À la Salaborsa Ragazzi, on lit dans toutes les langues
Comment une bibliothèque publique peut-elle répondre aux besoins culturels des enfants issus de l'immigration ? Comment faire pour valoriser leur langue, leur culture d'origine, tout en les introduisant à l'environnement culturel de leur pays d'accueil ? Avec quels outils, quels livres travailler ? Quelles animations proposer ? Et comment faire pour atteindre ces enfants là où ils se trouvent, même si c'est parfois loin de la bibliothèque ?
Antonella Saracino et Enrica Menarbin proposent des animations en direction des publics d'enfants d'origines variées, animations qu'elles mènent à la médiathèque publique Salaborsa, à Bologne, en Italie. Une expérience positive, qui met en avant la richesse de la diversité culturelle, dans une approche d'échange et de découverte.
Salaborsa est la médiathèque publique de la ville de Bologne, en Italie. Inaugurée en 2001, elle se situe dans un très beau bâtiment sur la place principale de la ville et se compose de deux sections : l’une pour adultes et l'autre pour enfants et adolescents nommée Salaborsa Ragazzi.
Voici quelques chiffres pour mieux comprendre la Salaborsa. L’ensemble de la bibliothèque s’étend sur 5 765 m². Salaborsa Ragazzi, la bibliothèque consacrée aux enfants, occupe une surface de 2 000 m² dont 1 000 m² sont accessibles au public. En 2013, les prêts s’élevaient à 602 051 documents pour les adultes et à 140 294 ouvrages pour la bibliothèque des enfants. Toujours en 2013, on comptait 1 223 819 visiteurs. Le nombre des utilisateurs ayant effectué au moins un prêt au cours de l'année était de 42 685 dans la bibliothèque des adultes et de 12 725 dans celle des enfants. Quarante personnes travaillent à la Salaborsa.
Aujourd’hui, la bibliothèque fait partie du réseau des bibliothèques de la municipalité de Bologne. Le réseau comprend, en plus de Salaborsa, quatorze bibliothèques : une centrale historique et de recherche, onze annexes dans les quartiers et trois bibliothèques spécialisées.
Pourquoi lire dans plusieurs langues à la bibliothèque ?
Bologne compte 382 000 habitants et aujourd’hui un nouveau-né sur trois a un parent d’origine étrangère. Il en est de même au sein de la bibliothèque, nous voyons beaucoup d’enfants nés à Bologne de parents immigrés, des enfants de couples mixtes ou des familles cosmopolites. Cela fait partie de notre métier de nous demander quels sont les besoins de ce public et quelles sont les attentes culturelles qu’une bibliothèque pourrait susciter. Nous tenons à valoriser cette richesse culturelle en soutenant le plurilinguisme et la transmission des langues maternelles des parents aux enfants.
Nous cherchons, par conséquent, à proposer des livres dans le plus grand nombre possible de langues étrangères (soit quatre-vingt-quatre aujourd’hui) et depuis plusieurs années nous organisons des activités de lecture à haute voix pour les bébés et les enfants dans plusieurs langues : japonais, espagnol, russe, anglais, ukrainien…
Les expériences de lecture sont multiples : parfois organisées par des associations, d’autres fois à l’initiative des mamans qui fréquentent la bibliothèque et qui se sont engagées. Nous offrons alors des espaces, des livres et, dans la mesure du possible, des formations sur la lecture à haute voix. Les lecteurs bénévoles en langues étrangères sont une ressource précieuse pour la bonne réussite des activités : ils doivent impliquer dans la lecture à la fois les enfants et les adultes qui les accompagnent, et s’assurer que tout est compréhensible pour tous. C’est pourquoi il est important de les soutenir en leur offrant une formation sur les livres pour enfants et sur les modalités d’interaction durant la lecture à haute voix.
