Que peut faire un éditeur pour promouvoir la littérature de jeunesse ?

Par Marie-Paule Huet, Éditions Ganndal, Conakry
portrait photo de Marie-Paule Huet

Pourquoi un éditeur doit-il s’atteler à la médiation de ses livres pour la jeunesse ? Quelles actions, quels partenariats pour susciter « un frémissement » dans un contexte a priori pas favorable ? Voici l’exemple des éditions guinéennes Ganndal, très actives dans ce domaine.

 

 

 

 

Le contexte

Les éditions Ganndal ont été créées en Guinée en 1992. À côté d’un volet scolaire porteur économiquement s’est développé un département jeunesse  dynamisé par une politique de coéditions Nord-Sud et Sud-Sud.

Si la littérature de jeunesse est un secteur qui connaît peu de concurrence en Guinée, il faut reconnaître que c’est surtout en raison de l’étroitesse du marché. Cette étroitesse trouve son explication dans la  faiblesse du pouvoir d’achat : le prix d’un livre pour enfant est l’équivalent d’un repas pour cinq personnes et une mère de famille a vite fait son choix mais, paradoxalement, on n’hésite pas à acheter des recharges pour son téléphone, des vêtements, des produits de maquillage ou des mèches pour les tresses qui coûtent bien plus cher ; elle peut aussi être expliquée par des raisons d’ordre psychologique (à quoi bon offrir un livre à un enfant qui ne sait pas lire) ou culturelles (on n’a pas l’habitude de lire, donc on achète peu de livres).

Le premier obstacle à la diffusion du livre se situe dans les mentalités elles-mêmes. On répète à qui mieux mieux, y compris chez les opérateurs locaux du livre, que les Guinéens lisent très peu, qu’il n’y a pas de livres, qu’il n’y a pas de bibliothèques, etc… Or il existe des bibliothèques en Guinée, en nombre insuffisant, certes,  et dont les collections se renouvellent faiblement, mais réparties sur tout le pays (bibliothèques universitaires, préfectorales, sous préfectorales et Centres de lecture et d’animation culturelle (CLAC), bibliothèques associatives, et même quelques bibliothèques scolaires). On peut déplorer en revanche l’absence d’une véritable politique du livre au niveau du ministère de la Culture.

La librairie

On peut trouver des livres en Guinée dans les librairies « officielles » ou « par terre » (il suffit de voir le nombre d’étalages dans les rues pour s’en convaincre). Mais la vente porte essentiellement sur les livres scolaires et la littérature correspondant aux programmes, en grande partie piratée. Les librairies « officielles » paradoxalement font peu la promotion de la littérature africaine pour la jeunesse. Elles partent du principe que leur clientèle privilégiée connaît bien la langue française et que le livre importé leur apporte un capital symbolique non négligeable : par son prix, beaucoup plus élevé que celui des livres produits en Afrique, il devient signe d’appartenance à une certaine classe, intellectuelle ou fortunée. En outre, la qualité matérielle des livres africains laisse souvent à désirer.

La rotation des stocks est si lente qu’on trouve encore sur le marché des livres édités il y a vingt ans, à l’époque des pionniers. Or en  vingt ans les goûts ont évolué, les exigences en matière de textes et d’illustrations aussi, et comparés aux beaux albums cartonnés importés du Nord, ces livres ne tiennent pas la route pour cette clientèle aisée.  A ceci s’ajoutent une très mauvaise connaissance de la production africaine (en dépit du travail de fond réalisé par Takam Tikou), de réelles difficultés pour faire venir des livres d’autres pays africains et une absence totale de système de distribution à l’intérieur du pays.

Ceci n’exclut pas l’existence de papeteries-librairies à l’intérieur du pays. Mais tout cela fonctionne au cas par cas. Tel ira s’approvisionner au Sénégal, tel autre en Côte d’Ivoire, ignorant totalement l’existence d’éditeurs à Conakry. Les libraires du Marché de Madina (le grand marché de la capitale) s’en tirent en adaptant scrupuleusement leur offre à la demande locale mais en ne faisant aucune proposition d’élargissement (ils limitent leur fonds aux romans africains du programme scolaire, romans sentimentaux, policiers, livres scolaires). Leur approvisionnement passe par des circuits parallèles (soldes d’éditeurs, dons venus d’Europe, sans parler des livres détournés ou piratés vendus bien moins cher que l’original) et leur permet de pratiquer des prix très bas. Certains décident de passer au statut plus prestigieux de libraire avec magasin et fonds spécialisé, grâce à l’aide du Centre national du livre en France,  mais les expériences ne sont pas toujours concluantes.

