De Simenon au pays dogon, itinéraire d’un voyageur

Hommage à Moussa Konaté

Par Raphaël Thierry, docteur en Littératures et civilisations comparées
photo de Moussa Konaté, bibliothèque en arrière plan

Le grand Moussa Konaté nous a quittés en novembre dernier. Ecrivain, éditeur, promoteur du livre, il a toujours donné à la littérature pour la jeunesse une place de choix, tant comme auteur que comme directeur de collection, comme le montre le catalogue de sa maison d’édition, Le Figuier.  Il a créé des albums de contes en langues maternelles maliennes puis, parmi d'autres, des collections documentaires phare, Métiers d’Afrique et Voyage jeunesse, mettant en valeur les savoir-faire traditionnels et des hauts lieux de la culture malienne. Son exigence de qualité dans la documentation, l’illustration et la fabrication allaient de pair avec un souci de rester au plus près de l’enfant... Raphaël Thierry retrace ici avec sensibilité le parcours de cet homme intimement engagé dans la littérature, une très grande figure du livre africain pour la jeunesse.

Moussa Konaté s’en est allé. Le 30 novembre 2013, le monde du livre africain s’est soudain senti un peu seul, un peu vide, peut-être un peu perdu. Il n’y a pas de disparition facile, mais il y a des adieux qui se passent sans « au revoir ». Et c’est cela qui est alors le plus dur. La mort de Moussa Konaté, l’écrivain malien, l’éditeur, le directeur de festival, celle-là on ne l’a pas vue venir. Et l’on s’est soudain retrouvé sans lui, discret mais présent depuis si longtemps.

Il y a des départs qui sont plus durs que d’autres parce qu’ils se font sans un « au revoir », mais certaines disparitions laissent aussi un lot de consolation, atténuant le chagrin, adoucissant l’aspect définitif, rendant le vide un peu moins immense. Car Moussa Konaté laisse une vie derrière lui, et cette vie a été belle, riche, pleine d’engagement et de projets courageux. Parce qu’il nous lègue tellement et qu’il est parfois nécessaire de laisser du temps pour prendre du recul, nous choisissons, plusieurs mois après son décès si brusque, d’évoquer quelques éléments marquants de sa vie. Seulement quelques éléments. Il y aurait tant à dire, tant à écrire, et nous ne l’avons, finalement, connu que par son travail.

Il y a peut-être des adieux qui se passent sans un « au revoir », mais restent aussi de si beaux souvenirs. Des choses positives. La vie de Moussa Konaté, le romancier malien, gravite en elle-même autour de plusieurs histoires. Il y a tout d’abord l’enfant, Malinké né à Kita dans la région de Kayes, en 1951. C’est dans ce contexte de colonisation française qu’une mission catholique s’établit dans la ville. Elle héberge une bibliothèque avec des bandes dessinées. Moussa Konaté y découvre le plaisir de la lecture grâce aux albums de Tintin. Ce n’est qu’un début. « J'ai eu la chance incroyable de grandir dans une maison avec une bibliothèque familiale. J'ai lu enfant des livres que j'étais trop jeune pour comprendre », racontait-il1. De son propre aveux, il vit alors dans « deux univers à la fois : le monde occidental français [celui des livres] et le monde africain [son quotidien] »2. L’enseignement qu’il suit durant les années soixante lui apprend aussi le latin, le grec, la littérature occidentale « classique ». De cet apprentissage, il conservera Dostoïevski comme auteur favori. La littérature dite « de genre noir » – le polar – est alors méprisée et les enquêtes du commissaire Habib et de l’inspecteur Sossé, qui feront le succès international de Moussa Konaté, sont encore loin.

Un espace démocratique de parole

Pour le moment, il y a l’étudiant qui obtient son baccalauréat en 1970, par la suite diplômé de l’École Normale Supérieure de Bamako. Enseignant de français, Moussa Konaté écrit déjà depuis de nombreuses années. Encore dans l’ombre. Il admettait avoir failli manquer des examens en raison du peu de temps que lui laissait l’écriture d’un texte qui deviendra son premier roman, Le Prix de l'âme, publié en 1981 aux éditions Présence Africaine. Une dizaine de titres – essentiellement publiés en France – s’enchainent avec l’énergie de la passion. Parmi ceux-ci : Une Aube incertaine (1985), Fils du Chaos (1986), Chronique d’une journée de répression (1988), Les Saisons (1990), Mali : ils ont assassiné l’espoir (1991), Un appel de nuit (1991). Dans tous ces romans, ces essais, ces pièces de théâtre, le réel est omniprésent. Moussa Konaté dit son monde, ses difficultés, ses douleurs, sa violence. « Écrire, c’est oser critiquer », affirme-t-il3. Pas encore dans la pleine lumière, il fait cependant son chemin d’écrivain, petit à petit. Calmement. Résolument.

