Avec Roland Monpierre, des histoires pour comprendre l’Histoire

Nathalie Beau
Portrait de Roland Monpierre sur fond rouge.

Roland Monpierre est intarissable quand il évoque ses passions : on l’écouterait pendant des heures parler des grands hommes qui se sont battus pour reconquérir leur dignité bafouée par l’esclavage. Ils se mettent d’ailleurs à vivre à travers ses mots et ses dessins. D’où lui vient cette farouche volonté de raconter des histoires dans l’Histoire ? Rencontre avec Roland Monpierre, à la Bibliothèque nationale de France, pour une discussion sur les sentiers de la création entre les Antilles et Paris…

La première question que j’ai envie de vous poser concerne votre identité, entre les Antilles et la France. Qui êtes-vous ?

Je fais partie des Antillais qui sont nés à Paris. Mes parents sont Guadeloupéens ; ils sont venus à Paris pour travailler. Cette génération, arrivée dans les années 1950, était identifiée comme africaine. D’emblée, ils se sont sentis exclus, alors que là-bas, ils se sentaient Français. Mon père n’avait pas envie qu’on parle créole, car il pensait que si on parlait créole, on ne parlerait pas bien français. L’éducation était très importante. Par la suite, les choses se sont arrangées – mes enfants n’ont pas eu ce problème –, mais, pour mes parents, cela a été une cassure et une souffrance. Ma mère voulait repartir. Elle est d’ailleurs repartie quand j’ai eu vingt ans et c’est son départ qui a déclenché chez moi une insatiable curiosité pour les Antilles. Ma mère a beaucoup de qualités et, entre autres, elle fait très bien la cuisine. Sa cuisine m’a manqué à un point que personne ne peut imaginer. Si mon premier album s’appelle Repas antillais, ce n’est pas un hasard. Ses quatre chapitres correspondent aux quatre parties d’un repas ; chaque partie est une histoire de quête d’identité ou de questionnements politiques. Quand on entend le mot « indépendance » dans les années 1970 en France, on se pose beaucoup de questions. Ces mots qui flottent prennent soudainement du sens. Adulte, j’ai enfin pu aller en Guadeloupe.

Vous n’y êtes jamais allé enfant ?

Je n’y étais allé qu’une seule fois. C’était extraordinaire. Mais c’était trop court et trop rare pour qu’il en reste quelque chose. Ce souvenir est devenu une quête qui m’a rattrapé quand je suis devenu dessinateur professionnel en 1981. À l’époque, il y avait beaucoup de journaux qui parlaient de la culture noire, en particulier Black Hebdo qui avait un grand succès médiatique. Ils m’ont appelé et m’ont demandé d’illustrer des recettes de cuisine ! Je trouvais ça sympa mais, par exemple, je ne savais absolument pas ce qu’était un gombo. J’ai alors réalisé que c’était incroyable de ne pas connaître les légumes de son propre pays. À l’époque, on ne trouvait pas de produits exotiques. On nous envoyait des colis de là-bas, mais sans gombo ; il y avait de la confiture, des avocats. La Poste avait une grande importance, beaucoup de postiers étaient antillais. L’arrivée d’un colis était une fête, on y respirait l’air du pays. Quand j’y suis enfin allé, ma curiosité était sans borne ; elle a nourri tout ce que j’ai fait jusqu’à aujourd’hui. Du Repas antillais à la Légion Saint-Georges, je ne fais que répondre à mes questions et je sais que mon regard est celui de quelqu’un qui vit en Métropole.

Ces questions d’identité sont donc au cœur de votre œuvre.

Au-delà des Antilles, je pense que la question de l’identité se pose aujourd’hui pour tout le monde avec l’Europe, la mondialisation, et cela d’autant plus fortement que vous vous sentez en minorité, comme c’était le cas pour moi à l’école ou aux Beaux-Arts. On ne peut pas oublier l’Histoire, même proche, ou oublier que plus on est noir, plus on est en bas de la société. Je cherche à comprendre les mouvements politiques aux Antilles, je cherche à comprendre l’Histoire, j’achète tous les livres qui paraissent sur ce sujet.
Par exemple, je me suis passionné pour le Chevalier de Saint-Georges. Je voulais rendre hommage à cet homme qui a forcément connu des problèmes d’identité mais qui a parfaitement su s’imposer. Avec sa grande intelligence, il a su planifier chaque étape de son élévation dans la société. Il savait qu’il devait être le meilleur en tout : pour se battre, pour monter à cheval, pour être musicien – comme violoniste, compositeur, chef d’orchestre... Il est un modèle, c’est sur cette piste que j’aimerais aller : l’exigence. Mais il est aussi une source intarissable d’histoires avec ses implications dans la Révolution, dans la lutte contre l’esclavage et pour l’indépendance des peuples. Tout cela est encore très actuel.

