Un rôle d’impulsion

Jean-Michel Guillon, Directeur-adjoint du Centre culturel français de Bamako (Mali).
Portrait de Jean-Michel Guillon. Il porte une chemise jaune et se tient devant un pilier de couleur ocre.

Jean-Michel Guillon a travaillé pendant 18 ans pour les « Projets Lecture Publique », d’abord sur le terrain en Guinée et au Togo, puis depuis Paris. Il passe en revue avec lucidité cette forte politique française, désormais arrêtée, de coopération pour le livre et la lecture.

Pourriez-vous nous résumer votre parcours en matière de coopération pour le livre et la lecture ?

J’ai travaillé de 1989 à 1995 en Guinée-Conakry comme directeur de la bibliothèque Franco-Guinéenne et chef du projet lecture publique, et de 1995 à 2001 au Togo comme chef du Projet de Lecture Publique. Puis, j’ai été chargé de mission Afrique et Maghreb pour la coopération dans le domaine du livre au ministère des Affaires étrangères à Paris. Je supervisais alors les projets du Fonds de Solidarité Prioritaire (FSP) dans le domaine du livre, le réseau des médiathèques françaises des Centres culturels français, Instituts et Alliances françaises de cette zone géographique.

Cette politique de coopération commence au début des années quatre-vingts avec le Mali.

Le Mali est un exemple singulier : plus de vingt-cinq ans de coopération dans le domaine du livre, de manière ininterrompue. C’est le berceau de tous les autres projets. Presque tous les pays francophones d’Afrique ont été concernés par un Projet de Lecture Publique, (sauf la Mauritanie, l’Algérie et la Côte d’Ivoire ; dans ce dernier pays, un projet a été signé mais il n’a pu voir le jour à cause de la crise). Petit à petit, on a perçu la nécessité d’élargir à d’autres pays : on a fait des études de viabilité en Afrique du sud, dans les Territoires Palestiniens, en Afghanistan… Malheureusement, c’était une période où les dispositifs de financement, appelés Fonds de Solidarité Prioritaire (FSP), étaient en train de se tarir, et ces derniers projets n’ont pas pu être lancés.

Aujourd’hui, il reste un dernier projet en cours au Niger, mais on peut dire que cette modalité de la coopération française touche à sa fin…

À partir de 2002, l’outil FSP a été régulé et il a été de plus en plus difficile de faire passer des projets purement de lecture publique. L’action de soutien à la filière du livre a commencé à s’inscrire dans des composantes au sein de projets éducatifs, culturels et francophones, mais avec de moyens de plus en plus contraints.

Le principe de cette coopération reposait sur un accord bilatéral entre la France et un pays donné (son ministère de la Culture dans la plupart des cas) pour un projet d’une durée de trois à quatre ans.

Dans la plupart des pays, il y a eu plusieurs projets pluriannuels successifs, ce qui a permis de voir les bénéfices dans la structuration du secteur du livre. Si on prend la Guinée-Conakry à la mort de Sekou Touré, le livre était considéré comme subversif, on ne trouvait aucune bibliothèque à l’intérieur du pays, sauf quelques bibliothèques de paroisse. Grâce à quatre projets FSP successifs et l’appui de l’Organisation Internationale de la Francophonie (OIF) à dix villes principales, la Guinée a bénéficié d’un réseau de bibliothèques sur l’ensemble du pays.

Si on retrace l’évolution des projets de coopération, il me semble que, jusqu’aux années quatre-vingt-dix, on s’attachait plutôt à créer et développer  des bibliothèques. Ensuite, grâce à des projets plus ambitieux, avec des montants plus importants, on a plutôt cherché à faire émerger une politique du livre en aidant à la création d’une Direction du livre, d’un Centre national du livre, des outils qui permettent aux actions de rayonner. Les bibliothèques sont restées la colonne vertébrale des projets mais avec plus d’attention portée à l’édition et à la librairie.

Quelles étaient, concrètement, les modalités de l’apport financier de la coopération française pour les bibliothèques ?

Le budget apporté par la France devait couvrir les dotations en livres, les fournitures documentaires, la formation du personnel, le mobilier, et puis, bien sûr, tout le suivi : aller sur le terrain, remédier aux dysfonctionnements, évaluer, etc. En revanche, l’aménagement de la bibliothèque elle-même et les salaires du personnel étaient à la charge du pays.

Comment ces coopérations sont-elles nées ? Est-ce qu’elles venaient d’une volonté de la France ou d’une demande des pays ?

La Franceles a fortement portées. Mais, de part et d’autre, le constat était le même : déficit de lecture, déficit en milieu scolaire, déficit de lieux culturels. On peut certainement dire que la France et l’OIF ont été à l’origine des développements des réseaux de bibliothèques et, toujours, dans le cadre d’un vrai partenariat avec les différents pays.

Par ailleurs, la coopération du livre n’était qu’un aspect d’une coopération plus large touchant d’autres domaines (agricole, technique, médicale, etc.). La structure restait la même d’un domaine à l’autre : un projet, pluriannuel, doté par le FSP, avec un chef de projet technique français, un homologue national et son équipe.