C’est surtout après la mort des « pères », Massa Makan Diabaté (1988), Amadou Hampaté Bâ et Ibrahim Ly (1991), que Konaté devient l’un des principaux représentants de la littérature malienne. Le soleil se lève alors pour une nouvelle génération d’écrivains africains : Alain Mabanckou, Nimrod, Jean-Luc Raharimanana, Véronique Tadjo... C’est aussi une période de transition pour le Mali : le pays change, la situation politique et culturelle évolue rapidement. Alpha Oumar Konaré créé les éditions Jamana (issues de la revue du même nom) en 1988 : c’est la première maison d'édition privée du Mali. Moussa Konaté en deviendra conseiller littéraire. Au-delà de ses premières œuvres, son engagement s’affirme, s’épanouit dans le terreau d’une période fertile car politiquement mouvementée, et où l’espoir est permis. Parce qu’il y a beaucoup à dire, à faire et à écrire, pour lui, « l’écriture doit [donc] participer à la création d’un espace démocratique de la parole »4. C’est ainsi avec beaucoup de cohérence (même si ce choix en déroute alors plus d’un) qu’au milieu des années quatre-vingt, et après une décennie d’enseignement, il quitte la fonction publique pour se consacrer exclusivement à sa carrière littéraire. Le Mali continue sa mutation. La situation culturelle évolue beaucoup. Vient l’époque de Konaré Président (1992). Un vent démocratique souffle sur le pays et des bibliothèques fleurissent à travers un vaste projet de lecture publique. C’est dans ce contexte que les éditions Donniya sont créées en 1996 et Moussa Konaté leur emboîte le pas : il lance les éditions Le Figuier en 1997. C’est un tournant, pour lui comme pour l’édition malienne.

L’arbre de papier

Le Figuier, c’est tout d’abord un rêve d’enfant à l’ombre d’un arbre de papier. À son entrée dans le monde éditorial, Moussa Konaté se souvient de ses premières lectures de Tintin, de ce monde d’images et de couleurs, qui a libéré son imagination. Il souhaite d’abord offrir la même chance à d’autres enfants, en leur donnant accès à cet univers imaginaire, magique. La maison d’édition éditera essentiellement des livres destinés à la jeunesse. On est frappé par l’histoire du premier titre, La Longue marche des animaux assoiffés (1997, une coédition avec la ville d’Angers), « fable dans laquelle la sécheresse s’abat sur le monde des animaux. Seul espoir pour eux : se rendre à la rivière Manyatoula. Mais la route est longue et beaucoup abandonnent ; épuisés, ils exhortent les autres à continuer leur chemin »5. Un autre titre suit : Comment le lièvre sauva les chèvres (1997) de Yacouba Diarra, conte animalier considéré par Christophe Cassiau-Haurie comme le premier album de bande dessinée du pays6.

Composée de sept personnes, l’équipe du Figuier travaille en lien étroit avec le Comité éditorial bamakois pour la littérature enfantine, association créée par Dominique Vallet qui organise des ateliers d’écriture et d’illustration d’ouvrages de jeunesse, et publie les manuscrits qui en sortent. Le Figuier publie aussi des ouvrages parascolaires achetés par l’État, qui lui assurent un fond de roulement. Les livres paraissent à la fois en français et en langues maliennes (bamanankan ou bambara, peul, soninké, songhaï et tamashek)7, ce qui leur permet de toucher un plus large lectorat et de pouvoir donc réinvestir pour de nouveaux titres8. Dans un entretien avec la revue Vacarme, Moussa Konaté précisait son projet et le choix d’une politique éditoriale centrée sur la jeunesse : « Je ne pense pas que le marché de la littérature pour adultes puisse pour l’instant avoir une grande ampleur. Mais celui de la littérature de jeunesse va être de plus en plus important. Or, ces jeunes seront des lecteurs adultes dans dix, quinze ans. Le problème est qu’il y a très peu de livres pour les enfants alors que le patrimoine de contes est très riche. Je me suis lancé dans l’aventure pour ces deux raisons »9.

