Numérique et bibliothèque : pourquoi et comment

Par Gilles Éboli, directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon
Photo de Gille Eboli. Crédit photo Didier Nicole

La bibliothèque enrichie par la culture numérique, beau mais vaste programme ! En effet, à l’heure où l’expression d’ « envahissement numérique » se répand, on en arrive à se demander, pour les bibliothèques, quel secteur ne sera pas concerné par la Grande Révolution du Numérique et si finalement cette Révolution n’emportera pas tout, bébé et eau du bain sur son passage1

Bien sûr nous n’en sommes pas là, bien au contraire dirais-je même. Certes, il est clair qu’entré par la porte des catalogues, le numérique ressort volontiers par la fenêtre des textes eux-mêmes avec la numérisation des collections, voire par celle des usagers. Des collections, des services et aussi des usagers virtuels : bienvenue dans le monde merveilleux de la bibliothèque hybride. Car, et c’est essentiel, cette bibliothèque reste hybride, c'est-à-dire que sa partie physique n’est pas abolie et en poussant sinon le paradoxe, du moins la réflexion, on pourrait dire qu’en bout de logique, le numérique nous ramène au physique comme le mondial souligne le local. La problématique de la médiation entre ici en scène et avec elle les enjeux qui sous-tendent les évolutions actuelles, encore une fois locales et mondiales. Tentons d’éclaircir le propos avec un peu d’histoire, puisqu’il y a déjà une histoire.

La bibliothèque hybride : collections, services…

Fin des années 90 - début des années 2000. Les bibliothèques ratent le premier train du numérique : le concept dominant étant celui de la médiathèque et donc d’une approche bâtie sur la multiplicité des supports, on prend Internet pour un nouveau support et on l’enferme dans une «internethèque», comme il y a eu des ludothèques, des logithèques, autrement dit des espaces multimédias ou numériques comme on voudra. Erreur fatale pour le modèle de la médiathèque : le numérique n’est pas un support de plus mais une autre bibliothèque, avec ses collections, ses services et ses publics. Le modèle de la bibliothèque hybride se déploie progressivement autour de ces trois axes.

© Didier Nicole, Bibliothèque municipale de Lyon

La collection tout d’abord avec trois grandes directions : l’accès à des bases et banques de données, la numérisation des collections existantes et la diffusion de e-books. Pointe la plus avancée de la bibliothèque hybride, la collection virtuelle n’en reste pas moins problématique aujourd’hui,  le plus souvent en raison d’un modèle économique qui n’a pas encore mûri ou nécessite de nouvelles ressources que les bibliothèques peinent à trouver. Mais les questions budgétaires, prégnantes, ne sont pas les seuls obstacles : la numérisation des livres existants pose aussi la question des droits d’auteur, voire des questions d’éthique quand le numérisateur s’appelle Google ! Pourtant les bibliothèques numériques se développent : Gallica à la BnF rassemble d’ores et déjà un vaste ensemble de collections de la BnF et d’ailleurs ; Numelyo, bibliothèque numérique de Lyon, a vocation elle à présenter les livres lyonnais numérisés par Google… soit toute la collection d’imprimés, de Gutenberg à 1920 !  Proche de la numérisation de l’objet lui-même, les expositions virtuelles, comme les conférences filmées, peuvent se ranger dans ce même domaine. Rappelons enfin que la collection numérique n’est pas faite que de livres : la musique est concernée, le plus souvent en streaming « classique », parfois en streaming « durable » (à rémunération équitable avec le projet 1DTouch), la vidéo aussi, de même que les applications pour tablettes dont le catalogue s’enrichit chaque jour, notamment dans le domaine de la jeunesse.

Les services à distance ensuite : ici la cohérence se fait moins évidente tant les propositions peuvent varier dans la nature et dans la forme. Tout d’abord, on peut lister tous les services liés à l’information : les sites de bibliothèques en sont l’exemple évident et généralisé, mettant en avant adresses, horaires, rendez-vous culturels, etc… La connaissance et l’usage de la collection suit de près, le catalogue étant très généralement l’entrée la plus usitée par le public, avec tous les usages afférents : consultation du compte, prolongations, réservations.  Inscriptions en ligne aux activités culturelles, réservations d’ordinateurs ou d’espaces de travail, autoformation en langues, code de la route, soutien scolaire, informatique, internet, bureautique, compta-gestion,  retouche photo, droit du travail... : multiples offres de service qui, notons-le, peuvent aussi bien se déployer sur place à la bibliothèque par le biais d’ateliers ponctuels voire de services réguliers autour des espaces numériques par exemple.

