"Ma grand-mère paternelle cuisinait les haricots rouges comme personne..."

Par Joëlle Ecormier, auteure
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Ma grand-mère paternelle cuisinait les haricots rouges comme personne et hachait à la main le chou vert avec une extrême finesse. Les chats étaient invités à sa table et un fond de boîte en carton de vache qui rit servait de couvercle au broc d’eau toujours plein. Lorsque ma grand-mère riait, la bouche pincée sur ses éclats de vie, sa poitrine se soulevait comme une double montagne vivante.

 

Mais ma grand-mère, c’est surtout la personne qui m’a fait prendre conscience subitement, comme lorsqu’on apprend un jour que la lune n’est pas minuscule mais seulement très loin, que les mots qui composent la langue peuvent se combiner pour dire très précisément les choses que l’on ressent. Un simple citron a suffi à sa démonstration. Comme je la voyais en couper un, je lui expliquai avec mes mots limités d’enfant que la vue du citron provoquait une grande montée de salive dans ma bouche qui me donnait une furieuse envie de le manger. Ses deux énormes montagnes vivantes se soulevèrent sans bruit et je crus que j’avais dit une sottise. Elle m’expliqua que dans ces cas-là, on disait simplement « qu’on en a l’eau à la bouche ». Je ne crois pas que ma grand-mère ait atteint le certificat d’étude et je ne me souviens pas l’avoir entendue parler autrement qu’en créole. Mais voilà son héritage. Je suis loin d’avoir fini de le dépenser.

 

Depuis ce coup du citron, je crois que je confonds toujours l’eau et les mots à la bouche. Parce que, lisant ou écrivant, il s’agit de la même montée d’eau, la même envie de mordre dans cette langue, d’accommoder les mots comme des haricots rouges, si possible comme personne, pour apaiser la faim et, surtout, pour tenter désespérément qu’ils apprivoisent puis sortent au grand jour ce qui se terre tout au fond, ces choses qui tremblent – mais de quoi ? – et qu’on ne se résigne pas à laisser sans voix.