Le livre marocain pour la jeunesse à Paris

Entretien avec Sarah Rolfo, libraire à l’Institut du monde arabe et collaboratrice régulière à Takam Tikou

Propos recueillis par Hasmig Chahinian
Photographie de Sarah Rolfo

Sarah Rolfo est libraire à l’Institut du Monde arabe, lieu de référence pour les amateurs de livres du Monde arabe. Elle parle des enjeux de la présence du livre marocain pour la jeunesse en France et à l’international.

En fin d'article, elle nous propose la synthèse d'un entretien mené avec Anne de Bardzki, libraire jeunesse à Bruxelles, qui apporte un éclairage supplémentaire à ses propos.

Comment suivez-vous l'actualité marocaine pour la jeunesse ?

Les livres pour la jeunesse publiés au Maroc sont, pour la plupart, distribués en France, en particulier ceux en langue française. Les représentants des distributeurs qui viennent nous voir en librairie pour présenter les nouveautés nous en parlent. En revanche, ceux-ci n’ont souvent pas ou très peu d’informations à nous communiquer sur les parutions en langue arabe. Nous consultons les sites internet des éditeurs marocains pour en savoir plus, mais ils ne sont pas toujours à jour, ce qui ne nous permet pas d’anticiper en préparant nos commandes. Il n’est pas facile de savoir à l’avance ce qui va être publié en arabe.

Les salons français du livre, comme le Salon du livre jeunesse de Montreuil, le Salon du livre de Paris ou Le Maghreb des livres, sont des occasions de rencontrer les éditeurs et de nous procurer les catalogues pour nos commandes. Mais là aussi, il arrive que l’éditeur n’ait pas de catalogue à jour à nous fournir. De manière générale, nous devons faire la démarche d’aller vers les éditeurs marocains pour avoir des informations, car ceux-ci ne font pas de campagne promotionnelle, ils n’envoient pas de communiqués de presse pour nous informer de leurs projets éditoriaux.

Les éditeurs du Maroc sont parfois étonnés de voir que nous n’avons pas leurs nouveautés en vente à la librairie de l’Institut du monde arabe, mais il n’est pas toujours facile d’avoir une vision complète de tout ce qui a été publié par éditeur. Certes, les éditeurs marocains pour la jeunesse ne sont pas nombreux, mais ils font partie d’un ensemble plus vaste de professionnels du Monde arabe que nous devons suivre. Parmi les éditeurs arabes, certains nous informent systématiquement de leurs nouvelles parutions, ce qui facilite notre travail de veille éditoriale. Et ce sont souvent les petits éditeurs qui font le plus d’effort !

Au Maroc, le contact direct avec les éditeurs est plus difficile, moins fluide ; c’est peut-être dû au fait qu’étant distribués en France, ils pensent que le distributeur se charge de tout, alors que ce dernier n’a pas les compétences pour la valorisation des livres en arabe. Ce sont les publications en français ou les livres bilingues français-arabe qui nous sont présentés le plus facilement, puisque le représentant du distributeur maîtrise leurs contenus.

Parfois, ce sont les auteurs eux-mêmes qui viennent nous présenter leurs ouvrages, mais cela reste marginal.

 

Importez-vous des ouvrages directement du Maroc, ou passez-vous vos commandes via le distributeur nécessairement ?

Nous n’importons que rarement directement du Maroc des livres pour la jeunesse, pour des questions de coût. Si nous les commandons en direct, il faut répercuter les frais de transport sur leur prix de vente. Comme le prix de vente en euros est souvent déjà imprimé sur les livres, il est difficile de faire cette démarche d’achat en direct. De plus, nous commandons peu d’exemplaires à chaque fois, ce qui réduit encore l’intérêt d’une commande directe du Maroc. Nous préférons commander quelques exemplaires au distributeur en France et faire un réassort quand le livre se vend, plutôt que de commander en quantité dans le pays et ne pas être certains de pouvoir vendre le stock acheté.

