Conakry, capitale mondiale du livre… africain pour la jeunesse : un temps exceptionnel en novembre 2017

Par Marie-Paule Huet, éditions Ganndal, et Saliou Bah, Association des Auteurs de littérature de jeunesse de Guinée
portrait photo de Marie-Paule Huet et Saliou Bah

Un colloque sur la littérature africaine de jeunesse, un salon international du livre pour enfants, des expositions, des ateliers... : des moments forts de réflexion, de partage, de découvertes tant pour les professionnels que pour le grand public.

Novembre 2017 : les éditions guinéennes Ganndal – en partenariat avec le Centre culturel franco-guinéen et avec le soutien financier de l’Organisation Internationale de la Francophonie, de l’Institut français, des ambassades d’Allemagne et des États-Unis – proposent plusieurs événements centrés sur la littérature de jeunesse dans le cadre de « Conakry Capitale Mondiale du Livre » : un colloque sur la littérature africaine de jeunesse, un salon international du livre et des expositions au Centre culturel franco-guinéen, et, dans d’autres lieux, un atelier et un colloque sur les livres en langues nationales ainsi que des ateliers d’écriture et d'illustration. Ces actions s’adressaient aux professionnels du livre – auteurs, éditeurs, libraires, bibliothécaires, associations œuvrant dans la médiation du livre – mais aussi au grand public, aux enseignants, aux parents, aux élèves …

Pourquoi ces événements autour du livre africain pour la jeunesse ?

Si depuis les années 1990 la littérature de jeunesse est l’un des axes prioritaires de Ganndal, reconnu à la Foire de Bologne comme meilleur éditeur africain pour la jeunesse en 2017, le livre pour enfants est paradoxalement très mal connu en Guinée. On trouve dans les librairies très peu d’ouvrages édités en Afrique, de même que dans les très rares bibliothèques scolaires et publiques. Et bien que des actions comme  les « défis lecture » rencontrent un réel succès auprès des jeunes et des enseignants, elles ne reçoivent qu’un appui théorique de la part des autorités compétentes, qui n’incitent pas, par des moyens financiers, ni à la création, ni à la lecture d’aucune manière que ce soit. Il fallait donc tirer parti de « Conakry Capitale mondiale du livre » pour organiser un temps fort autour du livre africain pour la jeunesse, d’autant plus que 2017 était aussi l’année du vingt-cinquième anniversaire de Ganndal.

En novembre dernier, les éditions Ganndal ont organisé un ensemble d’événements avec un double objectif. D’une part, faire connaître et fairelire les livres africains, avec l’exposition de la BnF-CNLJ « Le livre de jeunesse, un art africain » et à quelques mètres de là, un Salon du livre présentant les productions de 15 éditeurs de 10 pays africains1. Par ailleurs, deux expositions ouvraient à des créations pour la jeunesse française (« Moi et les autres » réalisée par les éditions L’Ecole des loisirs) et allemande (« Illustration contemporaine du livre d’images en Allemagne »).

D’autre part, l’objectif était de réfléchir à la production de livres pour la jeunesse. Les éditeurs ont été associés à divers ateliers. La plupart publie en français mais aussi dans les langues nationales - car la langue française est difficile à maîtriser par les enfants dont c’est la langue seconde. Ils ont pu apporter leur expérience de la création éditoriale et participer à un atelier sur l’édition numérique en langues africaines (lire les Conclusions et propositions) animé par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants (20-23 novembre), puis à un colloque « Les défis de la promotion et de la distribution des livres en langues africaines» (27-28 novembre).

Enfin, les différents acteurs du livre de jeunesse se sont retrouvés dans un colloque sur la littérature de jeunesse africaine qui posait les questions de la création, des supports de publication, de la circulation des livres, de l’édition numérique, de l’accès et la médiation… Ce colloque a donc pu bénéficier de l’expertise exceptionnelle des éditeurs africains, d’auteurs de renom et de la présence de Viviana Quiñones de la BnF – Centre national de la littérature pour la jeunesse. Après sa présentation générale de la littérature africaine pour la jeunesse, voici quelques-uns des constats, des réflexions, des idées du colloque, dont on peut lire en ligne les Actes.

