Faire lire les adolescents de Guinée : la démarche d’un éditeur

Propos recueillis par Jenny Etondé
Photographie de Marie-Paule Huet

 

En Guinée, les éditions Ganndal ont lancé en 2015 une collection d’ouvrages adaptés aux lycéens. Deux romans déjà témoignent d’un processus d’écriture et d’édition démarré trois ans auparavant par la création d’une pépinière d’auteurs. Chercheuse de talents et directrice littéraire, Marie-Paule Huet raconte le pourquoi et le comment de cette démarche.

D’où vous est venue l’idée de créer un fonds de littérature jeunesse pour les adolescents de Guinée ?

Les éditions Ganndal publient des manuels scolaires, des albums pour les très jeunes lecteurs, des premières lectures… Ma démarche est née d’un constat, celui du manque cruel de livres pour les adolescents en Guinée. Lorsque je dis « ados »je parle ici des lycéens. En général, la seule chose qu’ils ont à lire, ce sont les livres du programme scolaire. Ils sont censés connaître les grands romans classiques africains, comme L’Enfant noir de Camara Laye, Le Cercle des Tropiques de Alioum Fantouré,  Le Soleil des indépendances, de Amadou Kourouma1, etc. Il se trouve que rien de récent n’a étéajoutéàce corpus. Ainsi les jeunes doivent lire Les Crapauds-brousse de Tierno Monénembo, paru en 1979, mais aucun des livres récents de cet auteur, qui en a pourtant écrit beaucoup d’autres. Les programmes scolaires sont en quelque sorte restés figés dans une image de la littérature africaine des débuts et n’ont pas suivi l’évolution littéraire plus actuelle. À côté de ça, les lycéens n’ont rien à lire parce qu’il n’y a pas ou très peu d’auteurs, en Guinée, qui s’adressent à des jeunes.

Les jeunes lisent-ils alors ces livres du programme ?

La majorité d’entre eux n’a jamais lu un roman en entier. On imagine qu’ils ont lu leurs manuels scolaires et trouvé dedans des résumés, voire des extraits des grands textes dont je parlais précédemment, mais la plupart d’entre eux n’a pas eu d’ouvrage entre les mains. Le projet de notre collection est de les amener à cette merveilleuse découverte de ce que peut être un texte en lecture longue qui puisse leur faire plaisir, qui ne soit pas de l’ordre de l’obligation scolaire.

Votre collection, Gos&Gars, a été mûrement réfléchie. Vous travaillez dans l’univers du livre, en Guinée, depuis longtemps. Racontez-nous.

Cela fait plus de dix ans que je travaille sur la création de livres pour la jeunesse. Je l’ai fait d’abord lorsque je travaillais sur le « Projet d’appui à la lecture et à l’édition », dans le cadre de la coopération franco-guinéenne. On avait alors initié un travail pour former des auteurs à écrire pour des enfants. À l’époque, en Guinée, Ganndal était l'un des rares éditeurs à publier des livres pour la jeunesse, essentiellement des albums, mais il n’existait pas d’ouvrages entre l’album et les romans classiques. Dans le cadre du projet, j’avais proposé d’organiser des formations pour les auteurs et les illustrateurs en vue de créer des romans pour les enfants du niveau de fin d’école élémentaire. Ce projet a permis à des auteurs comme Saliou Bah ou Boubacar Diallo d’apprendre à écrire de courts romans pour les enfants – parce que cela nécessite vraiment un apprentissage –, en respectant un certain nombre de contraintes qui sont de l’ordre de la langue, de l’écriture, des sujets, du point de vue… Tout simplement parce qu’on ne peut pas parler à des enfants sans penser à leur niveau de perception et de compréhension du monde. Ce qui m’intéressait, c’était de pouvoir produire localement des textes qui s’adressent à des enfants avec des héros qui évoluent dans un milieu ou un univers qu’ils connaissaient, afin de proposer autre chose que la production européenne, qui oblige les enfants à une adaptation culturelle constante.

 

Atelier d'écriture de Kendoumaya en 2013. © Marie-Paule Huet
 

Puis vous avez donc lancé, il y a trois ans, la démarche qui a abouti à la collection Gos&Gars.

