Une lueur d'espoir en enfer

Des éditeurs viennent au secours des enfants dans les zones de conflits avec des livres

Par Bodour Al Qasimi Traduit par Caroline Rives
Photographie de la Sheikha Bodour al Qasimi

Les éditeurs ont-ils un rôle à jouer dans l’accès aux livres et à la lecture des enfants vivant dans des zones de conflit, ou pris dans les flux migratoires ? N’est-ce pas plutôt l’apanage des bibliothèques et des organismes de promotion de la lecture ? La Sheikha Bodour al Qasimi, fondatrice de la maison d’édition Kalimat et de la section émirienne d’IBBY, et membre du comité exécutif de l’International Publishers Association, est catégorique : les éditeurs doivent s’engager concrètement en faveur de la littératie1, notamment auprès des populations qui en ont le plus besoin. Elle nous livre ici un appel personnel et militant.

Rien ne me fait plus chaud au cœur que de voir des enfants plongés dans un livre qui enrichit leur imaginaire et qui nourrit leurs âmes, que de voir leurs jeunes visages s'illuminer quand ils tournent les pages, impatients d'en savoir plus.

C'est parce que j'ai moi-même trois jeunes enfants, mais c'est aussi parce que je suis profondément convaincue que la littératie, l'éducation et la chose écrite ont le pouvoir d'embellir et d'illuminer nos vies. Et c'est en raison de cette certitude que je conduis et que je soutiens de nombreux programmes et de multiples initiatives en faveur de la lecture, chez moi, à Sharjah (Émirats Arabes Unis), et à l'étranger, en particulier dans les zones de conflit.

C'est la simple compassion humaine pour des innocents pris dans des feux croisés – en particulier les enfants – qui m’incite, en tant qu'éditrice, à agir. Ces enfants ne sont pas seulement spoliés de leur sécurité et de leur équilibre, on leur dénie aussi leur droit humain élémentaire à la littératie.

Il s'agit là d'une tragédie (parmi tant d'autres), parce que l'élévation des taux de littératie augmente les chances des enfants de réussir et de s’accomplir. L'Enquête sur la littératie et les compétences des adultes menée par l'OCDE2  démontre que la littératie a un impact positif significatif sur le revenu d'un individu, sur ses perspectives d'emploi, sur sa santé physique et psychologique et sur sa capacité à interagir socialement. La littératie est le fondement des rêves et des désirs ; elle peut tracer le chemin qui mène hors de la pauvreté et faire briller une lumière dans un tunnel obscur qui semblait sans fin.

Donc comment nous, en tant qu’éditeurs, pouvons-nous contribuer à faire progresser la littératie, surtout dans des pays déchirés par la guerre, où les besoins élémentaires de l'existence sont rendus inaccessibles ? C'est simple – en décidant de le faire.

Voici quelques statistiques à méditer. Des chiffres récents fournis par les Nations Unies montrent, qu'à travers le monde, au moins 59 millions d'enfants entre six et onze ans ne vont pas à l'école. Parmi eux, plus de la moitié vivent dans des pays touchés par des conflits. Ils sont privés des apprentissages qui permettent de développer les compétences cruciales de la littératie.

Plus de deux millions d'enfants sont hors des écoles en Syrie, et 700 000 vivent dans des camps de réfugiés en Turquie, au Liban, en Jordanie, en Irak et en Égypte. Selon les études menées par la Banque Mondiale, les enfants qui vivent dans des pays instables et touchés par des conflits risquent trois fois plus d'abandonner l'école définitivement. Sans surprise, ce sont les pays où un conflit empêche les enfants de fréquenter l'école qui ont le plus faible taux de littératie au monde.

J'ai visité beaucoup de pays du Monde Arabe touchés par des conflits. J'ai été profondément touchée par le désir et la détermination des enfants à poursuivre des activités normales dans des circonstances extrêmes et inhabituelles. Mais la réponse de la communauté internationale à l'impact de la guerre sur l'éducation et la littératie s'est révélée totalement inadéquate ; pratiquement aucune aide n'est apportée  pour traiter le problème. Selon le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), l'aide à l'éducation ne représente que 4% des crédits humanitaires pour la Syrie, malgré l'ampleur qu'y revêt la crise éducative. Je suis persuadée qu'il s'agit là d'une politique dangereusement à courte vue.

Mais la responsabilité du traitement de ce problème ne doit pas incomber aux seuls pays touchés par les conflits, ou aux donateurs internationaux ; ils doivent être soutenus par le secteur privé, par les organismes à but non lucratif et par les autres parties prenantes. Et c'est ici que nous, la communauté des éditeurs, nous intervenons.

Nous devons faire plus pour contribuer à entretenir un sentiment de normalité chez les enfants pris dans des conflits, tout en faisant en sorte qu'ils puissent acquérir les compétences fondamentales de la littératie. Nous avons le devoir de ne pas les abandonner, car nous représentons peut-être leur meilleur espoir.

En 2012, nous avons décidé d'essayer de remédier au manque d'aide à l'éducation et à la littératie dans les pays en guerre en créant un fonds en partenariat entre le gouvernement de Sharjah et l'International Board on Books for Young People (IBBY). Le Sharjah/IBBY Fund for Children in Crisis, d'un montant de 10 millions de dollars, accorde des bourses à des projets en Asie centrale et en Afrique du Nord au bénéfice d'enfants dont la vie a été bouleversée par la guerre, les troubles civils ou les catastrophes naturelles.