Le départ, les yeux tournés vers chez-lui

En 1990, la compagnie de théâtre bamakoise qu’il a créée a déjà valu à Moussa Konaté une invitation aux Francophonies de Limoges. Dans les années qui suivent, son horizon littéraire est de plus en plus grand et ses œuvres trouvent un plus large lectorat. Dans un contexte économique et éditorial souvent complexe, beaucoup de nouvelles plumes africaines se tournent alors vers l’édition française pour éditer leurs œuvres. Mais Le Figuier a planté ses racines et la trajectoire de Moussa Konaté sera, elle, très différente. Le 1er décembre 1997, il est invité à l’émission de télévision « Bouillon de culture spécial Mali », présentée sur la chaîne France 2 par Bernard Pivot. Si Robert Ageneau et Henry Tourneux10 déploreront que Pivot se soit borné à des questions superficielles et souvent approximatives, c’est tout de même l’occasion pour Konaté d’aborder « le problème de l’édition dans un pays comme le Mali. Il assure devoir l’essentiel de son chiffre d’affaires à des petits ouvrages publiés en langue bambara [se plaignant], à juste titre, du prix de revient des livres édités en France, qui restent hors de portée du commun des mortels »11. Diffusée en 1998, l’émission a un grand impact au Mali. Le statut de Moussa Konaté dans et hors de son pays est en train de changer, mais son objectif reste néanmoins le même : il fait le choix de « la publication africaine, pour toucher le public que je veux atteindre. On peut parler du public universel, mais je crois que chacun écrit d’abord pour soi et en pensant à ceux qui sont autour de soi »12, explique-t-il. Il éditera donc ses œuvres suivantes au Figuier, et à la question de ce qui pourrait être jugé comme de l’autoédition, il répond : « J’ai été obligé de publier moi-même mes romans [une dizaine] car je me suis rendu compte que les livres publiés à Paris sont introuvables au Mali […]. En me publiant moi-même, j’arrive à faire des ouvrages à des prix tout à fait abordables pour le public malien »13.

La même année, la « Librairie africaine » organisée par la Coopération française lui permet de participer au salon du livre de Paris. Il est alors heureux de constater « que la littérature africaine intéresse non seulement les universitaires, mais aussi un public non-spécialiste ». C’est pour lui « la preuve que les choses sont en train de changer »14. Moussa Konaté est à un tournant de sa vie : 1998, c’est l’année où il publie Goorgi. Cette nouvelle a été écrite des années plus tôt, quand il a quitté la fonction publique, dans une période politique très difficile. De son propre aveu, « je ne pouvais [alors] compter que sur l’écriture, je savais que des années très dures s’ouvraient devant moi. Goorgi a été ma bouée de sauvetage. Je me suis replongé dans mon enfance pour oublier tout ce qu’il y avait autour de moi. C’est pourquoi il n’y a pas dans Goorgi la moindre trace d’angoisse, de revendication sociale ou politique »15. Et alors que la situation politique s’est améliorée et qu’« un nouveau chemin se dessine » selon lui pour la littérature africaine, qui n’est plus seulement tournée vers la contestation, c’est désormais plutôt sa charge d’éditeur qui semble lui peser. Il cherche aussi une paix intérieure, un calme plus propice à l’écriture, à l’imaginaire… Il retourne donc à Limoges en 1999, dans cette ville qu’il connait déjà, celle de son premier voyage. Mais c’est désormais pour y vivre, pour y écrire, le regard tourné vers le Mali : son pays. Interrogé par Olivia Marsaud, il revenait sur ce choix du départ (et non de l’exil) : « cela me devenait de plus en plus difficile d’écrire. J’ai choisi de vivre à cheval entre ces deux pays pour pouvoir me remettre à l’écriture. Les choses quotidiennes seraient pour moi beaucoup plus simples au Mali. Mais c’est une question de survie – non de survie matérielle, mais de survie de l’écriture »16. Le départ sera aussi pour lui un espace de réflexion, dans une position de recul. Des années plus tard, et alors que le Mali entrera de nouveau en crise, il fera référence au personnage de Samba Diallo : « Dans L’Aventure ambigüe, il faut aller chez eux apprendre l’art de vaincre sans avoir raison. Dans la mentalité africaine, quelqu’un qui a tort ne peut pas gagner. Je pense avoir trouvé un début de réponse depuis que je suis là. Que j’écrive des polars, des romans ou des essais, [je cherche à] répondre à cette question : pourquoi l’Afrique en est-elle là ? ». 17