Oui, car les éditions Ganndal ont adopté il y a plus de dix ans cette démarche d’adaptation des contenus au public. Plusieurs éditeurs avaient été sollicités à l’époque dans le cadre du Projet de coopération dont je parlais, mais c’est finalement Gaandal qui a mis sur pied une collection véritablement dédiée aux enfants, La case à palabre, ainsi qu’une collection documentaire, Je découvre. Les autres éditeurs ne sont pas allés jusqu’au bout de la démarche. Ce projet de coopération franco-guinéenne a pris fin en 2007. Je suis retournée fin 2012 à Conakry pour travailler,  cette fois, avec les éditions Ganndal et là, j’ai constaté que si les auteurs pour enfants avaient été formés, pour les adolescents en revanche, il n’y avait toujours rien. J’ai donc repris la même formule : réunir des auteurs désireux d’écrire pour les adolescents et travailler avec eux sur la façon dont on peut écrire pour ce public. J’ai montéune formation avec le soutien de l’Institut français de Guinée et j’ai demandé à Kidi Bebey de l’animer. Kidi avait l’expérience des adolescents à travers le travail qu’elle avait fait avec le magazine Planète Jeunes. Elle était elle-même auteur et j’ai pensé que sa carrière de journaliste pouvait l’aider à mieux entrer en contact avec les futurs auteurs.Kidi a fait travailler le groupe sur la manière de repérer les sujets qui intéressent ou concernent les jeunes puis sur la façon de trouver son propre style et de l’enrichir en travaillant sur les ambiances, les sensations, les descriptions, le point de vue… Elle leur a ensuite fait imaginer une fiction dont ils ont bâti chacun le synopsis et écrit le début.

Deux livres ont donc vu le jour depuis cette formation de 2013. Pouvez-vous nous parler de leur contenu et du titre de la collection, Gos&Gars ?

Deux jeunes auteurs Ganndal : Abraham Sidibé (à gauche) et Hakim Bah. © Marie-Paule Huet

« Gos » (filles) et « gars » (garçons), c’est sous ces appellations que les jeunes se désignent dans le premier roman d'Abraham Sidibé, Victimes 2 l'amour. L'expression correspond au public que l'on vise. Nous comptons faire paraitre deux titres par an. Sidibé nous raconte  une histoire d’amour d'un point de vue masculin avec une grande sensibilité. Et on est touché par le désarroi de ce jeune ado qui ne sait vraiment pas s'y prendre avec les filles. Tandis que dans Sous les fleurs, des larmes, Maïmouna Koné se penche sur la solitude d'une jeune fille très riche mais délaissée par des parents trop occupés, qui plonge dans la neurasthénie.

 

Comment sont accueillis ces deux premiers titres ?

Maïmouna Koné. © Marie-Paule Huet

Quand je vais avec Maïmouna Koné présenter son roman dans des lycées, l’accueil est extrêmement positif. Et si on traduit en termes de vente, « ça marche ». À la fin d’une rencontre où on raconte l’histoire et on en lit des passages (en ménageant tout de même le suspens !), les élèves l’achètent. Le prix n’est pas un réel obstacle. Nous vendons les titres de cette collection entre 20 000 et 25 000 francs guinéens (moins de 3 euros), grâce à l’aide d’un mécène2 qui joue la carte de la jeunesse. Ce succès est à relativiser bien sûr, car nos tirages sont encore modestes – 1000 exemplaires –mais les livres circulent et chaque exemplaire est sûrement lu par plusieurs lecteurs.

Vous pensez donc avoir su « cibler » le lectorat, pour parler en termes de marketing ?

