L’édition de jeunesse francophone face à la mondialisation : un compte-rendu de quelques articles
Le colloque, organisé par l’université Paris 13 et la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord, en juin 2008, a réuni des universitaires de l’ensemble de la francophonie sur le thème de l’édition de jeunesse francophone face à la mondialisation. La mobilisation, sur un tel sujet, d’universitaires de champs disciplinaires différents et de pays variés, est suffisamment rare pour être soulignée et constitue, en soi, un événement important.
Les actes de ce colloque, publiés par les éditions L’Harmattan, permettent de revenir sur l’état des lieux qui a été esquissé au cours des différentes interventions, état des lieux qui reste d’actualité, trois ans plus tard, pour de nombreux pays, à l’exception des pays arabes où les événements politiques récents suspendent toute possibilité d’analyse du contemporain. Notons, par ailleurs, que la mondialisation étudiée n’inclut aucune communication sur l’édition numérique.
C’est à Luc Pinhas, co-directeur d’un précédent ouvrage intitulé Situations de l’édition francophone d’enfance et de jeunesse (L’Harmattan, 2008) que nous avions présenté dans Takam Tikou n°15, puis à Michel Manson, professeur en sciences de l’éducation à l’université Paris 13, que revient la charge d’introduire ce colloque. Le premier s’interroge sur la capacité des éditeurs de jeunesse francophones à maintenir une diversité face à un contexte culturel et linguistique à dominante anglo-saxonne. Le second replace, dans une perspective historique, la question de la mondialisation, constatant qu’à l’Europe des Lumières, où les livres français circulaient de manière hégémonique dans toute l’Europe, succède un XIXe siècle qui se replie sur des littératures en langues nationales à forte valeur identitaire.
Notre compte-rendu s’est focalisé sur les communications touchant aux régions sur lesquelles Takam Tikou exerce une veille éditoriale et un travail de mise en valeur de la production jeunesse depuis de nombreuses années. Nous avons dépouillé les articles dans l’ordre de l’organisation du livre en quatre chapitres : état des lieux ; écritures et réception ; les éditeurs- études de cas ; et enfin, ouvertures et frontières. Nous proposons un bref résumé des argumentaires développés.
L’état des lieux dans la francophonie du Sud
À Maurice
Christophe Cassiau-Haurie, conservateur de bibliothèque, a dirigé le Centre culturel français de Rose-Hill. Il expose de façon très précise la situation paradoxale du livre de jeunesse à l’île Maurice où l’on note une absence d’auteurs et une faible production, alors que les écoles ont de petits budgets qui leur permettraient d’acquérir des livres, qu’il existe un réseau de bibliothèques, qu’une certaine bourgeoisie fréquente les librairies, et que l’île possède plusieurs imprimeries suffisamment grandes pour honorer des commandes venues de toute la région. La langue d’édition est majoritairement le français, devançant largement l’anglais (très présent dans les librairies grâce à l’exportation), et aucune maison ne publie en créole ou en hindi. Le seul succès notable est celui de la série des Tikoulou illustrée par Henri Koombes aux Éditions Vizavi, avec 100 000 exemplaires tirés pour les dix titres de la série. L’édition mauricienne pour la jeunesse reste à bâtir et elle pourrait prendre exemple sur la presse pour la jeunesse, plus dynamique, avec trois titres en hindi et deux en français (Z’ouais et Le Journal des enfants de L’Express).
Au Maroc
Abdallah Mdarhri Alaoui, professeur à la faculté des Lettres et des Sciences humaines de l’université Mohammed V à Rabat, dresse un très intéressant bilan de la situation éditoriale pour la jeunesse au Maroc.
Les progrès en matière d’édition sont sensibles, à la fois en français et en arabe. On note aussi une émergence de livres en amazighe. Près du tiers des lecteurs lisent en français et leur nombre est en progression. Les livres et la presse édités en France dominent le marché, malgré la progression de productions locales ou venant des pays du Moyen-Orient. Trois maisons d’édition sont particulièrement dynamiques : Yomad, Marsam et Yanbow Al Kitab. Ces maisons s’attachent à proposer aux lecteurs des ouvrages enracinés dans la culture locale, mais la minorité de la population qui peut acheter des livres semble plus attirée par les livres français. Cette production francophone est subventionnée par l’Ambassade de France, ce qui peut avoir comme effet négatif de dispenser les pouvoirs publics du pays d’une véritable politique de soutien au livre et à la lecture.
Au Rwanda, en Centrafrique, au Congo et en République démocratique du Congo
Amande Reboul constate que, malgré un fort potentiel d’auteurs, notamment des dessinateurs de bande dessinée dont certains, qui ont fait carrière en Europe, sont bien connus (Pat Masioni, Barly Baruti, etc.), l’organisation déficiente de la chaîne du livre limite lourdement les ambitions des éditeurs. Ainsi, le Burundi et la République Centrafricaine n’ont aucun éditeur jeunesse, tandis que le Rwanda et le Congo n’en comptent qu’un seul : respectivement Bakamé et Mokand’Art.