L’investissement du rêve

1999, c’est aussi un tournant pour les éditions Le Figuier, auxquelles il consacre désormais son temps passé au Mali. Alors que l’édition malienne (et plus largement africaine) trouve un nouveau souffle à la fin des années quatre-vingt-dix, les difficultés restent néanmoins nombreuses pour une petite structure comme Le Figuier. Il est vrai que le choix de la quadrichromie laisse des marges bénéficiaires étroites et les techniciens sont encore rares dans le pays. Le prix fluctuant des matières premières, l’alimentation électrique défaillante, l’absence d’un réseau de distribution organisé sur le territoire national et à l’étranger sont autant de handicaps pour la jeune structure. Et puis bien sûr, il y a le pouvoir d’achat : Le Figuier ne peut se permettre de proposer des ouvrages aux prix pratiqués en France (un ouvrage importé équivalant à la moitié du salaire minimum malien). Les livres du Figuier sont ainsi vendus à un tiers du prix des livres français18.

Il faut donc développer une stratégie. Pour ce faire, Moussa Konaté et son équipe sollicitent des coéditions avec des maisons d’édition étrangères : Édicef (groupe Hachette) en France ou Hurtubise au Canada. C’est l’époque de la très belle collection  Le Caméléon vert où Le Figuier publie Quand je serai grand, L’Imagier du Caméléon vert et L'Arbre qui portait des lunettes. Soutenu par la Coopération française, ce projet de multi-coédition d’albums est le fruit de la collaboration entre Édicef et huit maisons d'édition africaines : Le Figuier (Mali), Clé (Cameroun), Le Flamboyant (Bénin), Ganndal (Guinée), les NEAS (Sénégal), les NEI (Côte-d'Ivoire), Vizavi (île Maurice) et Hachette-Deschamps (aujourd’hui Éditha, Haïti).

Dans les années 2000, plusieurs nouvelles collections pour la jeunesse sont développées, avec une grande exigence au niveau de la fabrication (couverture cartonnée, papier glacé, impression soignée), et une belle collaboration se confirme entre Moussa Konaté et  l’illustrateur Aly Zoromé. En 2001 paraissent les premiers titres de la remarquable collection d’albums documentaires Métiers d’Afrique. Comme le précise l’éditorial, « on n’entend pas parler souvent de la vie quotidienne. Il s’agit donc de montrer comment des millions d’hommes et de femmes du continent noir se battent pour mener une vie honnête et décente, grâce au travail. C’est une collection dont le souci essentiel est de faire savoir aux jeunes générations que l’Afrique aussi a des femmes et des hommes de talents et des techniques séculaires qui ont fait leurs preuves ». Très bien documentée, largement illustrée par Aly Zoromé, cette collection se compose de sept titres : La Teinturière et Le Tisserand (2001), La FileuseLa Potière et La Savonnière (2003), Le Forgeron et Les Mineurs du désert (2005).

Ce sera ensuite, en 2006, la collection Voyage Jeunesse, qui présente des villes et des lieux du Mali classés par l’Unesco au patrimoine de l’humanité. Il s’agit d’y « monter que tous les peuples ont leurs cultures, leurs civilisations ». Ces villes y sont « présentées sur le plan de leur histoire, de leurs populations, leurs cultures, leur architecture, bref, tout ce qui fait leur originalité. C’est pour l’enfant un moyen de connaître le monde et de se rendre compte que les hommes sont les mêmes malgré leur couleur et leurs habitudes ». Ces ouvrages (Tombouctou, Djenné, Le Pays dogon) sont richement illustrés par Aly Zoromé.

On se souviendra aussi de la collection Kunkurunni, composée d’albums de fiction construits autour de notions simples et qui s’adresse aux tout-petits. Elle a pour objectif de « donner le goût de la lecture aux enfants grâce à des textes simples, écrits dans un vocabulaire adapté et de les initier à la connaissance du monde qui les entoure ». Dominique Mwankumi, grand illustrateur qui publie chez l’éditeur français L’École des loisirs, signe les images de deux titres de la collection (Yowa le petit dromadaire et le magnifique Quand la lune a sommeil).