La création

Saliou Bah, président de l’Association des Auteurs de littérature de Jeunesse de Guinée, a bien posé le problème : cette littérature est exigeante et elle doit être de qualité, si bien qu’un bon livre pour les jeunes peut être lu avec plaisir par tous…  Kidi Bebey, auteur, a mis l’accent sur le nécessaire respect de l’enfant, sur la prise en compte de son point de vue, de ses émotions, de sa psychologie, de son niveau de langage particulièrement délicat àaborder dans des pays où le français est une langue seconde. Il y a eu débat : l’auteur doit-il adopter la langue de l’enfant ou bien employer une langue moins « typée » ? En tout cas, il faudrait écrire sans enfantillage, sans mièvrerie, sans vouloir à tout prix être pédagogique et transmettre un message… Le rôle de l’éditeur sur ce point (comme sur d’autres) est primordial.

Ainsi, les éditrices Béatrice Gbado (Ruisseaux d’Afrique, Bénin) et Agnès Gyr-Ukunda (Bakamé, Rwanda) ont montré que derrière un livre de jeunesse il y a un engagement total de l’éditeur. B. Gbado s’est exprimé sur l’ancrage de sa maison d’édition dans la culture africaine, tant au niveau des thèmes (initiation, contes) que dans celui de l’illustration - utilisant des techniques traditionnelles comme les appliqués sur tissu du Bénin, la peinture sous verre du Sénégal mais aussi avec des peintures aux tendances actuelles. Agnès Gyr, de son côté, n’hésite pas à éditer de très beaux albums en kinyarwanda, la langue que tous partagent dans son pays, qui véhicule mieux la culture qu’une langue d’emprunt, serait-elle aussi « universelle »que le français. Chez les deux éditrices, la même exigence de qualité, aucune démagogie dans les choix.

L’atelier animé par l’illustrateur allemand Atak avec des étudiants de l’Institut supérieur des arts de Guinée était une réponse concrète à cette exigence. L’illustration d’un livre pour enfant est un art à part entière dont le grand public a pu apprécier la diversité dans les quatre expositions présentées. Pour ce qui est de la création de textes, il n’a pas fallu moins de cinq ateliers - animés par les écrivains Kidi Bebey, Wilfried N’Sondé et Yves Pinguilly -  pour répondre aux demandes des futurs auteurs, tant le désir d’écrire est fort, et tant les jeunes ont des choses à dire. À noter, la réflexion d’un des participants qui avait l’intention de déposer un manuscrit chez un éditeur : « Maintenant que j’ai fait cet atelier, je comprends que j’ai des choses à améliorer. Je le porterai plus tard. »

La circulation des livres

Ganndal fêtait donc ses 25 ans cette année, entouré des amis de la première heure et des éditeurs souvent partenaires au sein de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, d’Afrilivres, ou dans le cadre de projets éditoriaux comme les collections Serin ou Libellule. Ces maisons ont grandi, elles ont aujourd’hui 10 ans, 20 ans, 25 ans… et se heurtent à peu près aux mêmes difficultés par rapport à la distribution et à la circulation des livres en Afrique. Pour une fois, on n’a pas incriminé les seuls transports... Éditeurs et libraires, au cours d’une table ronde animée par Aliou Sow, fondateur et directeur général de Ganndal, ont bien voulu admettre que la confiance n’est pas absolue entre éditeurs et libraires. La plupart des éditeurs démarchent eux-mêmes les libraires de leur pays, faisant des dépôts - mais trop de proximité peut nuire, particulièrement au moment où il faut rendre compte des ventes… Alors les éditeurs vendent souvent eux-mêmes leurs ouvrages…  Dans certains cas, ils se diffusent entre eux au gré des rencontres, laissant un petit stock de livres dans le pays qu’ils visitent. Les libraires, de leur côté, se plaignent de ne pas être assez informés des nouveautés, justifiant ainsi l’absence de livres africains dans leur rayons. Ce serait bien d’avoir des catalogues à jour, une bonne communication des éditeurs et aussi, un référencement des ouvrages, du type d’Electre2 en France… La représentante de L’Oiseau indigo-Bookwitty a pointé le manque de cadre légal pour la commercialisation ; ce distributeur cherche à installer à Abidjan une plateforme de distribution Sud-Nord et Sud-Sud.

Une autre réponse proposée par les éditeurs à cette difficulté de la diffusion : l’édition numérique.