La caractéristique fondamentale de ces activités est que chaque lecture en langue étrangère est ouverte à l’ensemble des utilisateurs de la bibliothèque indépendamment de leur langue maternelle. Les familles et les enfants bilingues trouvent ainsi à la bibliothèque un environnement dans lequel partager et valoriser leur propre langue maternelle en dehors du cadre familial. Ils sont invités à se réapproprier leur propre patrimoine culturel et à le partager avec les autres. Celui qui ne parle que l’italien a la possibilité d’écouter des mots et des sonorités nouvelles et de chanter certaines comptines ou berceuses qui proviennent d’une culture lointaine ou inconnue. Pour les enfants, de plus, cela permet de constater que les lecteurs sont capables de lire dans diverses langues et cela donne un exemple d’ouverture sur le monde et valorise le plurilinguisme.
Que lire et comment lire ?
Organisée en collaboration avec les lecteurs en fonction des exigences de la communauté linguistique de référence et du public visé, chaque activité se caractérise par des particularités spécifiques. Cependant, les modalités de lecture et d’implication des adultes et des enfants suivent toujours une formule récurrente et consolidée. En effet, les activités ont lieu dans l’espace accueillant et informel des salles réservées aux jeunes lecteurs, aménagé avec des coussins et des sièges en mousse. De petits groupes composés d’adultes et d’enfants sont assis par terre, souvent en cercle, les enfants proches de l’animateur. Ils sont alors invités à participer à la lecture en imitant les cris des animaux, en chuchotant ou en haussant la voix, en chantant et mimant de petites comptines avec l’animateur. Une atmosphère de partage se créée ainsi à la fois familiale et communautaire autour des livres et du moment de la lecture.
Ce qui est fondamental pour la bonne réussite d’une lecture en langue étrangère est le choix des livres en fonction du type de public. Notre attention est focalisée sur cet aspect primordial de la promotion de la lecture notamment auprès de la tranche d’âge des tout-petits. En effet, la période de 0 à 3 ans est celle qui permet plus facilement d’instaurer une habitude de lecture, quelle que soit la langue utilisée. Elle correspond aussi au moment où les enfants ont la capacité d’apprendre plusieurs langues en même temps. Pour ces bébés et leurs familles nous lisons des comptines, des berceuses, des livres avec des illustrations d’animaux, car une interaction peut se faire autour des cris des animaux, ou des histoires brèves ayant une structure répétitive qui peuvent s’accompagner de jeux vocaux, de gestes ou de mouvements. Les petits participent en bougeant les doigts, en battant des mains même s’ils ne savent pas encore parler. Les enfants et les adultes essayent de chantonner et de répéter certaines paroles. Souvent les parents étrangers se retrouvent à écouter avec plaisir, de manière inattendue, les histoires ou comptines de leur propre enfance et réinstaurent un contact avec leurs origines. Il est alors naturel qu’ils aient envie de continuer à partager l’expérience de la lecture avec leurs propres enfants une fois retournés à la maison pour leurs transmettre cette part de leur identité.
De même, pour les enfants de 4 à 7 ans, les chansons et les comptines peuvent être utilisées de manière très enrichissante. Pour satisfaire les besoins plus complexes de cette tranche d’âge, nous avons cherché à construire une lecture plus articulée. Les histoires sont racontées par une bibliothécaire et par un lecteur ou une lectrice bénévole en deux langues, dont à chaque fois l’italien. Nous ne traduisons pas l’histoire ou certaines phrases, car cela rendrait l’histoire plus longue, dispersée et éloignerait les deux langues. Nous lisons la même histoire dans les deux langues en même temps, par exemple en faisant la narration dans une langue et les dialogues dans l’autre ou en disant uniquement les mots clés en italien. Le mode de lecture est choisi en fonction de la complexité du texte. Les deux langues concourent ainsi à la narration.
Le type d’histoires le plus adapté à ce type de lecture est la fable classique, qui repose sur une structure très articulée ou cumulative dans laquelle le même élément narratif apparaît plusieurs fois, les mêmes formules ou expressions linguistiques se répètent avec peu de variations. Écouter une fable classique connue, dans une langue différente, signifie retrouver une histoire et des personnages connus qui suivent une ligne narrative rassurante. Nous avons remarqué que cela permettait aux enfants de focaliser leur attention sur l’écoute de la langue et de ses sonorités, de suivre le rythme, d’assimiler des phrases ou des mots qui se répètent et de comprendre la séquence narrative en observant les illustrations et en donnant sens aux expressions du visage et aux tonalités de la voix du lecteur.
