Faire lire les jeunes en Haïti

Entretien avec Jimmy Borgella, bibliothécaire engagé

Propos recueillis par Kidi Bebey, journaliste et auteure
Photographie de Jimmy Borgella

Il a été distingué en 2015 par l’ILA, International Literacy Association, comme étant l’un des 30 jeunes remarquables du monde pour leurs initiatives en faveur du livre et de la lecture. Jimmy Borgella, 28 ans, veut contribuer à l’épanouissement et à l’autonomisation des jeunes haïtiens, grâce à son programme d’action « À livres ouverts ».

 

Parlez-nous de vous. Quel parcours familial avez-vous eu et quelles études avez-vous effectuées ?

Je suis né en novembre 1988 à Port-au-Prince, au sein d’une famille de cinq enfants. De 2001 à 2008, j’ai eu le privilège de fréquenter le Lycée Alexandre Pétion – la plus ancienne et la plus prestigieuse école publique d’Haïti. Dans ce lycée, je me suis fait remarquer en fondant le magazine culturel et littéraire Mardi Mag.

Le livre tenait-il une place importante dans votre famille ?

Je ne viens pas d’une famille lettrée car mon père et ma mère n’avaient pas fait d’études avancées. Je n’ai pas été élevé dans une ambiance où la lecture était une habitude. Mais mes parents ont toujours voulu que mes frères, ma petite sœur et moi devenions « des gens de grande importance » au sein de la société haïtienne. Ils disaient fréquemment que tout ce qu’ils pouvaient nous offrir comme armes de combat dans la vie c’était nos livres – les manuels scolaires.

Quand avez-vous commencé à vous intéresser aux bibliothèques ?

En 2009, j’ai intégré l’équipe du lycée comme bénévole pour la réouverture et l’animation de la bibliothèque, qui trop longtemps était restée fermée. Mais pour être honnête, j’ai réellement découvert la profession de bibliothécaire sur le tas. Après cette expérience à Pétion, j’ai intégré, en mars 2011, la Bibliothèque nationale d’Haïti comme fonctionnaire de l’État, par voie de concours. Et depuis, je me suis frayé tout un chemin d’auto-formation. J’ai suivi des cours et participé à des séminaires sur la gestion de projets, le leadership, la médiation à la lecture, le fundraising avec des institutions françaises comme l’École centrale de Lille, l’Association française des fundraisers, l’Institut français, etc.

Qu’est-ce qui vous a donné envie de créer « À livres ouverts » ?

Je suis né avec le désir et la motivation de créer, de transformer, d’innover. J’ai toujours voulu me rendre utile quand le besoin se faisait sentir. D’ailleurs, je le dis à chaque fois aux volontaires de VIE Jeunes1 : « Tout ce qui mérite d’être fait, doit être fait ; et si vous avez pris l’engagement de le faire, autant bien le faire car c’est ainsi que vous marquerez une énorme différence ».

Vous êtes idéaliste ?

J’ai un rêve ! Celui de l’avènement d’un jour où la jeunesse haïtienne émergera et accèdera à tous les niveaux de la gouvernance sociale, culturelle, économique et politique. Alors cette jeunesse, je me bats pour son plein épanouissement et son autonomisation. Et la lecture constitue l’un des moyens indispensables à cette émergence. L’urgence d’agir en Haïti pour la démocratisation de la lecture publique a provoqué ma motivation et me pousse à consacrer une bonne partie de mes activités au livre et à la lecture.

En quoi consiste exactement « À livres ouverts » ?

C’est un programme parmi plusieurs projets au sein de l’organisation VIE Jeunes dont je suis le président fondateur. Son objectif consiste à contribuer à l’épanouissement et à la croissance des enfants et des jeunes en leur facilitant l’accès à l’information et aux loisirs tout en éveillant chez eux le goût de lire et d’écrire, afin de prévenir le décrochage scolaire, l’illettrisme, l’analphabétisme et surtout le sous-développement mental. Et cela s’articule sur l’éducation, la culture, l’environnement, le sport et la santé par l’entraide et la solidarité.

Le projet « À livres ouverts » regroupe plusieurs projets et une quantité d’actions de médiation à la lecture. Ainsi, il comporte déjà un Camp national de lecture ainsi qu’un concours d’orthographe et il se déploiera bientôt encore avec un événement culturel hebdomadaire, un festival « Lire à cœur » et une émission littéraire télévisée.

 

L’ambition est immense !