Par ailleurs, si les ouvrages du Figuier étaient initialement destinés à la jeunesse et que ce choix est largement confirmé par la suite, la maison d’édition élargit désormais sa palette. Au tournant des années deux-mille, il devient un éditeur généraliste publiant romans, essais, polars19. Le catalogue est de plus en plus conséquent : cinquante titres au bout d’un an d’activité, cent titres à la fin de la deuxième année. À ce moment, la production est freinée, la priorité se portant désormais sur « l’aspect commercial [et la création] des réseaux de distribution en Afrique et en Europe à partir de Paris »20. Au bout de sept années de travail, Le Figuier possède un catalogue de 120 titres avec des tirages allant de 1000 à 1500 exemplaires, chiffres tout à fait conséquents pour un marché naissant21. D’un rêve un peu fou, l’investissement du Figuier semble alors avoir payé.

Étonnant voyageur

1999, c’était donc un tournant pour les éditions Le Figuier, auxquelles il consacre désormais son temps passé au Mali. La maison connaît toujours des problèmes de diffusion, et il imagine alors un double projet, qui favoriserait la lecture au Mali, tout en soutenant la diffusion de l’édition nationale22. Il pose donc les bases d’un évènement littéraire ayant pour thème le livre de voyage. Le projet est soutenu par le Centre culturel français de Bamako dont le directeur, Yves de la Croix, le met en relation avec Michel Le Bris, responsable du festival Étonnants Voyageurs qui se tient chaque année à Saint Malo depuis 1990. Car Konaté souhaite associer son évènement au festival. Les trois hommes se rencontrent donc et le projet d’Étonnants Voyageurs Bamako naît.

Sous la direction de Moussa Konaté, le festival soutiendra deux objectifs : promouvoir les littératures africaines et installer le livre dans la culture malienne. Mais le projet va plus loin, comme le raconte Moussa Konaté : « Nous sommes également tombés d’accord sur le constat que l’on ne pouvait pas créer à Bamako une manifestation sur le modèle d’Étonnants Voyageurs de Saint-Malo qui est essentiellement un salon destiné à des lecteurs et des écrivains partageant une culture littéraire commune ». Comme il souhaite contribuer à implanter le livre dans la culture malienne, il propose une décentralisation du festival. Il s’agira de toucher les jeunes : « le public de demain », de la maternelle à l’université23. La première édition du festival se tient en 2001, en présence de près de quatre-vingt auteurs de toutes nationalités et dans différentes villes du Mali. Les éditions suivantes seront organisées de plus en plus largement à travers le pays : Gao, Tombouctou, Kidal… jusqu’à dix villes, pour finalement clôturer les festivités à Bamako. L’évènement est ainsi reconduit à huit reprises, jusqu’en 2010, lorsque l’instabilité malienne force l’organisation à suspendre l’initiative. Le festival se donnera par la suite à Port-au-Prince (2012), puis à Brazzaville (2013).

Quelque chose est alors née, à partir du rêve de Konaté le voyageur. Une idée d’universalité. Une idée de « littérature monde » de plus en plus grande. Pour Michel Le Bris, Étonnants Voyageurs Bamako constitue un moment fondateur : c’est l’occasion d’une rencontre entre de « jeunes auteurs qui ne se connaissaient pas encore : Mabanckou, Fatou Diome, Waberi, etc. : la bande de Bamako », comme il les appelle24. Dans l’hommage qu’il publie peu de temps après la mort de Moussa Konaté, Alain Mabanckou s’interroge : « Était-il conscient du fait qu’il en appelait [alors] à une littérature africaine qui intégrerait le chant du monde, celle qui dépasserait toutes ces frontières que les nations africaines avaient héritées de la colonisation ? Il signait, sans le savoir, la feuille de route d’une « littérature-monde », libre et indépendante du pacte colonial »25.