Pour autant il n’est pas toujours facile de repérer des livres de bonne qualité en langues étrangères, surtout dans les pays où l’édition jeunesse n’est pas encore énormément développée. Il y a cependant certains classiques pour enfants qui ont été traduits dans plusieurs langues, et qui peuvent constituer des outils précieux pour rapprocher les enfants qui grandissent en Italie de la langue de leurs familles. Prenons par exemple l’histoire de Fifi Brindacier1 en langue tigriña2, qui fut le livre le plus lu parmi les titres choisis par la Bibliothèque « Salaborsa Ragazzi » au printemps dernier, lors d’une fête organisée par des écoles enseignant des langues de l’immigration, dans un parc à la périphérie de la ville, ou encore les histoires d’Elmer3, La Chenille qui fait des trous4 et La Chasse à l’ours5.
Sortir de la bibliothèque
Il est nécessaire d’informer les familles et les enfants sur les opportunités offertes, mais il n’est pas toujours facile d’accéder aux communautés linguistiques qui vivent parfois dans des quartiers éloignés ou qui ne fréquentent pas la bibliothèque. Les lecteurs de langue maternelle étrangère peuvent servir de médiateurs mais le plus efficace est de se rendre dans les lieux de rencontre des communautés ou de travailler directement avec leurs centres culturels.
Pour cela, nous cherchons à réaliser des collaborations et des projets en dehors de la bibliothèque. Nous avons un partenariat avec le Théâtre Testoni, le théâtre de Bologne pour les jeunes avec un espace proposant des livres en libre-accès, avec une possibilité de prêts. Des lectures dans les parcs sont organisées, des livres de la bibliothèque sont présentés lors des fêtes des écoles qui enseignent dans les langues de l’immigration. De plus, une collaboration a été instaurée entre « Salaborsa Ragazzi » et les centres de vaccinations et les pédiatres à travers le projet « Nati per Leggere» « Nés pour Lire ». Dans tous ces lieux, nous présentons l’offre proposée par la bibliothèque en mettant en valeur la quantité de langues disponibles autres que l’italien.
Nous avons aussi entrepris une collaboration avec le Centro « Zonarelli » di Bologna, qui promeut des activités interculturelles, accueille les associations des communautés étrangères et propose des cours de langues. En juin 2013, nous avons participé à la fête de fin d’année des écoles dans ce centre culturel, à l’intérieur d’un parc en zone périphérique dans laquelle habite une population immigrée. À cette occasion, nous avions apporté une sélection de livres en langues étrangères et proposé la lecture à haute voix de l’album illustré Tararì tararera d’Emanuela Bussolati. Il s’agit d’un livre écrit dans une langue inventée, le “piripù”, que tous comprennent grâce aux onomatopées, aux illustrations, et aux jeux avec la voix auxquels la graphie du texte invite.
Lire un album dans 22 langues
Dans le cadre de la Journée Internationale de la Langue Maternelle, le 24 février 2014, un événement a été organisé simultanément dans différentes bibliothèques de Bologne : la lecture multilingue de l’histoire d’Eric Carle La Chenille qui fait des trous. C’est le classique de la littérature jeunesse le plus traduit au monde, soit en 56 langues. Nous avons choisi ce livre car cette histoire est connue et appréciée par les enfants et les parents partout dans le monde. C’est un livre parfait pour la lecture à haute voix, notamment pour les plus petits.