L’édition numérique

Il était important de faire un focus sur l’édition numérique : peut-elle être une manière de mieux faire connaître la littérature de jeunesse, vu le développement rapide de la téléphonie mobile et de l’accès à Internet ? Les éditeurs africains francophones avancent dans cette direction, bien que prudemment, surtout dans l’édition jeunesse. Pourtant, tous conviennent que le développement des téléphones mobiles et un meilleur accès à internet sont une opportunité à saisir pour développer le livre numérique… Ganndal a commencé par un partenariat avec le donateur de livres numériques Worldreader, pour l’édition électronique d’une douzaine de titres, mais ne connaît pas encore de retombées3 – il faut signaler que cette ONG commence juste à prospecter le monde francophone, alors qu’elle travaille depuis 2010 dans les pays anglophones4.  Au Togo, Ago Média s’est lancé dans le format e-pub enrichi pour une collection « superhéros africains »mais est encore à la recherche d’une bonne plateforme pour la commercialisation5 ; l’éditeur Gashingo, au Niger, a connu l’expérience passionnante des livres scolaires numérisés pré-chargés dans des tablettes dans le cadre des projets de la Fondation Orange ou d’Aide et Action. Cette expérience très stimulante pour l’éditeur est restée sans suite. Celui-ci continue cependant à numériser des livres en vue d’une mise en ligne ultérieure.  Wakatoon (Bénin-France) propose une application faisant interagir le support papier avec le smartphone ou la tablette, avec un assez bon succès commercial.

Ce qui ressort pour les éditeurs, c’est probablement le manque de visibilité des plateformes pour la jeunesse. Faut-il s’orienter vers les sites agrégateurs d’éditeurs, les plateformes africaines de distribution, la distribution européenne ou les bibliothèques numériques ? L’Alliance internationale des éditeurs indépendants a apporté des réponses pratiques en partageant les informations précieuses de son « laboratoire numérique » par rapport aux modes d’achat de livres numériques : par exemple, le paiement par carte reste encore un obstacle notoire que les paiements téléphoniques contournent déjà dans plusieurs pays au monde…

En parallèle au colloque, les jeunes d’un club littéraire proposaient une initiation àla lecture sur support numérique.

Comment les enfants accèdent-ils aux livres ?

Les ventes traditionnelles en librairie restent donc à développer, les ventes de livres numériques sont encore à mettre en place. Et la lecture en bibliothèque ? L’intervention de Viviana Quiñones a montré les bénéfices que le numérique ajoute aux bibliothèques, et a mis en lumière des initiatives innovantes dans des bibliothèques africaines, alors que les bibliothèques guinéennes ont pratiquement perdu leur souffle avec l’arrêt des projets de coopération en faveur de la lecture. « Notre métier est méprisé », déplore un bibliothécaire ; « il n’y a plus d’achat de livres », se plaint un autre, « on en est réduit à accepter les dons alors qu’on sait à quel point ils sont peu adaptés aux besoins ». À ce titre, les interventions de l’Alliance des éditeurs indépendants et de Marie-Michèle Razafintsalama (éditions Jeunes Malgaches) sur l’impact économique des dons de livres sur l’économie du livre étaient édifiantes. Mais ceci n’a pas empêché « Conakry Capitale Mondiale du Livre 2017 » de recevoir des containers remplis de livres pour être donnés à la trentaine de points lecture qui auront été construits dans différents quartiers de Conakry au cours de l’année... Lorsque l’on visite ces points lecture, les responsables sont fiers de vous montrer à quel point les donateurs ont été généreux, et on voit sur les rayons 90 % de livres français. On rejoint totalement V. Quiñones qui, dans sa présentation de la littérature de jeunesse africaine, défendait un équilibre entre les livres issus de la propre culture des enfants et les livres étrangers, qui ne doivent pas prédominer dans une bibliothèque…

Reste à encourager les actions en faveur de la lecture qui rejoignent le militantisme : « défis lecture » dans les écoles en Guinée,  le concept « silence, on lit » mentionné par Kidi Bebey (10-15 minutes de lecture libre silencieuse quotidienne à l’école),  les animations lecture réalisées par les éditions Jeunes Malgaches avec des associations et enfin, le cas frappant du Rwanda où l’État soutientsystématiquement l’édition par l’achat de livres pour les écoles, le financement de salons ou de journées consacrées au livre jeunesse. Quand un État développe une politique du livre cohérente, les livres finissent par toucher leur public !

Quel bilan ?

Ce qui ressort de ces quelques journées, c’est la qualité et la sincérité de la réflexion sur l’action des divers métiers du livre pour la jeunesse. Ce sont aussi les progrès considérables réalisés dans l’édition africaine pour jeunes depuis 25 ans ; le dynamisme pugnace de ces maisons d’édition qui prennent de la maturité, et leur enthousiasme toujours aussi juvénile.