L’esprit libre, même en hiver

On retient Moussa Konaté comme l’un des pionniers du polar africain. Lorsqu’on lui posait la question de ce choix, il racontait volontiers que c’est la découverte de Georges Simenon, puis plus tard la visite du pays dogon, « le pays du mystère », qui l’avaient influencé. Mais comme dans chacun de ses projets, il cherchait avant tout à apporter sa contribution à la société malienne. Plutôt qu’une fin en soi, il a donc fait de la littérature policière un instrument pour amener le lecteur à découvrir la culture malienne. Une manière également pour lui de réhabiliter un pays trop longtemps écrasé par une imposition culturelle étrangère. Selon le libraire Patrick Frêche, « grâce à ses polars, on touchait par le texte à une vérité de l'environnement, des rythmes et de la mythologie »26.

Moussa Konaté sur le stand de la Maison des Droits de l’Homme dans le cadre de Lire à Limoges - Avril 2011

Pourtant, alors que Konaté s’était ressourcé dans l’imaginaire pour se libérer d’un poids, on sent bien que le réel revient de plus en plus hanter ses dernières œuvres. Il y a les années, la distance, les difficultés économiques, le peu de soutien, la fatigue… Son activité d’éditeur au Mali s’étiole petit à petit. Il lance même une autre petite structure, à partir de Limoges : les éditions Hivernage27. Un nom qui sonne étrangement. L’écriture le maintient encore, lui qui expliquait écrire « pour ne pas sombrer […], nous vivons une telle situation que chacun doit posséder sa propre bouée de sauvetage ; moi, c’est à mes livres que je m’accroche »28.

Une reconnaissance vient dans cette même ville de Limoges, quand le Prix Sony Labou Tansi 2005 pour le théâtre francophone lui est remis lors du Festival des Francophonies en Limousin. Mais quelque chose s’est-il cassé ? Son combat était-il ailleurs, lui qui s’interrogeait sur la production littéraire du Mali. Interrogé par Tirthankar Chanda, il affirmait qu’« il existe depuis des décennies dans nos États des politiques plus ou moins volontaristes pour la promotion des langues nationales. Et pourtant les littératures en ces langues tardent à émerger. Il faut aujourd’hui s’interroger sur la pauvreté, pour ne pas dire l’absence, des publications en nos langues. Que peut-on faire pour encourager les auteurs ? Qu’attendent nos décideurs pour s’inspirer des pays comme le Nigeria, ou des pays de l’Afrique de l’Est où il existe des productions littéraires de qualité en langues locales ? Je souhaiterais pouvoir accueillir à terme, dans ce festival, des débats, des cafés littéraires en langues locales. Peut-être même un jour prochain, y aura-t-il un festival de littératures en langues africaines... »29.

En 2010, alors que la crise se développe au Mali et qu’il se sent de moins en moins à l’aise dans une France où se développe la peur de « l’autre », il signe son dernier ouvrage, un essai intitulé L’Afrique noire est-elle maudite ? La fiction est déjà loin, le réel ne lui laisse désormais plus aucune place.Comme le souligne Tanella Boni,« cet essai donne sens au mot “communauté” qui désigne d’abord l’attachement à “l’ancêtre” du groupe auquel chaque membre se sent lié par un “pacte originel” »30.

Les dernières années de sa vie seront ainsi consacrées à des conférences, avec pour toile de fond le conflit malien, dont il souffre beaucoup. Soutenu par une association française, il commercialisera également à prix réduit des ouvrages du Figuier31.

Et puis Moussa Konaté s’est éteint, un 30 novembre 2013 à Limoges, discrètement. Il y a eu le silence. Et puis de nombreuses voix se sont fait entendre, provenant du monde du livre et de la littérature. Ceux qui ne le connaissaient pas bien ont alors comprit que quelqu’un d’important venait de nous quitter.

Mais lui qui affirmait qu’il finirait sa vie dans la littérature, nous a-t-il vraiment quittés, quand on voit tout ce qu’il a bâti ? Nous parlions tout à l’heure du festival Étonnants Voyageurs, tenu à Port-au-Prince puis à Brazzaville. Désormais adhérent de la World Alliance, ce festival va désormais échanger avec d’autres grands évènements à travers le monde. Il est donc de plus en plus question de décentrement, de « décentralisation ». Moussa Konaté n’est pas étranger à tout cela. Quant aux éditions Le Figuier, elles ont impulsé plus qu’un catalogue en amorçant une nouvelle dynamique au sein de l’édition malienne (et africaine) de plus en plus concernée par l’édition de jeunesse et des langues nationales. Et sans doute nous exhorte-t-il maintenant à prolonger son chemin, en direction de la rivière Manyatoula.