L’édition

Au niveau de l’édition il existe deux maisons d’édition (disposant d’un ISBN) : L’Harmattan-Guinée et Ganndal. De nombreux auteurs éditent à compte d’auteur et distribuent eux même leur production ou pratiquent l’édition sur Internet. Certains imprimeurs deviennent éditeurs occasionnellement. Là encore la production est assez anarchique.

Le milieu n’est pas porteur et pourtant, Ganndal a développé des collections pour la jeunesse en profitant  de la dynamique des coéditions : soit avec des éditeurs du Nord (Le Sablier, Point de suspension), soit avec des éditeurs des pays africains francophones (NEI, Ruisseaux d’Afrique, Eburnie, Graines de Pensée, Asselar…). Ces coéditions Sud-Sud étaient un réel progrès : elles permettaient (et permettent toujours) de diffuser plus facilement les livres dans la sous-région, chaque éditeur partenaire ayant la responsabilité d’écouler son stock dans son propre pays. Ce système permet de tirer un plus grand nombre d’exemplaires en réduisant les coûts de production et d’assurer une meilleure diffusion de ces livres. Ainsi, très rapidement Ganndal a pu proposer un catalogue assez large pour la jeunesse avec des albums (Le serin), des livres illustrés (La Libellule), quelques albums écrits par des auteurs guinéens hors collection.  Des romans pour enfants du primaire et du collège, retravaillés avec les auteurs pour être accessibles à des lecteurs moyens, ne maîtrisant pas parfaitement la langue française (La case à palabre), deux collections de livres documentaires (Je découvre… et Nimba).

Le livre évolue donc dans un milieu à priori peu favorable. Pourtant il existe des forces positives comme la multitude d’associations de jeunes et d’ONG culturelles qui se lancent dans des créations de bibliothèques ou des actions de sensibilisation au livre et à l’écrit. Elles sont un ferment incontournable dans la mesure où l’action de leurs membres est fondée sur l’analyse de leurs propres difficultés à avoir des livres et la nécessité de commencer à lire jeune, afin d’éviter à leurs frères et sœurs les difficultés qu’ils ont connues.

Dans ce contexte difficile, que peut faire un éditeur pour faire connaître sa production et la promouvoir?

Je m’attarderai sur les expériences tentées depuis un peu plus d’un an pour promouvoir le livre jeunesse. Des livres qui ne sont pas inscrits dans les programmes scolaires, destinés à un public qui n’a pas d’argent et dépend totalement des adultes pour les dépenses culturelles.

Une première expérience fortuite m’a convaincue que les enfants aimaient les livres si on leur en proposait : à la suite d’une vente dans le quartier, j’avais été désolée de ne pouvoir satisfaire les enfants qui n’avaient pas d’argent pour acheter les livres. Je leur ai promis de leur en apporter. La semaine suivante, les enfants n’avaient pas oublié ma promesse et réclamaient les livres. Depuis, je fais des séances de lecture dans la rue, ouvertes aux enfants du quartier, sans information préalable. Les livres sont rapidement pris d’assaut.

La curiosité des enfants existe bien. Mais l’expérience m’a permis aussi de mesurer les obstacles  à la lecture

- Les difficultés de langue, en Guinée, les enfants apprennent le français à l’école et ne le parlent pratiquement pas ailleurs. Leur maîtrise de la langue n’est réelle que dans le secondaire. Dans mon expérience avec les enfants, pour qu’un livre soit accessible même avec les textes les plus simples et l’aide des images, il faut nécessairement passer par les langues du pays et traduire les mots-clefs. Généralement, il y a toujours dans le groupe un aîné, collégien, ou adulte curieux, qui va proposer la traduction si aucun petit n’en est capable.

- les difficultés de lecture : conséquence des difficultés avec la langue. Avec les bons élèves la technique de déchiffrement peut être acquise dès la fin de la 3° année d’école, mais l’accès au sens n’est réel qu’en 5° et 6° année, voire au collège pour les textes plus complexes. Des romans destinés, à priori, à des élèves de fin de primaire ne semblent maîtrisables qu’au collège et encore à condition d’accompagner la lecture quand le vocabulaire est trop difficile.