Nous avons lancé un appel au sein de la bibliothèque, sur notre site internet et sur les réseaux sociaux pour inviter ceux qui souhaitaient participer à cette lecture à envoyer à la bibliothèque une copie de l’histoire ou à devenir lecteurs d’un jour dans leur langue maternelle. Nous avons commencé en impliquant les utilisateurs habituels de la bibliothèque et les associations qui font ou ont fait des lectures en langue étrangère. La collaboration avec la section adulte a été très importante afin d’impliquer un nombre suffisant de lecteurs bénévoles dans un large panel de langues. En effet, depuis deux ans, la bibliothèque forme des usagers d’origine étrangère qui proposent de devenir promoteurs de la bibliothèque auprès de leurs compatriotes. Après avoir suivi une formation précise sur la bibliothèque, ses espaces et services, ces « médiateurs bénévoles » réalisent des visites guidées dans leur langue maternelle. D’autres services sont également proposés, comme les cours de langue italienne pour les étrangers ou « le rendez-vous de pratique orale », des séances de conversation avec des bénévoles en anglais, en espagnol, en russe, en italien…
Dans ce contexte de fidélisation et de participation à la vie de la bibliothèque, de nombreux usagers d’origine étrangère qui participent aux activités de la section adultes ont adhéré aussi aux lectures en langue étrangère de la « Biblioteca Ragazzi » organisées pour le 21 févier 2014.
Grâce à ce réseau, plusieurs lecteurs se sont ainsi proposés, soit pour lire, soit pour apporter un exemplaire du livre. La disponibilité des lecteurs bénévoles a été très importante. Certains ont même traduit l’histoire quand un exemplaire dans leur langue n’était pas disponible. Plusieurs ont participé à une rencontre de formation sur la lecture à haute voix pour les enfants. Nous avons aussi été touchés par l’implication d’adolescents de la seconde génération. L’après-midi du 21 février 2014, dans neuf bibliothèques de Bologne, plus de trente bénévoles lisaient au même moment la même histoire, et ce en vingt-deux langues différentes : chinois, français, anglais, philippin, roumain, tamil, espagnol, russe, japonais, hongrois, urdu, arabe, allemand, hollandais, dialecte bolognais, langue italienne des signes, perse, bulgare, bengali, amharique. Dans tous les cas, la lecture était initiée en italien car c’est la langue commune à tous les enfants qui grandissent à Bologne.
Des initiatives à poursuivre…
Les lieux où des cours de langue italienne sont proposés aux étrangers, comme certaines écoles de la ville, se sont organisés pour effectuer des lectures dans plusieurs langues grâce aux professeurs et aux parents. Des albums illustrés sont de plus en plus demandés au sein des bibliothèques et ce en plusieurs langues. Dans les jardins de la ville il n’est pas rare de rencontrer des mamans lisant dans leur propre langue à un groupe d’enfants. Pour continuer sur cette lancée, nous avons déjà commencé à organiser la Journée Internationale de la Langue Maternelle qui aura lieu le 21 février 2015, en espérant collaborer avec d’autres institutions de la ville de Bologne, afin d’atteindre encore plus de familles et peut-être faire des lectures multilingues une habitude dans les écoles de Bologne…
Notes et références
1. Fifi Brindacier (Pippi Långstrump en suédois) est le personnage principal d'une série de romans pour enfants écrits à partir de 1945 par l'auteur suédoise Astrid Lindgren. Ces livres ont été traduits dans le monde entier et sont devenus des classiques de la littérature de jeunesse. †
2. Le tigriña est parlée essentiellement au nord-est de la Corne de l'Afrique. C'est la langue officielle de l'Érythrée. †
3. Elmer, un éléphant en patchwork bariolé, personnage d'albums pour enfants créé par David McKee. †
4. La Chenille qui fait des trous (The Very Hungry Carterpillar en anglais) est un livre écrit et illustré par Eric Carle. †
5. La Chasse à l’ours (We're Going On A Bear Hunt en anglais) a été écrit par Michael Rosen et illustré par Helen Oxenbury. †
Pour aller plus loin
- Antonella Saracino est chargée des services au public et du patrimoine documentaire de la Salle des bébés (0-3 ans) à la Bibliothèque Salaborsa Ragazzi de Bologne (Italie), notamment en ce qui concerne les livres et les activités en langues étrangères.
- Enrica Menarbin, bibliothécaire à la Salaborsa Ragazzi de Bologne (Italie), est en charge du développement des collections en langues étrangères et des projets pour l'inclusion sociale et la diversité culturelle.
- Le site de la Salaborsa Ragazzi (consulté le 16.07.2014)