Nous disions que Moussa Konaté laisse tant derrière lui. Mais même parti, il fait aujourd’hui bien plus que cela. Ni tout à fait ici ni entièrement là-bas, il était avant tout “dans la littérature”. Libre. À partir de ce territoire, dont il avait finalement fait son « chez-lui », il a contribué à élargir l’horizon, à bâtir des ponts et à renforcer la connaissance du Mali. Ainsi, il a appelé au respect de l’autre comme de soi et ce faisant, il a fait du bien à tous.

Initché !

Notes et références

1Charlotte Cans, « Le chantre du livre », Jeune Afrique, 08/03/2004.

2Casa África, « Interview avec Moussa Konaté », Salón Internacional del Libro Africano 2012.

3Olivia Marsaud, « Le Figuier : arbre de connaissance et de communication », 14/11/2000, Afrik.com.

4 Caya Makhélé, Écrire l'Afrique et ses diasporas. Paris : Acoria, 2012, p. 204.

5Cécile Lebon, « Le livre pour enfants : une ouverture pour l’édition malienne », Takam Tikou n°7, 1998 ; p. 18-22.

6Christophe Cassiau-Haurie, « Brève histoire de la bande dessinée au Mali », Africultures, 22/11/2010.

7« Le livre pour enfants : une ouverture pour l’édition malienne », art. cit.

8« Le Figuier : arbre de connaissance et de communication », art. cit.

9« Le choix africain », Vacarme 16, 2001, p. 68-69.

10 Robert Ageneau, Henry Tourneux, « Bernard Pivot au Mali : une occasion manquée », Politique africaine n°69, 1998, p. 148-150.

11 Vacarme.

12 « Le livre pour enfants : une ouverture pour l’édition malienne », art. cit.

13 Ibid.

14 Vacarme.

15« Le Figuier : arbre de connaissance et de communication », art. cit.

16 Moussa Konaté - Comédie du livre, 24 mai 2009.

17Taina Tervonen, « Il faut savoir honorer le livre », Africultures, 01/01/1999.

18Voir le catalogue 2011 du Figuier.

19« Le Figuier : arbre de connaissance et de communication », art. cit.

20 Taina Tervonen, « Il faut savoir honorer le livre », art. cit.

21« Le chantre du livre », art. cit.

22Aurélie Dupin, « Moussa Konaté : Les milles casquettes d'un étonnant auteur », Le Journal du Mali, 21/07/2010.

23Tirthankar Chanda, « Implanter le livre dans la culture », Radio France Internationale, 29/01/2003.

24 « Bamako Étonnants Voyageurs 2006 : Un reportage avec Moussa Konate, Michel Le Bris et les invités du festival ».

25Alain Mabanckou, « Ce que nous devons à Moussa Konaté », Le Nouvel Observateur, 03/12/2013.

26 Patrick Frêche, « Moussa Konaté, à l'imparfait du subjonctif », Jeune Afrique, 04/12/2013.

27 Hivernage assure également la diffusion et la distribution en France des ouvrages du Figuier.

28Tirthankar Chanda, « Entretien avec Moussa Konaté, écrivain-éditeur », Notre Librairie n°103, 1998, p. 35-40.

29 « Implanter le livre dans la culture », art. cit.

30 Tanella Boni, « Moussa Konaté, L'Afrique noire est-elle maudite ? », Cultures Sud.

31 Scolibris, « Des livres africains pour enfants à tout petit prix ».


Pour aller plus loin

Raphaël Thierry

Titulaire d’un doctorat en Littératures et civilisations comparées de l’Université Yaoundé 1 (Cameroun) et de l’Université de Lorraine (France), soutenu en novembre 2013, Raphaël Thierry est actuellement chercheur indépendant, spécialiste des questions d’édition en Afrique subsaharienne. Il s’intéresse en particulier à l’histoire du livre en Afrique et au développement des technologies numériques et leur influence sur les marchés africains du livre. En contrat avec l’association Africultures, il a notamment été en charge de la remise à jour de la base de données Afrilivres entre 2012 et 2014. Il développe depuis 2011 le portail EditAfrica, consacré à l’actualité du livre et de l’édition en Afrique.

 

Association pour la promotion et la perpétuation des oeuvres de Moussa Konaté (APPOM)

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