèques de France.

8. Par exemple, le groupe « Tablettes en bib ».

 


Pour aller plus loin

Responsable des ressources numériques dans une bibliothèque en banlieue parisienne puis à l’Université de Savoie, Thomas Chaimbault-Petitjean a rejoint en 2006 l’Enssib (École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques). Il a mis en œuvre la bibliothèque numérique de l’Ecole avant d’opérer la refonte de la formation des bibliothécaires d’État, dont il est toujours responsable. Il est également en charge, depuis 2012, du diplôme d’établissement de Cadre opérationnel des bibliothèques et de la documentation, désormais proposé en formation à distance.

Auteur du blog professionnel Vagabondages, il intervient dans des formations, en France et à l’étranger, sur les outils du web 2.0, l’innovation en bibliothèque ou la médiation numérique documentaire.