Pourquoi avez-vous choisi la bande dessinée comme moyen d’expression ?

Enfant, je dessinais tout le temps. Je ne voulais faire que ça. Mes parents n’étaient pas d’accord. Je ne savais pas quoi faire d’autre. Un jour, mon frère m’a fait rencontrer des jeunes qui faisaient un journal dans un lycée. Ils m’ont fait découvrir la bande dessinée. Le choc ! Je voulais faire ça ! Alors j’ai découvert le magazine Pilote. Avec mon argent de poche, je l’achetais toutes les semaines. J’avais une petite quinzaine d’années quand mes parents ont accepté de m’acheter une table à dessin si j’étais premier en classe, et ça a marché. Puis, je suis entré aux Beaux-Arts en 1970. C’était merveilleux, il y avait des filles et des gens du monde entier.

Qu’avez-vous fait en sortant des Beaux-Arts ?

J’ai d’abord travaillé comme illustrateur pour la maison d’édition Deux Coqs d’Or, puis pour Black Hebdo et les Éditions Caribéennes qui m’ont demandé d’illustrer des contes des Antilles que je ne connaissais pas. Je me suis retrouvé avec des Antillais, passionnés par leur culture, par le créole. J’ai commencé à lire le créole. J’ai découvert que mon travail pouvait avoir une portée dans la prise de conscience de questions sociales et politiques.

Votre travail sur Bob Marley s’inscrit-il dans cette démarche ?

J’ai connu Bob Marley par mon frère qui était musicien et qui faisait du reggae. Il m’avait ramené un disque d’Angleterre, et même si je ne comprenais pas bien les paroles, tout me parlait. Bob Marley, pour beaucoup d’Antillais, fut une sorte de révélateur. D’abord, il parlait de l’Afrique, ce qui était mal vu aux Antilles ; les Africains étaient les esclaves. Puis, partant de Jamaïque, petite île indépendante et pauvre, il a connu un succès mondial. Avec lui, le monde devient plus compréhensible, à la fois plus petit et plus grand. Marley était métis. Quand il a commencé à chanter, il a choisi sa couleur puis, ça n’a plus eu d’importance tant il était célèbre. C’était un personnage qui me portait, je lisais tout sur lui.

Vous êtes scénariste et dessinateur, comment votre travail s’organise-t-il ? Partez-vous des images ou du texte ?

Ce sont plutôt les images qui me viennent. Au départ, je ne voulais pas être scénariste mais, les rares fois où j’ai essayé de travailler avec quelqu’un, ça n’a pas marché comme je voulais. Il y a des choses que je veux dire d’une certaine manière. Par exemple, je me méfie beaucoup de l’humour de peur de vexer les gens. Car, même si dans le créole il y a beaucoup de jeux de mots et si les Antillais ne manquent pas d’humour, ils n’ont cependant pas une grande culture de la bande dessinée. Je préfère alors parler de personnages dont on ne peut pas se moquer comme le Chevalier de Saint-Georges.
Comme scénariste, je me simplifie un peu la vie en choisissant ce que je vais dessiner. C’est un peu comme si on était deux et que je dise au dessinateur : « Mais, attends, ça, je ne peux pas le dessiner ! » Avant le Chevalier de Saint-Georges, j’avais peur de dessiner des chevaux et maintenant je suis un vrai pro ! Je me sers de la bande dessinée pour dire des choses importantes, comme Bob Marley va se servir de la musique pour parler de la Bible. La bande dessinée, pour moi, c’est quelque chose de populaire.

Quels sont vos projets ?