Les librairies, peu nombreuses, sont confrontées à l’étroitesse du marché et à la concurrence informelle – difficile à mesurer de fait – des marchands de rue qui proposent ouvrages neufs et d’occasion. Si l’achat de livres scolaires est ancré dans les habitudes, il n’en est pas de même pour le livre de jeunesse qui reste perçu comme un objet de luxe.
La défaillance du cadre législatif explique en partie les difficultés de la chaîne du livre : pas de respect du droit d’auteur, taxes importantes sur l’importation des matériaux nécessaires à la fabrication du livre, et taux de TVA identiques à ceux des autres produits (autour de 18 %).
Seule une stratégie de coopération entre les différents secteurs, un développement de la formation professionnelle et une implication des États permettrait de faire évoluer la situation. À noter que le Cameroun se singularise, dans cette région, par sa vitalité.
En Tunisie
Emna Saïdi, jeune doctorante à l’Université de Paris 13, retrace l’histoire de l’édition de jeunesse en Tunisie depuis la fin du protectorat français jusqu’à nos jours. La Tunisie est passée d’une édition et d’une diffusion nationalisées, de 1964 au début des années 1980, à une édition privée, qui, en 2000, éditait 80% du marché total – l’État ne publiant plus que les livres scolaires.
Ce n’est qu’à partir des années 1970 que les auteurs tunisiens ont commencé à écrire pour la jeunesse en langue française. Mais, jusqu’aux années 1990, la production tunisienne en français ne dépasse pas 10 %. Aujourd’hui, on assiste à une augmentation des parutions francophones avec une moyenne de 95 titres par an. Vingt maisons d’édition produisent des livres pour enfants et, parmi elles, 14 éditent en français. Emna Sïdi analyse ensuite les lignes éditoriales de quelques maisons comme Cérès, Alif, les éditions de l’Arbre, Sildar, Yamama, ou encore, Appolonia, seule maison à publier de la bande dessinée. Ce secteur reste fragile car le livre pour la jeunesse n’est pas véritablement reconnu et le français est en net recul dans les programmes scolaires. Même si les publications pour la jeunesse en langue arabe sont plus nombreuses, elles connaissent des difficultés similaires aux productions francophones.
Du côté de l’analyse des récits, tant en français qu’en arabe, Emna Saïdi note qu’ils restent tous marqués par une optique pédagogique. Les questions de société, de politique, de sexualité en ont été exclues et il n’existe pas de véritable littérature pour les adolescents. La majorité des bibliothèques perpétuent une vision scolaire de la lecture.
Les livres ne répondent plus aux attentes d’une jeunesse qui a changé, conquise par les nouvelles technologies.
En Haïti
Kiera Vaclavik, maître de conférence à la Queen Mary University, à Londres, travaille sur les livres publiés en Haïti et dans la diaspora, ainsi que sur les représentations d’Haïti dans la littérature pour la jeunesse. Elle pose ici la question de la mondialisation dans le contexte d’une Caraïbe, certes ouverte au métissage, mais qui souffre d’un déséquilibre entre importation massive de livres étrangers et production locale : quels sont les écarts de représentations entre les littératures de jeunesse française et haïtienne, et en quoi peuvent-ils poser des problèmes de réception et d’identité chez les jeunes lecteurs haïtiens ?
Après un siècle de colonisation française, Haïti devient indépendante en 1804. Mais d’importants liens, notamment linguistiques, demeurent entre les deux pays – le français étant l’une des deux langues officielles. Dans la littérature française, on trouve de nombreuses représentations d’Haïti dès le XVIIIe siècle. Kiera Vaclavik s’attarde particulièrement sur un titre à succès de l’édition contemporaine, Rêves amers de Maryse Condé, pour dénoncer le caractère misérabiliste de ces récits sur la vie haïtienne. Si les jeunes Haïtiens ont besoin de livres écrits pour eux, ils ont aussi besoin que ces récits soient le fait d’auteurs caribéens.
Pourtant, l’édition pour la jeunesse existe bel et bien en Haïti. Sur la dizaine de maisons d’édition que compte le pays, sept publient des livres pour la jeunesse. Depuis 2001, ces maisons organisent avec succès une Fête du livre à Port-au-Prince. En 2009, 208 titres étaient disponibles, dont 25 nouveautés en français et en créole. Tous les éditeurs ont la volonté d’offrir des ouvrages adaptés aux réalités d’aujourd’hui. Citons les éditions Choucoune, Areytos, reprises en 2009 par Kopivit-l’action sociale, les éditions CUL et, enfin, Editha, anciennement Hachette Deschamps, qui a lancé en 1998 sa première collection pour la jeunesse.
Écritures et réception
L’émergence de la littérature et de l’édition d’enfance et de jeunesse en Afrique francophone : l’apport féminin
Kodjo Attikpoé (Togo), chercheur associé au Centre de recherche sur l’espace francophone de l’université du Nouveau Brunswick, s’intéresse au dynamisme des femmes pour faire émerger une littérature et une édition de jeunesse en Afrique francophone.