On ne peut créer la motivation que sur des histoires qui sont vraiment intéressantes pour les lecteurs. Le livre d’Abraham Sidibé raconte une histoire d’amour. Ça a plu aux adolescents. Il a également été intéressant de voir la réaction des adultes, qui disaient à l’auteur : « On retrouve notre propre histoire dans ce que vous racontez ». Et là, on se dit que c’est un bon roman parce que ce qu’il raconte n’est ni artificiel ni convenu. Lors de la formation, les auteurs ont été amenés à chercher les thèmes qui pouvaient intéresser les jeunes mais également à construire les histoires à leur façon. Les auteurs sont jeunes (je ne parle pas d’âge, mais d’expérience de l’écriture) et du coup il y a une très grande authenticité dans ce qu’ils proposent, une fraicheur que je recherche et apprécie chez eux. Ils se servent de leur expérience et de leurs observations pour raconter une histoire qui leur plaît à eux aussi. Et je pense que quelque chose de ce plaisir de raconter une histoire se retrouve, pour le lecteur, dans le plaisir de la lire.

Comment donner plus d’importance au livre pour les jeunes en Guinée ?

En réalité, l’éditeur ne peut pas avancer tout seul. Je pense qu’il faut avancer sur plusieurs fronts en même temps. Il faut travailler avec les auteurs pour qu’ils développent leur talent et écrivent des livres qui vont intéresser les jeunes, mais il faut aussi faire un travail auprès des adolescents, leur présenter les livres qui peuvent les intéresser, leur faire la lecture, leur donner envie d’acheter des livres à lire en entier… Il faut aussi faire un travail auprès des adultes, auprès des enseignants pour les convaincre que c’est important que les élèves lisent, et pas seulement les livres du programme scolaire, car à partir de ces lectures « faciles », ils rentreront de meilleure grâce dans les livres du programme. Il faut convaincre le ministère de l’Enseignement pré-universitaire de développer les bibliothèques scolaires ou d'accompagner la lecture en proposant des livres annexes, dans les programmes scolaires, comme ça se fait dans d’autres pays(jepense àla Côte-d’Ivoire où les éditeurs proposent des textes au Ministère de l’Éducation, qui retient des titres et les recommande pour lecture à l’école). En bref, encourager l'État à développer une véritable politique du livre et de la lecture.

Avez-vous eu l’idée de solliciter des auteurs guinéens reconnus pour la collection ?

Djibi Thiam, un auteur qui avait écrit Ma sœur la panthère3, il y a quelques années, était intervenu dans une formation pour expliquer à quel point l’éditeur avait été exigeant à l’égard de son histoire, justement pour rentrer dans la psychologie d’un adolescent, pour respecter les contours de la personnalité d’un adolescent… On ne peut pas donner n’importe quoi à lire à des ados, il y a un rôle, une responsabilité à tenir. Il s’agit de faire des livres « responsables », même si ce sont des romans d’aventure qui ont l’air légers. En ce qui me concerne, je ne donne pas cela comme une exigence à mes auteurs. Je leur demande d’exprimer un aspect de la vie des ados ou un problème qui les concerne ou qui rejoint leurs centres d’intérêt.

Le livre est aujourd’hui également numérique. Cette dématérialisation peut-elle être une chance pour votre collection ? L’avez-vous envisagée ?

Je pense que c’est une opportunité intéressante. Les jeunes ont de plus en plus de Smartphones, il faut passer au numérique pour les amener à la lecture sur des supports qu’ils trouvent « branchés ». Pour moi, c’est très complémentaire du livre papier et je pense que les jeunes africains passeront allègrement très bientôt par-dessus le livre papier. Cependant, actuellement, en Guinée, il y a encore des problèmes techniques à résoudre comme l'accès haut débit à Internet. Les sociétés de téléphonie commencent à fournir du matériel de lecture et se livrent à une compétition sur les prix... À côté de la vente d’eBooks, on pourrait imaginer de la lecture en streaming par un abonnement à une bibliothèque, peut-être… Pour l’instant, on est en phase expérimentale, mais on sent des frémissements. Le gouvernement guinéen veut par exemple équiper les étudiants de tablettes... Alors, affaire à suivre. Les choses évoluent. Après tout, Conakry a été désignée par l’Unesco  « Capitale mondiale du livre »pour 2017 !