 © Didier Nicole, Bibliothèque municipale de Lyon

Toujours dans le rayon des services numériques, une place spéciale doit être réservée aux questions/réponses et plus largement à la production de contenu. Le Guichet du Savoir à la Bibliothèque municipale de Lyon, Eurêkoi à la Bibliothèque publique d’Information à Paris, Sindbad à la Bibliothèque nationale de France : ici, l’internaute pose une question, un bibliothécaire ou un réseau de bibliothécaires lui répond, quel que soit l’internaute (quel que soit le pays notamment). Conservées et indexées, ces réponses finissent par constituer non seulement un service accessible à tous 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7 partout dans le monde, mais aussi une base de connaissance, image fidèle d’une ressource d’accès aux savoirs.

Concernant la production de contenus (et le service de questions/réponses en fait naturellement partie), l’éventail est large, de la mise en ligne des coups de cœur et autres bibliographies à la sauce numérique, à l’éditorialisation d’une actualité documentaire  ou d’une thématique transversale à travers un blog.

 

… et publics. L’indispensable médiation

Troisième axe, les publics virtuels. Là encore, quelques difficultés d’approche pour un public par définition diffus et difficile à cerner. Toutefois, certaines statistiques prennent désormais en compte ce public, comptabilisant nombre de visites, durées de consultation, rebonds etc…Virtuel, ce public peut aussi être acteur passif quand le Top 10 des emprunts, automatiquement établi par le système informatique, mettent en avant leurs préférences, actif quand les réseaux sociaux sont convoqués par la bibliothèque, voire co-constructeur comme par exemple avec le projet « Photographes en Rhône-Alpes » de la Bibliothèque municipale de Lyon où les internautes postent leurs propres photos sur le site ou encore, pour rester à Lyon, avec la bibliothèque numérique Numelyo qui sollicite les internautes pour enrichir des métadonnées.

 © Didier Nicole, Bibliothèque municipale de Lyon

Mouvante, en perpétuelle évolution et développement, la bibliothèque hybride ne se laisse pas facilement enfermer dans des schémas figés, aussi peut-on ici faire une pause et passer à un volet qui lie évidemment bibliothèque physique et numérique, je veux parler des accès numériques in situ, sur place, au sein de la bibliothèque. Que les ordinateurs aient toute leur place dans les espaces de lecture publique comme dans les bibliothèques académiques, les années passant on ne cesse de le constater, même si les mises en œuvre peuvent évoluer. On l’a dit, d’abord vécu comme un nouveau support, le numérique s’est vu cantonné dans des sections spéciales aux noms variés : espace multimédia, espace numérique, espace Internet, etc… Dans ce premier temps, l’accès à internet, non encore généralisé, côtoyait là des actions de médiation allant de la sensibilisation de base aux ateliers collectifs de création numérique en passant par les accueils de classe, les autoformations voire les accueils de partenaires de proximité travaillant le même filon. Internet s’est ensuite immiscé dans l’ensemble des espaces, doublant donc les collections physiques, les anciens espaces internet se consacrant entièrement à la médiation. Et là, la tâche n’est pas mince. D’abord, acculturation générale au numérique, puis traitement du fossé numérique séparant ceux qui savaient de ceux qui ne savaient pas encore ou qui ne sauraient jamais si on n’y prenait pas garde. Aujourd’hui que ces notions de fractures numériques et leurs collatéraux sont remises en cause, l’effort se porte plus sur la « littératie » numérique, c'est-à-dire cette action qui consiste à faire en sorte que les usages du numérique se transforment en usages adultes, avertis, en un mot, citoyens : un apprentissage à la lecture du numérique comme il y a un apprentissage de la lecture des médias par exemple. Ici comme ailleurs, le numérique remet en lumière la dimension fondamentale de l’accompagnement des publics, mettant en avant la dimension de service et la médiation à associer.

Autres accès sur place à mentionner : ceux pour lesquels la législation ou le modèle économique ne permet pas l’accès en ligne : dépôt légal du web pour les bibliothèques liées à la BnF, abonnement à la Cité de la musique, numérisation des collections locales.

Un volet doit être consacré enfin dans cette approche globale du numérique à l’accessibilité pour les personnes en situation de handicap. L’outil numérique leur permet  de s’informer, d’échanger et de s’exprimer avec plus de facilité. L’ordinateur efface les distances, facilite la communication, rend possible, quel que soit son handicap, un accès plus facile à l’information et à la production d’information. Les personnes déficientes visuelles peuvent aussi numériser des documents imprimés pour les rendre accessibles à la lecture grâce à un scanner et un logiciel de reconnaissance de caractères.