On en a oublié la grève qui a bloqué les établissements scolaires pendant la semaine,  privant le salon de son public naturel. Mais on a pu apprécier à sa juste valeur l’engagement des jeunes associations qui sont allés chercher les enfants de leurs quartiers où dans des établissements éloignés pour qu’ils ne passent pas totalement à côté des trésors qui leur étaient proposés. Apprécié aussi l’émerveillement des visiteurs du Salon et des expositions, face à des productions africaines qu’ils n’ont presque jamais l’occasion de voir. On ne peut que se réjouir de toutes ces rencontres heureuses !


Notes et références

1 Bénin (Ruisseaux d’Afrique), Cameroun (Proximité), Côte-d'Ivoire (Édilis, Les Classiques ivoiriens), Guinée (Ganndal, L’Harmattan Guinée, SAEC), Madagascar (Jeunes Malgaches), Mali (Cauris, Donniya), Niger (Gashingo), Rwanda (Bakame), Sénégal (Nara éditions), Togo (Graines de pensées, Ago média). Était également présent l’éditeur franco-béninois Wakatoon.

2 Electre est une base de données bibliographiques qui  a vocation à recenser tous les livres édités en France.

3 Cette ONG propose à des institutions (écoles, bibliothèques…) la mise à disposition à titre onéreux ou gracieux des titres de son catalogue – des titres (d’éditeurs divers) que Worldreader a numérisés avec l’accord des éditeurs. Dans le cadre de son partenariat avec Amazon, Worldreader a obtenu que les éditeurs puissent vendre ces livres numériques sur cette plateforme.  Sept mois après la mise en ligne des livres, il est difficile pour Ganndal de se faire une idée précise de la rentabilité de l’opération. Ce dispositif présente l’avantage que les livres numérisés - au format e-pub et mobi - restent la propriété de l’éditeur qui peut les vendre directement, les céder à des bibliothèques numériques, les confier à un diffuseur en ligne, etc.


Pour aller plus loin

Documents issus des diverses rencontres et ateliers de novembre 2017 à Conakry :

Actes du colloque "La littérature de jeunesse en Afrique"

Conclusions et propositions formulées par les éditeurs d’Afrique francophone à l’issue de l’atelier « Outils numériques et langues africaines » organisé par l’Alliance internationale des éditeurs indépendants -

Actes du colloque « Les défis de la promotion et de la distribution des livres en langues africaines »

Saliou Bah

Alpha Mamadou Saliou Bah, né en Guinée en 1964, est auteur pour la jeunesse : il a publié textes de fiction et documentaires dans le journal Planète enfants, ainsi que deux premières lectures et deux albums aux éditions Ganndal (Guinée). Depuis 2007 il est président de l’Association des auteurs de littérature de jeunesse en Guinée, qui a participé à l’organisation du Colloque sur la littérature africaine de jeunesse à Conakry en novembre 2017. Bibliothécaire à la médiathèque du Centre Culturel Franco-Guineen à Conakry, il propose des animations aux jeunes et participe activement à la réalisation des défis lecture organisés par les éditions Ganndal à Conakry depuis 2015.

Allocution de Saliou Bah lors du Colloque sur la littérature africaine de jeunesse, Conakry, novembre 2017.

Livres pour enfants de Saliou Bah :

Lam l’enfant battu. ill. Mohamed Lamine Kaba. Conakry : Lomé : Abidjan : Ganndal : Graines

de pensées : Éburnie, 2007.

Penda la sorcière. Ill. Aïcha Condé. Conakry : Bamako : Ganndal : Asselar, 2008

Le Voyage de papa. Ill. Irina Condé. Conakry : Ganndal, 2013.

Bobo a peur du chien. Ill. Irina Condé. Conakry : Ganndal, 2017.

 

Marie-Paule Huet

Dans le livre depuis plus de trente ans, passionnée par l'Afrique (Diplôme d’Études Approfondies sur les contes africains), Marie-Paule Huet a participé en tant qu'assistante technique au développement du Projet franco-guinéen d'appui à la lecture et à l'édition en Guinée (2001-2007). Elle est revenue à Conakry en 2012 pour travailler comme directrice littéraire pour les éditions Ganndal.

Spécialiste de littérature de jeunesse, enseignante, animatrice culturelle et longtemps bibliothécaire, elle croit fermement que pour développer l'édition pour la jeunesse et accompagner les auteurs, il faut aussi pratiquer la lecture avec les enfants, « jouer, en quelque sorte, les équilibristes entre les deux bouts de la chaine du livre."