Oui. Nous comptons aussi mettre en place en 2016 de nombreuses autres activités comme un réseau de clubs de lecture, un forum de réflexion sur la lecture publique sur le thème « Entreprenariat social et bibliothèques », un « Prix littéraire À livres ouverts » qui distinguera de jeunes écrivains du secondaire (3ème à la Philo) à la fin avril et enfin un réseau de bibliothèques communautaires. De plus, aujourd’hui nous envisageons de passer à « VIE Jeunes International » et très bientôt, nous allons procéder au lancement de « VIE Jeunes en République Dominicaine », le pays voisin.

Votre organisation doit être tout particulièrement compliquée…

C’est assez complexe à définir en termes de schéma organisationnel. Nous essayons de concevoir « À livres ouverts » en même temps que nous testons sur le terrain certaines activités pratiques. L’avantage c’est que nous sommes assez patients et nous savons persévérer dans l’action. Pour l’instant, nous travaillons avec tous les volontaires sur le reformatage du programme en vue de pouvoir mieux l’évaluer et choisir nos priorités finales.

Dans quel contexte travaillez-vous ? Que peut-on dire de la lecture des jeunes en Haïti ?

Haïti fait face aux deux phénomènes majeurs de l’analphabétisme et l’illettrisme, sur lesquels malheureusement les gens – et en particulier les autorités – ne mettent pas l’accent. De nombreux jeunes souffrent de cette négligence criante. Ils n’accèdent pas à la culture que le livre pourrait leur apporter parce qu’ils n’évoluent pas dans un environnement favorable à l’épanouissement et au développement de cette culture. Tout ceci est dû à l’absence d’infrastructures appropriées. La bibliothèque, qui est un complément au système scolaire, n’est pas une priorité de l’État. Il n’existe aucune politique réelle de lecture publique pour la mise en place de programmes de création et d’aménagement d’espaces adéquats ; aucun contrôle sur le fonctionnement général des institutions scolaires et universitaires ; aucune école supérieure pour la formation des professionnels du livre ; aucune subvention pour des initiatives prises par des jeunes pour le développement de la lecture ; aucune valorisation des quelques professionnels qui, en dépit des circonstances, offrent des services comme les nôtres.

 

La démarche de votre structure est-elle comprise par les Haïtiens ? Trouvez-vous du soutien ?

Bien sûr que la démarche est comprise. Cependant, ce qui reste paradoxal c’est qu’elle est très peu encouragée. C’est toujours une véritable lutte de vouloir servir alors que les moyens et les conditions ne sont pas réunis. Nous ne sommes subventionnés ni par le gouvernement, ni par le secteur privé, ni par les ONGs ou les organisations internationales. D’ailleurs, nous avons fonctionné quatre ans avec un bureau virtuel et sans budget.

Avec quels livres travaillez-vous ? Comment les obtenez-vous ? Comment les choisissez-vous ?

Cela fait plus de deux ans que nous expérimentons le programme « À livres ouverts » en même temps que nous le concevons. Et ceci constitue pour nous la meilleure approche car elle nous offre une certaine capacité de modifier et réinventer les activités et leur mise en œuvre. Nous avons travaillé dans le cadre des activités passées en grande partie avec des ouvrages jeunesse provenant en majorité des fonds personnels des volontaires. La Bibliothèque de l’Amitié possédait elle aussi une petite collection d’ouvrages. Pour le Camp national de lecture, nous avons eu des ouvrages grâce au ministère de l’Éducation nationale pour les animations. Après les activités, nous avons choisi de laisser les livres dans les centres d’animation entre les mains des animateurs pour qu’ils puissent continuer leurs actions mais toujours sans ressources financières. Ce qui représente pour eux un véritable calvaire.

Comment les rôles sont-ils répartis au sein du projet ?

Taïna Tranquille Petit et moi sommes les deux principaux initiateurs du programme « À livres ouverts ». Elle est d’ailleurs co-fondatrice de VIE Jeunes. Aujourd’hui, elle travaille surtout comme consultante car elle est secrétaire générale de l’Association des bibliothécaires documentalistes et archivistes d’Haïti (ABDAH). Elle assure le développement du volet d’animation lecture pour les enfants. D’ailleurs, elle en fait l’expérience chez elle avec les enfants de son quartier, tous les dimanches, et cela l’aide à faire des recommandations stratégiques sur la duplication de ce volet de notre travail dans d’autres communautés.

Quant à moi, j’assure la représentation stratégique, l’identification et la mobilisation des ressources, ainsi que le développement des partenariats. Behring Lainé, un jeune extraordinaire de seulement 20 ans, est devenu le coordonnateur général du programme. Il travaille avec plus d’une vingtaine de volontaires en direct, sans compter les 51 animateurs bénévoles du Camp national de lecture. Nous avons plus de 250 volontaires dont près d’une soixantaine sont actifs. Étant donné que nous avons fonctionné depuis quatre ans avec un bureau virtuel, nous savons par moments aller vite, mais certaines fois, c’est très compliqué. Donc nous convoquons les volontaires au besoin, en lançant à l’interne des appels pour la présentation d’un nouveau projet ou pour évaluer le fonctionnement général de VIE Jeunes.