Votre librairie a-t-elle une démarche de valorisation des livres jeunesse marocains ?

Il peut y avoir une mise en avant d’un ouvrage qui a reçu un prix, comme le Prix du Grand Atlas, par exemple, ou parce que nous, libraires, avons eu un coup de cœur pour un titre particulier. Notre rayon jeunesse n’est pas organisé par pays, il est plutôt organisé par genres : albums, contes, etc. Les livres marocains peuvent donc être mis en valeur dans le cadre de nos actions de valorisation générales en librairie, dans le cadre d’une rencontre-signature avec l’auteur, par exemple.

L’outil que nous utilisons dans la promotion des ouvrages jeunesse, pour relayer l’information, est la revue Takam Tikou, à laquelle nous collaborons. Un livre retenu par le comité de lecture Monde arabe fait l’objet d’une notice ; nous envoyons le lien vers cette notice à nos correspondants, qui peuvent lire la présentation de l’ouvrage et décider de l’acquérir ou non. La présence des livres marocains dans cette publication est donc un atout pour leur promotion.

Quelle est la proportion d’ouvrages marocains dans le fonds de votre librairie ?

La production marocaine n’est pas très importante en termes de quantité, il y a peu d’éditeurs et ils produisent un nombre limité de titres par an. Ainsi, à titre d’exemple, en langue arabe nous avons 11 titres d’un éditeur marocain dans notre fonds, alors que nous avons 140 titres d’un éditeur émirien. Certes, l’éditeur émirien a un catalogue plus vaste et une force de frappe promotionnelle plus importante, mais cela donne une idée de la présence des ouvrages marocains dans notre fonds. Il est difficile d’avoir des chiffres plus précis, je dirais que c’est de l’ordre de 5% environ, toutes langues confondues. En revanche, dans notre rayon de livres bilingues, les livres édités au Maroc occupent une place importante.

Quels sont les profils des acheteurs de livres marocains ?

Nous avons des clients, des particuliers, qui veulent transmettre des éléments culturels marocains à leurs enfants. Ils cherchent des livres sur le Maroc, ou des contes traditionnels, pas nécessairement en arabe. Souvent ces familles préfèrent d’ailleurs les ouvrages bilingues, car elles ne maîtrisent pas nécessairement l’arabe littéraire, et le texte en français les aide à accéder au contenu de l’ouvrage. Elles cherchent également des recueils de comptines en arabe dialectal marocain et nous n’avons malheureusement pas grand-chose à leur proposer dans ce domaine. Il y a très peu de recueils de comptines marocaines disponibles.

En ce qui concerne les personnes ou les écoles de langues qui cherchent des ouvrages pour transmettre la langue arabe, le choix se porte plus facilement sur les publications libanaises, émiriennes, égyptiennes… La qualité de l’édition n’est pas la même, les illustrations sont différentes, le résultat est plus abouti. Les amateurs d’ouvrages en arabe privilégient donc d’autres éditions que les marocaines.

Nous avons peu de demandes de livres en arabe dialectal marocain ou en berbère de la part des particuliers. Ce sont plutôt les collectivités, les bibliothèques publiques ou les associations qui sont intéressées par ces ouvrages. Elles répondent peut-être à une demande, ou ont le souci de représenter l’ensemble des langues en présence au Maroc. Quoi qu’il en soit, nous n’avons pas suffisamment d’ouvrages de qualité en langue berbère à leur proposer.

Les familles n’ont pas cette démarche d’aller vers le dialectal ou vers le berbère. Elles ne semblent pas avoir une idée de ce qu’elles pourraient faire avec des publications dans ces langues. La seule demande des familles en arabe dialectal concerne, comme je le disais plus haut, les comptines.

Répondez-vous à des demandes qui viennent de l’étranger ?