Les manières de faire se sont appuyées sur les réalités du pays. Au Tchad, par exemple, il existait déjà des bibliothèques sur lesquelles compter…

On a toujours gardé cette souplesse : aider à la structuration de l’institutionnel en tenant compte de la société civile. Il existait des bibliothèques créées dans le cadre de partenariats, de jumelages, d’associations, pour lesquelles on intervenait aussi. Les aider permettait d’étendre la toile et d’aller au-delà des seules bibliothèques institutionnelles. Au Togo, par exemple, le projet s’occupait de soixante-quinze bibliothèques dont vingt-cinq bibliothèques institutionnelles et cinquante associatives. Certaines des bibliothèques associatives fonctionnaient aussi bien que les bibliothèques institutionnelles… On assurait de nombreuses formations. Parce qu’installer une bibliothèque, des livres, du mobilier, ça ne suffit pas. Il faut des bibliothécaires. On a formé de nombreux enseignants au métier de bibliothécaire, et beaucoup se sont révélés d’excellents professionnels. On a essayé de faire jouer les ressources régionales comme les Salons et les rencontres qui sont autant d’occasions de se former.

Quels aspects positifs retiendriez-vous de cette action de coopération ?

L’impulsion, la création de lieux de lecture et d’études, la « démocratisation de l’accès au livre ». Si les enfants ont pu lire les livres de littérature inscrits au programme scolaire, c’est parce qu’il y a eu ces projets de coopération, des livres qui venaient en soutien au système éducatifs. À partir des années quatre-vingt-dix, on a beaucoup œuvré à la formation et à la reconnaissance des métiers de libraire et éditeur. On les faisait inviter au Salon du livre de Paris. La création de l’Association internationale des libraires francophones ; la création d’Afrilivres – une belle histoire – ; les échanges professionnels ; les ateliers d’écriture et d’illustration ; l’émergence d’acteurs ; l’édition d’ouvrages localement ou en coédition : tout cela a été soutenu par les projets de coopération.

Et des aspects négatifs ?

Je regrette de ne pas avoir réussi à présenter des projets pour plus de pays francophones (Gabon, RDC, Madagascar…) et à ouvrir la sphère d’intervention à des pays non francophones (Afrique du sud, Territoires palestiniens…). De même, trente millions de francophones en Algérie et pas de projet à la clé ! C’est un regret personnel.

On a pu aussi reprocher à la coopération son manque d’articulation avec les CLAC (Centres de Lecture et d’Animation Culturelle) soutenus par l’OIF…

Il y a eu des missions communes au Burkina, par exemple. C’est le premier exemple symbolique où les deux programmes ont pu travailler ensemble dans une structure unique. Mais c’est venu un peu tard. Avant cela, dans la plupart des cas, nous étions sur une approche de zones d’intervention qui pouvait induire, à tort, un effet de rivalité. C’est d’autant plus dommage qu’aujourd’hui, l’OIF est le seul opérateur dans le domaine de l’accès au livre et en lecture publique qui continue à soutenir des réseaux nationaux avec des moyens importants.

Les fins de projet auraient pu être préparées…

On n’a pas su être suffisamment exigeants avec les partenaires nationaux et mieux préparer les après-projets. Il aurait fallu tenter d’inscrire le soutien aux bibliothèques dans les grands programmes de la Banque mondiale ou des partenaires techniques et financiers. Créer des bibliothèques dans tous les établissements scolaires d’un pays étant une mission quasiment impossible, on aurait dû identifier des lignes budgétaires issues des programmes éducatifs au bénéfice des bibliothèques de lecture publique, on aurait ainsi soutenu le système éducatif et l’accès au livre…

Par ailleurs, on aurait pu faire inscrire dans les budgets des différents pays une contrepartie nationale en regard des fonds débloqués par la France. De cette façon, quand les programmes français auraient disparu, ces lignes budgétaires propres aux nations auraient peut-être eu une chance de rester.

Car les lendemains sont difficiles…

On n’était pas dupe. On peut néanmoins se dire qu’on a soutenu quinze ans de politique du Livre en Guinée, par exemple. Des jeunes auront fréquenté les livres tout au long de leur jeunesse. Dans certains pays je n’ai jamais vu le ministère de la Culture investir dans le domaine du livre quand nos crédits étaient en place. Ils estimaient, au contraire, que la coopération était une manière d’abonder le budget du ministère, de soutenir leur politique et de concentrer les efforts sur d’autres secteurs culturels, le livre étant déjà pourvu….

Il aurait été utile de former les bibliothécaires à la gestion et à la recherche de financements.

Les bibliothécaires de terrain sont formidables mais pour aller voir des bailleurs et monter des dossiers, il faut un autre niveau de formation. Or, c’est très difficile de trouver un bachelier qui veuille rester à l’intérieur du pays pour gérer une bibliothèque… Travailler dans le cadre d’un jumelage, en revanche, était plus facile, et beaucoup l’ont fait.

Reste que ces actions de coopération ont permis beaucoup de choses…

On a servi de moteur. Il y a souvent des partenaires qui ne savent pas comment et où intervenir. Par exemple, le Rotary Club. Ils ont construit trois bibliothèques au Togo. Ils auraient tout aussi bien pu construire des centres de soins, mais comme il y avait le Projet de Lecture Publique, ça les a aidés. On a joué un rôle de conseil.

Enfin, on est à l’origine, avec d’autres partenaires comme l’OIF, de regroupements professionnels : association nationale des bibliothécaires, internationales des libraires et éditeurs, par exemple. On leur disait : si vous êtes seuls, vous ne pouvez rien faire ; si vous vous regroupez, vous pouvez agir. On a eu un rôle d’impulsion… 

Propos recueillis par Viviana Quiñones.