Des bulles dans l’océan : un nouvel éditeur à La Réunion

Rencontre avec Jean-Luc Schneider

Anne-Laure Cognet
Jean-Luc Schneider pose devant la statue dorée de Confucius

Un appel d’air ravigotant souffle sur la bande dessinée publiée dans l’océan Indien avec la création toute récente, en 2010, d’une nouvelle maison d’édition à La Réunion, Des bulles dans l’océan, dont les premiers livres, signés Hippolyte, Téhem, Emmanuel Prost ou encore Peter Lalande, s’annoncent des plus prometteurs.
L’éditeur, Jean-Luc Schneider, est bien connu des passionnés de bandes dessinées. Cet autodidacte aux mille métiers a participé de toutes les aventures liées au neuvième art à La Réunion : il tient, depuis 1998, trois librairies spécialisées BD à Saint-Denis et à Saint-Pierre de La Réunion ; il est aussi le fondateur du Festival Cyclone BD, et son président actuel. Après la diffusion et la promotion, il manquait à son palmarès d’explorateur de la chaîne du livre celui d’éditeur… C’est désormais chose faite.
Grand voyageur, mordu de sport, qu’est-ce qui fait donc courir Jean-Luc Schneider ? Petit entretien par-delà les océans, réalisé à son retour d’Angoulême à La Réunion, et placé sous le signe du sage Confucius (photo)…

Pourquoi vous êtes-vous lancé dans l’édition ?

L’édition est liée, à la fois, à ma passion pour la bande dessinée, au nombre de rencontres nées de Cyclone BD et, surtout, elle tient à un constat : pourquoi laisser à d’autres ce que je pourrais faire moi-même, avec ma sensibilité et mon regard ? Deux maisons d’édition de la Réunion se sont lancées dans la bande dessinée, en partie par opportunisme, en surfant sur l’euphorie du marché de ces dix dernières années. La qualité de leur travail ne me satisfait pas vraiment.
J’ai donc décidé de me lancer dans l’édition pour faire les livres que j’aurais aimé que l’on me propose comme lecteur. Cette décision a suscité des réactions, notamment celle de l’association Band Décidée, éditeur spécialisé BD lié depuis ses débuts à la revue Le Cri du Margouillat, qui s’est subitement réveillée et a décidé de publier, à nouveau, des albums collectifs.

Est-ce un avantage de pouvoir observer le public des lecteurs à la librairie quand on devient éditeur ?

C’est une question piège. Mes goûts ne sont pas forcément partagés par tous les bédéphiles. Mais lorsque j’examine un projet, ma première lecture est toujours celle d’un lecteur consensuel.
C’est vrai qu’être libraire apporte un plus, car en quinze années de ventes de livres, j’ai pu remarquer certaines erreurs à éviter (le format carré, par exemple, qui se vend souvent très mal). Mais, d’une manière générale, je réagis au coup de cœur sur les projets, dès lors qu’ils sont suffisamment aboutis.

La Réunion est un haut lieu de la bande dessinée avec un vivier d’auteurs et de dessinateurs. Vous avez publié jusqu’à maintenant Téhem, Hippolyte, Emmanuel Prost et Peter Lalande. Un savant mélange d’auteurs connus faisant carrière un peu partout (Téhem, Hippolyte…) et de nouveaux talents (Emmanuel Prost, Peter Lalande).

Ce qui m’intéresse, c’est avant tout la qualité des histoires, des histoires d’auteurs, souvent refusées ailleurs – en métropole notamment –, car, je cite mes confrères, « trop antinomiques » (un dessin d’enfant pour une histoire d’adultes), « on ne veut pas de noir et blanc » ou encore « trop typée » (parce qu’en créole, par exemple). Comme le marché a tendance à se durcir, hormis les créneaux qui marchent comme le roman graphique ou la BD New Age mise à toutes les sauces, il est parfois très difficile pour un auteur d’être édité.

Tous ces auteurs ont un véritable lien avec La Réunion ou l’océan Indien : Téhem est réunionnais et vit en métropole, Hippolyte s’est réinstallé à La Réunion, Emmanuel Prost y a longuement séjourné, Peter Lalande vit aux Seychelles… Est-ce un acte militant que de publier d’abord des auteurs « locaux » ? Est-ce que cela fait de vous un éditeur régionaliste ? Ou est-ce une simple stratégie de recherche de niche ?

Notre ligne éditoriale est simple : nous publions des auteurs d’ici qui parlent d’ici ou d’ailleurs, ou bien, des auteurs d’ailleurs mais qui parlent uniquement d’ici. Par « ici », il faut comprendre la zone océan Indien et l’Afrique, car cette dernière, comme tous les autres continents, a peuplé la Réunion. Elle est la plus proche mais, malheureusement, elle est trop souvent sous-représentée dans la culture locale.
En revanche, nous ne sommes surtout pas un éditeur régionaliste. Ce serait une erreur que de revendiquer une marque identitaire Made in Réunion pour promouvoir nos albums et, en même temps, une insulte au talent de nos auteurs. Un de mes concurrents en abuse dans sa communication, notamment à Angoulême, et je trouve cela dommageable pour la culture réunionnaise… Les auteurs bretons ou corses n’estampillent pas leur album Made in Bretagne ou Made in Corsica, non ? Nos histoires sont universelles, même si parfois, elles sont axées sur notre histoire ou emplies de créole. Magasin général de Loisel, Tripp et Beaulieu, chez Casterman, utilise le québécois et cela ne l’empêche pas de faire un véritable succès en métropole avec plus de 100 000 exemplaires vendus par tome…