J’ai acquis la certitude que ces livres intéressent les enfants puisqu’ils les réclament chaque fois que je passe dans la rue et que leur curiosité et leur appétence sont réelles, mais il reste de nombreux obstacles à franchir pour les satisfaire.

Trouver des points de vente

- Le premier travail, mais pas le plus facile, est de convaincre  les libraires de proposer des livres jeunesse africains autres que ceux du programme scolaire. De ne pas les reléguer à l’arrière du magasin, dans un lieu sombre, où ils sont présentés en désordre dans une corbeille peu attrayante. Cela passe par un minimum de pédagogie de notre côté.

- Diversifier les points de vente pour banaliser le livre au point d’en faire un objet d’usage courant, qu’on peut trouver n’importe où. Des essais sont faits : boutique du Centre culturel franco-guinéen, quelques supermarchés. Il reste encore beaucoup à faire : nous étudions la possibilité d’intégrer le réseau des boutiques des stations-services, comme celui des superettes qui touchent une population relativement aisée et couvrent l’ensemble de la capitale et certaines grandes villes de l’intérieur. Le jour où le livre sera vendu à côté des sacs de riz ou avec les sachets de thé, nous n’aurons plus de soucis à nous faire pour la littérature de jeunesse !

 Utiliser les médias pour approcher le livre du public

On parle du livre dans les médias, et pas seulement à l’occasion des grands événements (salon de la BD en février, 72 heures du livre en avril) :
Un hebdomadaire (Le Populaire) nous ouvre une rubrique mensuelle dans laquelle on parle du livre. Pas spécialement des nouveautés. Le but est de familiariser les lecteurs du journal avec la littérature de jeunesse. La plupart des adultes ont grandi sans livres. Le monde des images leur est souvent étranger. Donc pas à pas, on propose une méthode pour lire un album avec un enfant, en faisant découvrir au lecteur, à l’aide des reproductions, le va et vient entre le texte et l’image, ou en mettant en avant le contenu d’une collection et la façon dont elle pourrait être utilisée en classe par exemple. Certains articles ont été réédités à la demande des lecteurs. Preuve  qu’ils ont éveillé leur intérêt.

Une radio privée nous invite régulièrement pour participer à une émission qui s’adresse aux jeunes et est réalisée avec eux. C’est l’occasion de parler des livres en rapport avec le thème traité, comme la violence dans l’éducation, la scolarisation, l’excision,  etc…


Un projet à l’étude serait de lire des extraits de romans pour éveiller la curiosité des enfants et leur donner l’envie de lire ces livres. En effet, le goût de la lecture peut trouver sa source dans la lecture à haute voix. Il est plus facile de lire un texte dont on connaît déjà le sens général. Ce principe était utilisé autrefois comme une récompense (l’heure où le maître ou la maîtresse, prenait un roman et le lisait à toute la classe). Ce principe utilisé dans l’édition des livres-audio pourrait être d’autant plus  efficace que nous sommes dans un pays de tradition orale. Mais tous les enfants n’ont pas les appareils de lecture pour ces supports. La radio semble un bon compromis dans l’état actuel des choses en Guinée.

Un blog nous permet de présenter les collections de la maison d’édition et rend compte des actions qu’on mène en faveur du livre. Comme pour la presse écrite, nous essayons de donner des outils pour utiliser les livres : mention des thèmes, rapport avec les programmes scolaires, idées d’animation. Pour l’instant il est plutôt lu par des jeunes, les difficultés de connexion sont encore un obstacle majeur pour les enseignants moins « branchés » que les jeunes sur les nouvelles technologies. Mais justement cet impact sur les jeunes est un atout. On donne une image dynamique et en retour ils viennent nous chercher pour qu’on les accompagne dans leurs démarches en faveur du livre.

Tisser des partenariats

Parler du livre n’est pas suffisant, on a voulu aussi rapprocher les acteurs du livre des enfants par le biais de partenariats.

________
Rencontre avec l'auteur Saliou Bah

Nous avons établi un partenariat avec le Centre culturel franco-guinéen et nous proposons des rencontres mensuelles entre les enfants et un auteur qui vient présenter un de ses livres. Lectures, découverte du récit à partir des images, discussion sur la technique d’écriture ou le parcours de l’auteur. Dans tous les cas, il faut, dans un premier temps, présenter le livre, en faire découvrir le contenu et pour la jeunesse nous utilisons largement les outils fournis par La Joie par les livres1. Il n’y a pas de canevas fixe, tout dépend du public présent et du livre proposé. Mais seules, les écoles à proximité du centre culturel peuvent bénéficier de ces rencontres.