Comment les animateurs sont-ils formés ? Sur quelles ressources humaines et livresques pouvez-vous compter ?

Pour pallier nos faiblesses, il nous faut mettre l’accent sur la formation et le perfectionnement des cadres. Nous sommes donc à l’affût de programmes de bourses (formations et stages) pour nos volontaires à tous les niveaux. L’année dernière nous avons assuré nous-mêmes la formation des bénévoles grâce à l’appui de Wadley Zephirin, qui est bibliothécaire et médiateur culturel, de Jean Midley Joseph de la bibliothèque municipale de Petit Goâve (annexe de la Bibliothèque nationale d’Haïti) et de Taïna Tranquille. D’autres animateurs du groupe sont des travailleurs sociaux et viennent de l’Université d’État d’Haïti. J’en profite pour les féliciter et les remercier de nous avoir rejoints dans la construction de ce vaste chantier. Par ailleurs, certains volontaires savaient déjà animer des activités de lecture dans leurs quartiers, écoles et églises. Tout ceci contribue à la bonne marche des activités et les ressources documentaires utilisées sont en majorité des livres jeunesse.

De quelles réalisations êtes-vous le plus fier ?

Je ne sais pas comment répondre à cette question. Si vous voulez parler de ma vie en général, je dirai que VIE Jeunes est ma plus grande réalisation et celle dont je suis le plus fier. Pour parler plus spécifiquement de VIE Jeunes, je soulignerai trois grandes réalisations : « Assistance Scolaire », « À livres ouverts » et « L’Académie haïtienne de jeunes leaders » qui cherche à favoriser l’émergence et l’accession de la jeunesse à tous les niveaux de la gouvernance sociale, culturelle, économique et politique.

Que vous apporte le fait d’avoir été cité dans la liste de l’ILA? Quels rapports entretenez-vous avec cette institution ?

Cette nomination m’apporte aujourd’hui plus de motivation, de courage, de sagesse et de détermination. Elle m’offre la possibilité d’élargir mes horizons et me permet de me projeter plus en profondeur dans mes initiatives, car seuls les plus courageux, qui savent persévérer dans l’action individuellement ou collectivement, parviendront à réussir. Elle est aussi et surtout un appel m’invitant à faire davantage partie de la solution plutôt que de chercher à poser des problèmes qui se superposeraient aux problèmes déjà existants. Elle est pour moi un démenti formel à tous ceux qui croient, en Haïti, que les jeunes sont nuls et incapables.

J’ai rejoint l’ILA comme membre. Ceci me met en connexion avec un nouveau réseau de plus de 600 000 professionnels qui agissent pour contrer l’analphabétisme dans le monde.

Vous êtes allé à des congrès de l’IFLA. Qu’est-ce que cela vous a apporté ?

Depuis 2014, je participe aux congrès mondiaux des bibliothèques et de l’information de l’IFLA, International Federation of Library Associations and Institutions (Lyon, Le Cap) grâce à une bourse d’excellence du Cfibd2. Cette expérience apporte bien entendu plus de clarté dans ma vie personnelle et professionnelle et alimente mon choix de faire carrière dans le domaine des bibliothèques. Je suis désormais membre du comité permanent de la Section « Alphabétisation et lecture » et aussi membre correspondant de la Section Amérique Latine et les Caraïbes de l’IFLA. Il s’agit pour moi d’une expérience professionnelle internationale de haut niveau qui me met au cœur de l’information et m’aide à acquérir davantage de connaissances pratiques sur les grandes politiques stratégiques de développement portant sur le rôle des bibliothèques dans une dynamique de promotion d’accès à l’information. Elle m’offre également des ouvertures socio-professionnelles sur le monde et des moyens de pouvoir jouer un rôle déterminant dans la construction d’une société haïtienne forte, axée sur le renforcement et/ou la création de structures de bibliothèques.

Quel est le livre qui vous a le plus marqué quand vous étiez petit ?

À l’âge de 18 ans, j’ai lu Porté disparu, un roman historique de mon professeur d’espagnol au lycée, M. Antoine Jeudy ! Ce professeur reste et demeure mon premier auteur préféré. Si je ne me trompe pas, je crois que c’est le premier livre que j’ai lu du début jusqu’à la fin.

Notes et références

1. Volontariat pour l’Intégration et l’Encadrement des Jeunes.

2. Comité français international bibliothèque et documentation.


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