Je connais Serge Diantantu depuis longtemps et nous nous sommes retrouvés chez le même éditeur : Caraïbéditions. Je trouve important de faire des choses « ensemble ». Nos métiers sont des métiers de solitaires mais nous voulons rencontrer les gens et les enfants, leur parler, toucher les médias. Alors, nous travaillons sur le projet de deux expositions pour cette année de l’Outre-Mer :« Mémoire de l’esclavage »est une exposition pédagogique sur l’histoire du commerce triangulaire, issue de nos bandes dessinées existantes et qui vise à sauvegarder cette mémoire qui concerne donc tous les continents, des Amériques aux Caraïbes en passant par l’Europe et par l’Afrique ; « Les héros noirs vous saluent »rend hommage, en bande dessinée, à quelques hommesliés à l’histoire de l’Outre-Mer comme Bob Marley,Toussaint Louverture, Aimé Césaire, Martin Luther King, Rosa Parks, Léopold Sedar Senghor ou à des hommes plus humbles, tels les héros méconnus de la Traite Négrière, tous protagonistes d'une réflexion sur l'Histoire dans cette partie du monde.Un comédien, Patrick Cheval, fera avec nous un choix de citations auxquelles il donnera une forme théâtrale.

Et quelles seront vos prochaines bandes dessinées ?

J’ai un projet historique sur les Antilles. Il y a tellement de choses à raconter que l’on connaît mal. Par exemple, pendant la seconde Guerre mondiale, la Guadeloupe et la Martinique ont été mises sous blocus par Pétain qui craignait que les Antilles servent de porte-avions aux États-Unis. Au début de la guerre, la population était plutôt indifférente, mais les marins français qui ont débarqué étaient brutaux, violents avec la population et racistes ; les gens ont associé cela à Pétain. Toute la population s’est alors dressée contre la France de Vichy. C’est le mouvement de la Dissidence, aux Antilles, qui a vu de nombreux jeunes quitter, à leurs risques et périls, la Martinique et la Guadeloupe pour rejoindre l’île anglaise voisine de la Dominique et s’engager dans les troupes de la France libre. Parmi eux, il y avait Frantz Fanon1. Quand ces jeunes sont rentrés au pays, ils se sont mis à parler de négritude et ont fait naître des mouvements politiques autour d’Aimé Césaire ou Édouard Glissant. Mon travail est de faire vivre ses idées jusqu’à aujourd’hui…
Je vais travailler sur la suite de La Légion Saint-Georges. Et puis, j’aimerais travailler sur des personnages extraordinaires tel Percy Howell, le Jamaïquain, père du mouvement Rasta, qui a rencontré Marcus Garvey… Je ne suis à pas à court d’histoires à raconter !

Notes et références

1. Frantz Fanon (1925-1961), médecin psychiatre, essayiste, fondateur du courant de pensée tiers-mondiste, s’est battu contre toute forme de colonialisme.


Pour aller plus loin

Biographie

Roland Monpierre est né à Paris. Enfant, ce qu’il aime par dessus tout, c’est dessiner. Quand il découvre la bande dessinée, il comprend que ce sera son moyen d’expression. Après des études aux Beaux-Arts de Paris, il travaille comme illustrateur et comme dessinateur de presse. Enfin, il réalise des bandes dessinées pour des mensuels, puis des albums. Il aime aller à la rencontre de son public, dans les Salons du livre, dans les écoles et les bibliothèques.

Bibliographie

  • La Légion Saint-Georges. Paris, Lamentin (Martinique), Caraïbéditions, 2010.
  • Bob Marley. La Légende du Lion. Paris, Éditions Glénat (Vent des Savanes-Drugstore-Glénat), 2008.
  • Bob Marley. La Légende des Wailers. Paris, Éditions Albin Michel, 2006.
  • Les Rêves de Paris. Cachan, Éditions Tartamudo (Livres pour enfants), 2004.
  • Bob Marley en BD. Saint-Etienne, Éditions EiseMusic, 2001.
  • Reggae Rebel. Paris, Éditions Caribéennes, 1988.
  • Anita Comix. Collectif. Paris, Éditions Arcantère, 1986.
  • Diable Blanc. Paris, Futuropolis, 1985.
  • Repas Antillais. Paris, Futuropolis, 1984.