Le paysage éditorial de la bande dessinée est beaucoup plus contrasté aujourd’hui que durant le boom des années 1980-2000. Du côté de la presse, Le Cri du Margouillat qui avait lancé de nombreux talents n’existe plus ; de nouveaux périodiques, comme La Caze BD, se lancent timidement. Du côté des maisons d’édition, on trouve quelques albums dispersés chez les principaux éditeurs mais pas de maisons spécialisées. Quel regard portez-vous sur le paysage éditorial actuel, à La Réunion et autour ?

D’abord, je pense que notre démarche, axée sur la qualité (tant des contenus que des contenants), va – et commence d’ailleurs déjà à –, provoquer des réactions. Ensuite, j’ai un regard assez critique sur le travail de mes confrères, excepté Band Décidée pour le contenu au moins. Quand je vois des livres avec des fautes non corrigées, mal maquettés et sur du papier glacé façon catalogue publicitaire, je suis en colère. Il n’y a malheureusement pas de vrai travail éditorial de fond. Pour des auteurs confirmés, cela n’est peut être pas un problème, mais pour de jeunes auteurs, ce n’est pas leur rendre service que de les publier « brut de pomme ». Je travaille depuis près de deux ans avec deux équipes de scénaristes et dessinateurs totalement néophytes, et nous sommes presque arrivés au stade de la signature de contrat. Mais, en deux ans, il s’est passé de vraies révolutions. Et je reste persuadé qu’avec l’évolution économique difficile et l’avènement progressif du numérique, les lecteurs seront de plus en plus exigeants et s’attacheront à choisir des livres de qualité.

Vous avez confié la distribution à Flammarion pour la métropole « et le reste du monde ». Vous assurez votre propre diffusion-distribution sur place. Pourquoi ce double choix ? Que se passe-t-il pour les autres îles de l’océan Indien ?

Pour des questions d’équilibre budgétaire, nous avons choisi d’assurer la diffusion et la distribution ici. Et puis, nos trois librairies réalisent une bonne partie des ventes localement. Pour la métropole, c’est impossible et nous avons fait le choix d’un gros distributeur.
Nous sommes en passe de déléguer la distribution à l’île Maurice et aux Seychelles. Madagascar, aujourd’hui, n’est pas viable économiquement et, même si j’ai un projet en cours avec deux auteurs malgaches, je pense que j’irai moi-même sur place pour diffuser quelques ouvrages.

Il est intéressant de constater à quel point les livres que vous publiez sont hybrides : des choix narratifs et graphiques mixtes qui mêlent BD et carnet de voyage, BD et documentaire, BD et Histoire… Est-ce le hasard des premiers projets publiés ou est-ce une définition possible de votre ligne éditoriale ?

C’est tout à fait notre ligne éditoriale ! Et il y a encore une ou deux collections à venir. Ces premiers opus préfigurent tous de nouvelles collections : trois sont en préparation sur la même maquette que Quartier Western de Téhem, et deux sur la maquette du récit d’Emmanuel Prost.

Dans la profession de foi que vous adressez aux lecteurs en publiant L’Afrique de Papa de Hippolyte, vous insistez sur votre volonté de proposer des livres qui soient de « beaux écrins ». Vos quatre premiers livres sont quatre objets différents ; on est loin du format classique de l’album de bande dessinée… Comment travaillez-vous les formats ? Les couvertures ? La mise en pages en général ?

Les récits sociologiques du type Quartier Western, proches du roman graphique, épais en pagination, auront tous cette maquette : couverture mat, dos toilé imprimé, etc.
La maquette du récit d’Emmanuel Prost est née de notre volonté d’imprimer ses aquarelles dans leur format d’origine, d’où ce format allongé, à l’italienne. Il est satisfaisant et les suivants reprendront cette maquette.
L’Afrique de papa est plus classique et d’un format standard mais il y un vrai travail de composition.
L’Humour des Seychelles, recueil de dessins, n’aurait pas fonctionné avec un format standard.
Tous ces choix sont personnels et préfigurent les formats de nos collections. Quant au papier (notre grammage minimal est à 130) et aux couvertures (mates), c’est, là aussi, l’envie de proposer de beaux objets.
Enfin, il faut dire que je travaille avec une super équipe, tant pour la conception que pour l’impression. Ces choix sont assumés et réfléchis.

Pour aller plus loin

Site de l’éditeur

Des bulles dans l’océan

Coordonnées des librairies créées par Jean-Luc Schneider

Des Bulles dans l’océan
63 rue Jean Châtel
97 400 Saint-Denis
La Réunion
Tél./ Fax : +33 (0)2 62 41 58 58

Des Bulles dans l’océan
39 rue Four à Chaux
97 410 Saint-Pierre
La Réunion
Tél./ Fax : +33 (0)2 62 35 20 20

Le Repaire de la Murène
76 rue Juliette Dodu
97 400 Saint-Denis
La Réunion
Tél. : +33 (0)2 62 41 27 95
Fax : +33 (0)2 62 46 44 63