Nous avons un public, qui se déplace à la librairie, composé de personnes qui viennent des pays arabes et qui ne trouvent pas facilement de livres en arabe dans leurs pays. A titre d’exemple, il peut être difficile en Algérie d’avoir accès aux livres publiés au Liban. Il y a également des touristes qui viennent visiter les lieux et qui s’intéressent aux ouvrages qui traitent du Monde arabe. Par ailleurs, des collectivités nous adressent des commandes, soit directement, soit à travers une librairie locale. Ainsi, nous avons des demandes qui viennent de Suisse, de Belgique, des États-Unis, du Canada. Nous sommes considérés comme une librairie de référence sur le Monde arabe, et nous pouvons proposer des ouvrages qu’il n’est pas facile de se procurer dans tous les pays. Il n’y a pas tellement de lieux où on peut trouver une offre construite et variée d’ouvrages du Monde arabe.

Quelle est la réaction de votre clientèle face à votre offre d’ouvrages marocains ?

Souvent, nos clients sont assez déçus qu’on ait si peu de choses du Maghreb. L’offre marocaine est plus variée que celle de la Tunisie, par exemple, mais nous avons plus d’ouvrages qui viennent du Moyen-Orient, du Liban, d’Égypte, des Émirats arabes unis, que du Maghreb. Certes, les centres traditionnels de l’édition du Monde arabe, comme le Liban et l’Égypte, ont une longue histoire sur laquelle s’appuyer, et jouissent du prestige d’être les pionniers en la matière. Cette différence tient également au fait qu’il y a moins d’éditeurs jeunesse au Maroc qu’au Liban, par exemple, mais aussi au fait que l’offre marocaine est moins développée, qu’il y a peut-être moins de moyens de la faire rayonner à l’international. Les éditions émiriennes, par exemple, se dotent de moyens pour assurer une présence forte à l’international, mais les éditeurs marocains, surtout ceux qui ne font que de la jeunesse, n’ont peut-être pas accès aux mêmes ressources.

Qu’est-ce qui vous aiderait, en tant que libraire, à promouvoir la littérature de jeunesse marocaine ?

Une question se pose, quand on étudie la production pour la jeunesse marocaine et qu’on la place dans le contexte de l’édition arabe ou internationale : il s’agit de la qualité éditoriale des ouvrages. Le style des illustrations, l’attention portée au texte et à sa correction, la qualité du papier choisi, la finition de la publication, bref le travail éditorial dans son ensemble, n’est parfois pas abouti. Les livres marocains entrent en concurrence avec des ouvrages graphiquement plus novateurs, avec un travail soigné de mise en pages, des textes parfaitement achevés… Ces ouvrages, fruits d’une démarche éditoriale assumée et réfléchie, sont nettement plus attrayants que certains titres marocains, qui souffrent de cette comparaison. Ainsi, en librairie, une couverture qui n’est pas attrayante ne va pas contribuer à faire vendre le livre, surtout s’il est mis à côté d’autres ouvrages plus aboutis.

La question que les clients posent aussi, parfois, concerne le choix des auteurs ou des illustrateurs. Ils veulent des livres typiquement marocains, et ils ne comprennent pas le choix de l’éditeur de publier des auteurs ou des illustrateurs qui ne sont ni Marocains ni Arabes. Cela freine parfois l’achat.

Des auteurs et illustrateurs égyptiens, syriens, jordaniens, tunisiens, émiriens sont édités dans différents pays de la région, et non seulement dans leur pays d’origine, mais cela ne semble pas être le cas des Marocains. Comment expliquer un tel manque de visibilité de ces créateurs dans la production arabe ?