La ville de Conakry s’étendant tout en longueur, nous organisons des rencontres, toujours à la demande d’un partenaire - école, association ou bibliothèque - dans les quartiers plus excentrés. Ici, les associations de jeunes jouent pleinement leur rôle de relais : elles prennent l’initiative de  sensibiliser les écoles, de leur présenter les livres de la maison d’édition, de nous inviter à leurs manifestations. On peut ensuite établir un partenariat et planifier des rencontres.

Atelier de formation d'auteurs pour la jeunesse

Pour diversifier l’offre de livres, nous avons commencé, avec l’aide de l’Institut français de Guinée, un cycle de formation des auteurs pour la jeunesse, en ciblant comme lecteurs le public des adolescents. Et nous accompagnons les auteurs tout au long du processus de création, que ce soit sur l’intérêt du scénario, le point de vue adopté ou la forme (formation en résidence d’écriture avec Kidi Bebey, prolongée par un travail sur le processus d’écriture par la direction littéraire de Ganndal. 

D’autre part, l’obstacle de la langue étant réel,  nous espérons apprivoiser les adultes en publiant des albums pour enfants multilingues (français plus une ou plusieurs langues nationales). Nous misons sur le fait que les parents hésiteront moins à acheter une histoire traduite dans leur langue et qu’ils pourront lire facilement à leurs enfants2, sans pour autant sacrifier la langue d’apprentissage qu’est le français.

En termes de ventes, les résultats progressent, même s’ils restent modestes. Néanmoins on peut noter comme des signes positifs qu’une école offre des livres comme cadeaux de noël à ses élèves, qu’un projet d’appui à la scolarisation  encourage les jeunes filles  en dotant les classes de nos romans pour enfants.

En attendant que ce programme soit opérationnel, nous commençons une nouvelle expérience dans une école : elle consiste à lire les livres aux enfants dans l’espoir de familiariser les enseignants à la lecture à haute voix pour leur faire prendre le relais. Nous organisons quelques-unes de ces séances devant les parents pour leur faire prendre conscience de l’intérêt de la lecture et les amener à acheter des livres pour l’école ou pour leurs enfants.

 

Grâce à ce travail de fond, commencé depuis un an, nous percevons un  frémissement en faveur du livre pour les enfants. Les classes qui participent aux rencontres avec les  auteurs, repartent enthousiastes. Mais que les adultes qui les accompagnent inscrivent leur établissement scolaire dans un programme de rencontres, voilà qui nous confirme que la littérature de jeunesse commence à trouver sa place à côté de la littérature pour les adultes. De nouveaux auteurs nous proposent des manuscrits. Les associations de jeunes se tournent vers nous. Les médias découvrent le rôle que peut jouer le livre pour enfant à côté du livre scolaire. Et certains parmi nos interlocuteurs commencent à vouloir impliquer les parents d’élèves dans la démarche. Si la demande vient de la base, on peut espérer qu’elle sera efficace.

Notes et références

1. Faire vivre une bibliothèque jeunesse : Guide de l’animateur. Sous la dir. de Viviana Quiñones. La Joie par les livres, 2005.

2. L’enseignement s’est fait dans les langues nationales pendant une quinzaine d’années sous la première République. L’alphabet n’était pas celui adopté par l’UNESCO mais il semble que l’adaptation soit assez facile pour que les adultes puissent lire les textes écrits dans cette nouvelle transcription. Et ça ne posera pas de problèmes à ceux qui sont alphabétisés actuellement dans les langues nationales.


Pour aller plus loin

Marie-Paule Huet

Dans le livre depuis plus de trente ans, passionnée par l'Afrique (Diplôme d’Études Approfondies sur les contes africains), Marie-Paule Huet a participé en tant qu'assistante technique, au développement du Projet franco-guinéen d'appui à la lecture et à l'édition en Guinée (2001-2007). Elle est revenue à Conakry en 2013 pour travailler comme directrice littéraire pour les éditions Ganndal.

Spécialiste de littérature de jeunesse, enseignante, animatrice culturelle et longtemps bibliothécaire, elle croit fermement que pour développer l'édition pour la jeunesse et accompagner les auteurs, il faut aussi pratiquer la lecture avec les enfants, « jouer, en quelque sorte, les équilibristes entre les deux bouts de la chaine du livre."