Je rêve d’une Afrique où le livre est roi
On le sait déjà, l’édition pour la jeunesse, comme les autres métiers du livre, n’est pas une entreprise facile en Afrique. Mais elle est passionnante, et c’est l’œuvre de personnes passionnées qui, dans les vingt dernières années, ont transformé le paysage éditorial de plusieurs pays. Pour cet entretien, comme pour d’autres, nous avions l’heureux embarras du choix… Mical Dréhi Lorougnon témoigne de cette vocation forte, soutenue par des formations et des échanges professionnels qui lui ont permis de consacrer une large part de son catalogue au livre de jeunesse, et cela sans aides financières extérieures. Elle témoigne aussi, entre autres, de l’ouverture à l’édition numérique et de l’engagement en faveur des langues « maternelles » dans l’édition pour la jeunesse.
Mical Dréhi Lorougnon, pouvez-vous vous présenter à nos lecteurs ?
Je suis PDG des Éditions Livre Sud (EDILIS) et présidente de l’ONG Savoir Pour Mieux Vivre (SA.PO.MI.VIE). Je travaille dans l’édition depuis 1975, j’ai donc trente-cinq ans de métier. Je suis devenue éditeur parce que j’ai toujours considéré le livre comme un mystère. Très tôt, je me suis posé la question de savoir comment les Européens faisaient pour transposer leurs connaissances dans le livre. Jeune, j’avais pour amis les bibliothécaires de mon établissement scolaire. La conservation du livre était primordiale pour moi, à telle enseigne que, pendant mes vacances, je gardais les sachets plastiques transparents pour les remettre à mon retour au bibliothécaire afin qu’il puisse s’en servir pour protéger les livres. Je passais mon temps à lire et j’aimais la senteur du livre…
Y a-t-il une action, un événement, un livre ou une personne qui vous a tout particulièrement marquée ?
À l’École normale supérieure, j’avais souvent des notes très faibles avec mon professeur de linguistique, feu M. Antoine Ouindé. Mais je n’arrêtais pas de lui demander des explications, tellement cette matière – que je n’arrivais pas à comprendre – me fascinait. Quand M. Ouindé a été nommé directeur du bureau ivoirien de la première maison d’édition africaine (Nouvelles Editions Africaines, N.E.A), il m’a demandé de venir avec lui pour être responsable des manuscrits et animer le comité de lecture. C’est lui qui m’a révélé que j’avais un don à mettre au service des autres à travers le livre. La patience, l’humilité, l’amour de la liberté, et une petite fibre d’artiste – tout en étant capable de faire connaître les autres –, m’ont fait prendre conscience de mon rôle de catalyseur entre l’auteur et le public.
Du coup, la confiance dont mon professeur m’a assurée m’a fait changer d’option. D’abord professeur de géographie des lycées et collèges, j’ai décidé de mettre le bagage que j’avais reçu à travers mes études au service de l’édition. Plutôt que de dispenser le savoir, je me retrouve à le consigner dans les livres, pour le consolider, le préserver de l’oubli et le transmettre aux lecteurs.
Par la suite, je me suis formée au métier d’éditeur : je me suis rendue plusieurs fois à Dakar pour des stages de courte durée ; puis, je suis allée à Paris aux éditions Nathan et j’ai suivi une formation à l’Asfored (Association de formation aux métiers de l’édition). J’ai aussi participé à différents Salons et Foires du livre, à Paris, Bologne (Italie), Francfort (Allemagne), Ifé (Nigeria), Hararé (Zimbabwe), Tunis (Tunisie), ou encore, au Maroc.
Comment percevez-vous le monde du livre et de la lecture ? Hier ? Aujourd'hui ?
L’édition est un métier de relations humaines. Le monde du livre a joué deux rôles pour moi : hier, il m’apportait le savoir ; aujourd’hui, je participe à la consignation de ce savoir. Le livre, malgré le développement des nouvelles technologies, ne perd pas du terrain. Il se consulte tout de suite. Point n’est besoin de branchement électrique ; et à la limite, la lumière du jour suffit. Il est d’accès facile, et aucun virus ne peut détruire les données qui y sont consignées. Pour moi, l’invention de Gutenberg reste d’actualité.
Comment vous inscrivez-vous dans ce monde ?
EDILIS, la maison d’édition que je dirige, participe intégralement à la promotion du livre, non seulement comme un support papier que nous connaissons bien, mais aussi comme un support numérique qui se développe et qui a des avantages indéniables (pour le transport, par exemple) lorsque les conditions de vie le permettent (électrification, ports USB, ordinateurs portables…).
EDILIS étend ses tâches jusqu’au prépresse (toutes les étapes avant l’impression), pour minimiser les coûts. Un site Internet www.edilis.org a été créé pour nous mettre au diapason mondial, tout en demeurant le canal privilégié pour les Africains et les africanistes, car EDILIS veut redonner à l’Afrique sa place première dans le domaine de l’écrit – nous ne sommes pas sans ignorer qu’à partir des hiéroglyphes égyptiens l’une des premières formes d’écriture vient d’Afrique.
Pourquoi avez-vous créé une maison d’édition ?