Ceci étant dit, il faudrait surtout avoir un vrai dialogue avec les éditeurs jeunesse, être informés en amont de leurs projets et de leurs nouveautés, élaborer ensemble des propositions d’animations…

L’outil que nous utilisons dans la promotion des ouvrages jeunesse, pour relayer l’information, est la revue Takam Tikou, à laquelle nous collaborons. Un livre retenu par le comité de lecture Monde arabe fait l’objet d’une notice ; nous envoyons le lien vers cette notice à nos correspondants, qui peuvent lire la présentation de l’ouvrage et décider de l’acquérir ou non. La présence des livres marocains dans cette publication est donc un atout pour leur promotion.

Il y a une réelle demande d’ouvrages marocains pour la jeunesse. Il ne faudrait pas grand-chose pour que ces publications gagnent en qualité et en visibilité…

 

 










Sarah Rolfo a, de son côté, interviewé Anne de Bardzki, libraire jeunesse à la librairie Tropismes de Bruxelles. Elle nous propose ici une synthèse de cet entretien, qui apporte un éclairage sur la place du livre jeunesse marocain à Bruxelles.

« Nos clients sont plutôt des collectivités. Bien que situés au cœur de Bruxelles, nous ne sommes pas une librairie familiale, mais plutôt une librairie de passage et une librairie de spécialistes.  Les familles se rendent en général à la bibliothèque.

Nos clients recherchent souvent des livres en langue arabe classique. Nous n’avons pas de demande de livres en langue berbère, ni de livres en arabe dialectal, mais peut-être par méconnaissance de la problématique des langues dans les pays arabes plus que par réel choix.

Nos clients sont plutôt intéressés par des albums petite enfance, des imagiers, des livres que les mamans peuvent lire à leurs enfants. Il y a peu de demandes de livres en lecture autonome. On nous demande des albums qui se focalisent sur la vie quotidienne des enfants ou des contes traditionnels pour maternelles et primaires. Les livres bilingues sont appréciés, car ils peuvent faire l’objet d’un travail ou d’une lecture en deux langues. Nos clients préfèrent des albums qui mettent en scène des personnages traditionnels, ou sur la vie quotidienne au Maroc, des albums de découverte du pays.

En ce qui concerne la qualité de fabrication des ouvrages publiés au Maroc, on note une grande différence par rapport aux ouvrages publiés en Belgique à quelques exceptions près. C’est ce qui explique qu’il nous est difficile de les présenter en table et que nous les commandons plutôt à la demande ou pour répondre à une demande spécifique. Il est important qu’un album jeunesse soit séduisant et ce n’est pas toujours le cas. Par ailleurs, il y a peu de nouveautés.

Pour nous, ces ouvrages ne sont pas facilement accessibles pour pouvoir les commander et manquent de visibilité et de promotion. »

Entretien téléphonique avec Sarah Rolfo le 16/02/2017

Pour aller plus loin

Diplômée de Langues et littératures orientales, Sarah Rolfo effectue un premier long séjour en Syrie pour perfectionner sa connaissance de l’arabe. De retour en Europe, elle enseigne l’arabe en Belgique mais l’envie de retourner au Moyen-Orient la pousse à compléter sa formation par un diplôme de français langue étrangère et à repartir enseigner le français et la traduction à Damas. En 2010, elle rejoint l’équipe de la librairie de l’Institut du monde arabe où elle se consacre à la promotion du livre en langue arabe et en particulier de l’édition jeunesse, très riche et dynamique aujourd’hui. Elle est principalement en charge des collectivités, en France et à l’étranger, qui souhaitent constituer ou enrichir un fonds en langue arabe. Elle collabore aussi au Comité de lecture Monde arabe de la revue Takam Tikou. Elle est également traductrice et publie parfois dans la rubrique « Bonnes feuilles » de Qantara, le magazine des cultures arabes et méditerranéennes de l’IMA. Elle a traduit de l’arabe Histoires de départ, rêves de retour de Sadek Abou Hamed (L’Harmattan, 2009) et Barques de montagne de Wajdi al-Ahdal (Ed. Bachari, 2011).

  • Site internet de l’Institut du monde arabe : www.imarabe.org [Consulté le 6 mars 2017]

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