Kodjo Attikpoé procède d’abord à une analyse des auteurs et de leur statut et constate que nombre de ces femmes écrivent pour les deux publics – adultes et enfants –, comme Véronique Tadjo, Fatou Keïta ou Micheline Koulibaly, tout en poursuivant des carrières universitaires. Leurs intentions pédagogiques sont souvent très marquées. On pense, par exemple, à la collection « Mouss » des Nouvelles éditions africaines du Sénégal, dans laquelle Fatou Ndiaye Sow traitait des droits des enfants.
Mais certaines femmes ont poussé le défi jusqu’à la création de maisons d’édition spécialisées. Kodjo Attikpoé décrit alors le parcours de trois maisons d’édition exemplaires : celle de Béatrice Lalinon Gbado qui crée les éditions Ruisseaux d’Afrique au Bénin en 1998, afin d’offrir un espace de création aux jeunes talents en écriture et en peinture ; celle d’Agnès Gyr-Ukunda qui fonde les éditions Bakamé en 1995 pour apporter un soutien psychologique et moral aux enfants rescapés du génocide rwandais ; enfin, celle de Fatou N’diaye Sow qui crée Falia productions enfance en 1995 pour promouvoir les activités culturelles de l’enfant dans différents domaines.
Toutes ces femmes se battent pour la lecture des jeunes car elles en ont compris l’enjeu fondamental : doter les lecteurs africains de récits ancrés dans leur propre patrimoine. Kodjo Attikpoé conclut néanmoins qu’une implication des hommes aiderait à légitimer cette littérature.
Les éditeurs, études de cas
Stratégies et valeurs de la collection « Afrique en poche » (Edicef/ NEA)
Michel Magniez, qui enseigne les techniques d’expression-communication à l’université de Picardie Jules Verne, explique pourquoi les grands groupes de l’édition française se sont d’abord intéressés au marché du livre scolaire en Afrique francophone, avant de compléter leur offre par des ouvrages de littérature pour la jeunesse, souvent en partenariat avec des éditeurs africains. Il prend pour exemple la collection « Afrique en poche », fruit d’une collaboration entre EDICEF, une filiale d’Hachette Livre, et NEA (Nouvelles Éditions Africaines) à Dakar. Il commence par retracer l’historique de cette collection, créée en 2001, et qui réédite des ouvrages parus depuis le début des années 1970 dans la collection « NEA-Edicef jeunesse ». Puis il analyse les types de récits en insistant sur leur côté hybride, à cheval entre le conte, la nouvelle et le roman.
Ouvertures et frontières
La littérature de jeunesse dans les établissements scolaires marocains : enquête locale dans la ville de Beni-Mellal
La littérature de jeunesse francophone au Maroc ne cesse de se développer et de gagner en qualité. Mohamed Bahi, professeur à la faculté des Lettres de Beni Mellal, a enquêté sur la présence de ces livres dans deux écoles primaires et un collège, à la bibliothèque municipale et au centre de formation des instituteurs. Il constate que l’espace consacré à la littérature de jeunesse est réduit (voire inexistant), que les livres proposés ne sont pas attractifs et que le personnel n’est pas suffisamment formé.
Cette situation est le résultat de l’absence d’une véritable politique en matière de livres de jeunesse pendant des décennies, alors même qu’il y a eu des tentatives pour promouvoir les lieux de lecture : création de l’Inspection des bibliothèques scolaires, création de vingt-cinq médiathèques dans des lycées et des collèges par une ONG italienne, création de 70 médiathèques, dont une à Beni Mellal, par le ministère de la Culture en collaboration avec l’Ambassade de France…
Parallèlement, des systèmes de soutien à la publication ont été mis en place par le ministère de la Culture, celui de l’Education nationale et l’ambassade de France au Maroc. Des associations travaillent aussi à la promotion de la lecture, comme l’Association Appui aux bibliothèques rurales. Mais tous ces dispositifs ne sont pas suffisants et les livres parviennent trop peu jusqu’à leurs destinataires. À partir de ce constat, Mohamed Bahi analyse la production éditoriale : quelles maisons d’éditions, quels types de livres (récits et thèmes), et quelle pénétration dans les familles.
En conclusion
Jean Foucault, chercheur associé au Centre de recherche Textes et Francophonies de l’université de Cergy, conclut ce colloque par un appel à la constitution d’un groupe de travail, afin de poursuivre ces recherches sur l’édition pour la jeunesse francophone. Et il lance quelques pistes : les ventes de livres dans chaque pays, le rapport entre les langues, le statut des écrivains, la sociologie de la lecture en l’ouvrant aux pratiques culturelles d’aujourd’hui, les genres littéraires, les rapports entre l’oralité et l’écriture et les différents regards portés sur les enfants…
Les enjeux du livre et de la lecture, dans nombre de ces pays où la jeunesse représente plus de la moitié de la population, sont en tout cas de taille.
Pour aller plus loin
L’Édition de jeunesse francophone face à la mondialisation. Actes du colloque organisé par l’université Paris 13 et la Maison des Sciences de l’Homme Paris-Nord les 26, 27 et 28 juin 2008. Sous la dir. de Jean Foucault, Michel Manson et Luc Pinhas. Paris, L’Harmattan, coll. Références critiques en littérature d’enfance et de jeunesse, 2010.