J’ai créé EDILIS parce que, pour moi, le développement, c’est pouvoir lire, écrire et compter afin d’apprendre, découvrir et transmettre la connaissance aux générations à venir. L’Afrique a des secrets pour contribuer à la civilisation de l’universel. L’Afrique doit apporter sa part. Et cela ne sera possible que grâce à sa culture qui est plurielle.
J’ai créé une maison d’édition qui, comme l’indique son slogan, « l’éditeur à votre écoute », reste en prise avec l’Afrique en général et l’homme en particulier. Je pense que je ne pouvais faire autre chose que de travailler dans l’édition. Je considère mon choix comme une mission divine. Le tout premier éditeur, c’est Dieu. Il dit : « par faute de connaissance, mon peuple se meurt. » Que celui qui veut la connaissance lise le livre.
Où et comment vos livres sont-ils distribués ?
Les livres produits par ma maison sont distribués à travers les librairies à Abidjan et même à l’intérieur du pays. Les particuliers peuvent utiliser le site www.afrilivres.com ou me passer directement commande – je reçois des commandes provenant de la France, de l’Australie, etc.
Quelle part les livres de jeunesse prennent-ils dans votre catalogue ?
La jeunesse, c’est l’avenir, ce sont les générations futures ; en un mot, c’est l’éternité. C’est pourquoi je mets un accent particulier sur les livres de jeunesse. Je dispose actuellement de nombreux manuscrits, mais les moyens financiers font défaut pour leur production. Si cela ne tenait qu’à moi, 60 % de mon catalogue serait réservé aux ouvrages pour la jeunesse.
Quels sont vos titres jeunesse les plus vendus ?
Parmi les ouvrages pour la jeunesse les plus vendus, on peut citer : Les Confidences de Médor de Micheline Coulibaly ; La femme de mon père n’est pas ma mère de Lamoussa Théodore Kafando ; La Houe magique de Boundou Koné ; Bley et sa bande de Jeanne de Cavally ; et Le Prix de l’effort écrit par un collectif de jeunes auteurs.
Pouvez-vous nous parler de votre engagement en faveur des langues nationales ?
Je dirai simplement que l’importance de nos langues « maternelles » – pour emprunter aux linguistes ce mot qui leur est cher – n’est plus aujourd’hui une vue de l’esprit, un simple fantasme des intellectuels et chercheurs. Le combat que nous menons à travers la promotion des langues maternelles est aussi celui de la communauté internationale, avec des instances comme l’OIF, l’UNESCO, la Banque Mondiale qui reconnaissent qu’apprendre sa langue maternelle, la parler, l’écrire et la lire est un droit. N’est-ce pas pour cette raison qu’en 2004, lors des Journées de la Francophonie, les langues africaines ont été déclarées langues partenaires de la langue française ? Et, depuis 2000, l’UNESCO n’a-t-elle pas décrété une Journée Internationale de la Langue Maternelle qui est célébrée chaque 21 février ? Plus récemment encore, l’année 2008 a été déclarée « Année internationale de la langue maternelle ». Vous conviendrez de l’utilité de notre combat !
Sans être ni des linguistiques rompus au fonctionnement des langues, ni des sociolinguistes très avertis du rôle des langues dans les dynamiques sociales et nationales, nous mettons notre connaissance au service de nos langues, et nous en faisons un outil précieux de promotion du brassage ethnique, de la cohésion sociale, et donc de la reconstruction nationale. Il est possible que nos enfants apprennent à lire et à écrire leurs langues maternelles. C’est pour cela que dans ce monde où l’écrit est primordial, nous nous attelons à mettre à leur disposition des ouvrages en langue maternelle qui sont des ouvrages bilingues. Ainsi, nous avons des titres au programme d’enseignement qui ont été traduits en dix langues ivoiriennes (voir tableau joint) : Les Confidences de Médor, La femme de mon père n’est pas ma mère, Bley et sa bande, Le Géant gourmand, Les Bonnes Ruses du caméléon, Hic Hic Hoquet, et bien d’autres.
Vous êtes une éditrice indépendante, quels sont les « secrets » de la pérennité de votre entreprise ?
Je ne peux parler de secret en tant que tel. J’ai, pour moi, l’expérience du terrain. J’essaye tout simplement de fidéliser mes relations avec tous les partenaires (auteurs, lecteurs, imprimeurs, illustrateurs…) qui interviennent dans la chaîne du livre. Le reste est un travail d’équipe qui se fait en bonne intelligence. Notre structure repose sur la foi que chaque agent met dans notre mission de la conservation des cultures ivoiriennes…
Quels sont vos projets, vos envies, vos rêves ?
Mes projets dans ce domaine sont nombreux et nobles. D’abord, être en mesure d’avoir un équipement qui rende ma structure autonome, afin de produire le livre pour tous selon leurs besoins : un livre en braille ou un livre-audio pour les non-voyants. Ensuite, amener l’Africain à aimer le livre, afin qu’il comprenne l’importance de l’écrit pour la conservation des savoirs, en vue de susciter et impulser les idées nouvelles. Je rêve d’une Afrique où le livre est roi.
Propos recueillis par Viviana Quiñones.