Le Fonds promeut la lecture comme outil de soutien psycho-social et aide à construire la littératie des enfants en soutenant des formations à l'utilisation thérapeutique des livres et du conte, par des programmes de bibliothérapie pour des enfants confrontés à l'hospitalisation, à la pauvreté et au déplacement, par exemple. Le fonds aide aussi à la constitution et à l'enrichissement de collections de livres.

Sa stratégie est d’écouter et d’apprendre ; le fonds repère les situations d'urgence non encore traitées, grâce à un appel annuel à propositions pour choisir les projets pour lesquels notre soutien peut représenter un « plus » significatif. Je suis fermement convaincue qu'en donnant aux enfants une chance de lire et d'investir leur imaginaire, on contribue de façon efficace à ensoleiller leur présent et à leur offrir des perspectives d'avenir plus heureuses.

À ce jour, le Sharjah/IBBY Fund a financé des projets en Afghanistan, en Iran, au Liban, au Pakistan, en Palestine et en Tunisie. Il a soutenu la section nationale palestinienne d’IBBY dans  la rénovation de bibliothèques communautaires et la reconstitution des collections de littérature de jeunesse. Une fois remises à neuf, ces bibliothèques ont aussi servi de centres communautaires et ont organisé des activités diversifiées en direction des jeunes pour promouvoir la lecture et les thérapies communautaires.

En 2013, le Fonds a choisi de soutenir la section nationale afghane d’IBBY. Il a lancé un projet de bibliothèque itinérante pour aider à l'acquisition de compétences en lecture en dehors du système éducatif officiel, dans des orphelinats, dans des camps de personnes déplacées ou dans des écoles informelles. D'ores et déjà, le programme a fourni à plus de 3000 enfants démunis un accès à des supports de lecture et à un soutien psychosocial grâce à des séances où on raconte des contes en groupe.

En 2014, l'accent a été mis sur l'aide à la section nationale tunisienne d’IBBY pour la réalisation de son programme de « Boîtes à livres ». Cette initiative vise à développer du matériel de lecture pour les enfants malvoyants ou handicapés, en les aidant à s'intégrer socialement et en formant les parents à soutenir la lecture précoce.

Tout cela a été rendu possible grâce à des partenariats collaboratifs entre les secteurs public, privé et non-lucratif. En unissant nos forces, nous sommes à même de faire la différence et de favoriser l’émergence des lecteurs de demain, y compris dans les zones de conflit.

Wally de Doncker, le président de l'International Board on Books for Young People a dit : « Le Sharjah/IBBY Fund  vise à développer l'amour de la lecture chez les enfants, pour qu'ils restent des lecteurs tout au long de leur vie, et à garantir l'accès des enfants aux livres. IBBY considère qu'il s'agit là d'un droit fondamental et de la condition nécessaire pour que chaque enfant soit maître de son destin. C'est en cela que réside l'importance du Sharjah/IBBY Fund. Il a pour objectif  de venir en soutien aux enfants dont les vies ont été bouleversées par la guerre, les désordres civils ou les catastrophes naturelles, en réalisant des projets en relation avec la lecture. C'est une initiative merveilleuse. »

Par la magie des mots et des histoires, nous pouvons restituer leur autonomie aux enfants qui en ont été privés, nous pouvons nourrir leurs jeunes esprits et leur offrir des raisons d'espérer. Les éditeurs peuvent protéger les enfants des bombes et des balles grâce aux livres et à la promesse d'un avenir meilleur.

L'auteur britannique Phillip Pullman a dit un jour : « Les enfants ont autant besoin d'art et d'histoires,et de poèmes et de musique, que d'amour et de nourriture, et d'air pur et de jeux. »

Nous avons le devoir de faire en sorte que la littératie des enfants dans les zones de conflit ne soit pas oubliée. C'est une des raisons pour lesquelles j'ai créé, le 23 avril, Journée mondiale du livre et du droit d'auteur, la Kalimat Foundation pour soutenir encore plus les enfants dans les zones de conflit.

Les défis que  je viens de décrire sont redoutables, mais le succès d'initiatives comme le Sharjah/IBBY Fund for Children in Crisis a démontré qu'ils ne sont pas insurmontables.

 


Cet article a été publié en anglais en juillet 2016 sous le titre "A hope in hell: publishers throwing the lifeline of literacy to warzone children" sur le site de l’International Publishers Association : http://www.internationalpublishers.org/policy-issues/literacy-reading/knowledge-bank-literacy-and-reading/407-a-hope-in-hell-publishers-throwing-warzone-children-a-lifeline-through-literacy

Notes et références

1. L'Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) définit la littératie comme « l’aptitude à comprendre et à utiliser l’information écrite dans la vie courante, à la maison, au travail et dans la collectivité en vue d’atteindre des buts personnels et d'étendre ses connaissances et ses capacités » (in La littératie à l’ère de l’information, juin 2000).

2. http://www.oecd.org/fr/publications/la-litteratie-un-atout-pour-la-vie-9789264091283-fr.html


Pour aller plus loin

Sheikha Bodour al Qasimi est la fondatrice et la directrice générale du Kalimat Publishing Group. Elle est  membre du comité exécutif de l'International Publishers Association (IPA), et la fondatrice de l'Emirates Publishers Association (EPA). L'EPA est une organisation à but non-lucratif créée en février 2009 pour aider et développer le secteur éditorial dans les Émirats Arabes Unis. L'EPA a rejoint l'IPA en tant que membre associé lors de sa première année d'existence et en est devenue membre à part entière en octobre 2012.