Vous vous êtes lancée dans un travail à moyen, voire à long terme…

Nous faisons un travail de fourmis, qui n’est pas tape-à-l’œil, mais qui pourra se poursuivre car c’est un travail en profondeur. C’est aussi un travail passionnant. Les auteurs acquièrent un savoir, un savoir-faire qu’ils vont approfondir… Les éditeurs vont les suivre et le public aussi. Il faut travailler sur tous les fronts en même temps. C’est un travail  de longue haleine, mais je suis confiante.

Notes et références

1. Camara Laye, L’Enfant noir, Plon, 1953. Alioum Fantouré, Le Cercle des Tropiques, Présence Africaine, 1972. Amadou Kourouma, Le Soleil des indépendances, Presses de l’Université de Montréal, 1968 ; Seuil, 1970.

2. L’Hôtel Palm Camayenne de Conakry sponsorise la collection Gos&Gars et garde 150 exemplaires de chaque titre, pour sa propre clientèle.

3. Robert Laffont, 1978.


Pour aller plus loin

Marie-Paule Huet

Dans le livre depuis plus de trente ans, passionnée par l'Afrique (Diplôme d’Études Approfondies sur les contes africains), Marie-Paule Huet a participé en tant qu'assistante technique, au développement du Projet franco-guinéen d'appui à la lecture et à l'édition en Guinée (2001-2007). Elle est revenue à Conakry en 2012 pour travailler comme directrice littéraire pour les éditions Ganndal. Spécialiste de littérature de jeunesse, enseignante, animatrice culturelle et longtemps bibliothécaire, elle croit fermement que pour développer l'édition pour la jeunesse et accompagner les auteurs, il faut aussi pratiquer la lecture avec les enfants, « jouer, en quelque sorte, les équilibristes entre les deux bouts de la chaine du livre ». Après la lecture de rue, elle teste une façon de faire rentrer les livres dans les établissements scolaires avec les « défis lecture ».

Elle a publié dans Takam Tikou « Que peut faire un éditeur pour promouvoir la littérature de jeunesse ? » ainsi que de nombreuses présentations d’ouvrages dans les Bibliographies Afrique.

 

Les éditions Ganndal

Créées en juin 1992 par Aliou Sow et Johanne Carbonneau, les éditions Ganndal sont installées à Conakry (Guinée) ; ses publications sont disponibles en Europe via le diffuseur L’Oiseau indigo.

Ganndal privilégie l'édition de livres scolaires et parascolaires, la littérature de jeunesse et les publications en langues africaines.La maison, dirigée par Aliou Sow, est membre de plusieurs organismes professionnels internationaux (Afrilivres, Alliance Internationale des Editeurs Indépendants, APNET) et a développe des partenariats sud-sud ou sud-nord favorisant les coéditions et assurant une meilleure diffusion aussi bien en Afrique qu'en Europe ou au Canada.

Ses principales collections pour la jeunesse :

  • Le Scribe et le Griot (1991) : recueils de textes d’auteurs africains du Bénin, de la Guinée et du Togo accompagnés d'un support audio.
  • À saute-monde (2002 ; co-édition avec Le Sablier) : des textes d’Yves Pinguilly et Sarang Seck illustrés par Florence Koenig.
  • Miroir d'encre (2002 ; co-édition avec Cérès) : des textes d’auteurs maghrébins pour les collégiens.
  • Le Serin (2003 ; co-édition avec Ruisseaux d’Afrique) : pour les enfants de la maternelle et les lecteurs débutants.
  • La Libellule (2003 ; co-édition avec Ruisseaux d’Afrique) : pour les enfants qui s'initient à la lecture.
  • Nimba (2004) : pour découvrir les instruments de musique guinéens àtravers des mythes de création.
  • La Case à Palabre (2006) : des romans très courts pour les enfants qui commencent à lire tout seuls (fin de primaire).
  • Je découvre (2007) : des documentaires illustrés (fin de primaire).
  • Gos&Gars (2015) : des romans autour de thèmes concernant les jeunes (lycéens).

Pour les adultes, Ganndal propose les collections Enjeux planète (à partir de 2002 ; coédition dans le cadre de l'AIEI ; essais), Tinka (2013 ; nouvelles) et Terres solidaires (à partir de 2007 ; coédition dans le cadre de l'AIEI ; romans).