Des enjeux forts, internationaux

L’exemple du handicap illustre d’ailleurs cette complémentarité fondamentale entre la bibliothèque physique et la bibliothèque numérique : les deux ne s’annulent pas, elles s’ajoutent, s’étendent, s’enrichissent, se renforcent l’une l’autre en s’articulant et en se complétant au mieux. On peut même pousser la réflexion plus loin, pour ouvrir notre conclusion sur d’autres réflexions, en posant comme hypothèse que le numérique nous ramène au physique et que Google Books, finalement, loin d’annuler le projet de la bibliothèque, y ramène  le public. Google Books, c’est 22 millions de livres en ligne donc, faut-il en conséquence encore des bibliothèques ? Eh bien oui, plus que jamais ! Tout d’abord parce que seul un expert peut se retrouver dans 22 millions de livres et qu’une fois tous les livres numérisés, une médiation (pourquoi pas numérique d’ailleurs !) sera toujours nécessaire pour partager vraiment les savoirs. Les usages induits ensuite du numérique, la participation, la co-construction, l’échange, nous ramènent eux-aussi à la bibliothèque : certes cette participation, cette co-construction, ces échanges peuvent rester numériques. Pourtant la multiplication des fabs labs, des library camps, des bibliomix nous prouvent le contraire.

Des enjeux forts donc ici… et ailleurs : un des moments importants du dernier congrès de l’IFLA, qui s’est tenu du 16 au 22 août 2014 à Lyon, fut sans doute la promulgation de la Déclaration de Lyon. Cette déclaration solennelle, ayant d’ores et déjà recueilli plus de trois cents signatures à travers le monde, veut souligner les enjeux internationaux qui sont ceux des bibliothèques aujourd’hui dans une perspective  de développement durable. « Nous soussignés, signataires de la présente déclaration, estimons que l’amélioration de l’accès à l’information et aux connaissances à tous les niveaux de la société, associée à la disponibilité des technologies de l’information et de la communication (TIC), contribue à favoriser le développement durable et à améliorer la vie des gens. » Dès le préambule de la déclaration, l’ambition est affichée… et le numérique présent. L’enjeu est d’importance : «  Nous appelons, donc, les États Membres des Nations Unies à s’engager, à l’échelle internationale, à utiliser le programme de développement post-2015, pour faire en sorte que chaque individu ait accès aux informations nécessaires en vue de la promotion du développement durable et des sociétés démocratiques et soit en mesure de comprendre, utiliser et partager ces informations ». Un développement durable, des sociétés démocratiques : le texte précise ensuite comment y contribuer, et le numérique réapparaît : « une meilleure infrastructure en matière de technologie de l’information et de la communication peut être utilisée pour étendre les communications, accélérer la prestation des services et permettre l’accès à des informations d’importance cruciale, notamment au sein des communautés les plus éloignées. Les bibliothèques et les autres médiateurs de l’information peuvent utiliser les TIC pour combler l’écart entre la politique nationale et sa mise en application à l’échelle locale, pour faire en sorte que les avantages du développement profitent à toutes les communautés ». Que l’IFLA ait choisi ce thème ne doit pas étonner: le numérique, pour ne se saisir que de cet aspect de la Déclaration, est l’affaire de tous, à commencer par les professionnels du livre. Et de même qu’il y a un enjeu à ce que, pour les jeunes comme pour les adultes, la bibliothèque soit vraiment vécue comme hybride et non bipolaire, existe un enjeu corollaire au niveau des équipes : qu'il n'y ait pas d'un côté les bibliothécaires-geeks et les autres.

Pour conclure, du numérique oui, et dans des bibliothèques aussi, surtout et plus que jamais, parce qu’aujourd’hui et encore plus qu’hier le besoin se fait sentir, pour lutter contre l’aliénation informative, de pouvoir bénéficier sur place d’un accompagnement professionnel pour ne pas se noyer dans la surabondance des propositions. Parce qu’aussi, à l’heure de l’apothéose chaque jour renouvelée du numérique, les humains persistent à vouloir rencontrer de « vrais gens » dans de « vrais lieux » pour faire autre chose ou la même chose mais autrement qu’à la maison et au travail, pour... vivre ensemble et faire société.

Notes et références

1. NDLR « Jeter le bébe avec l’eau du bain » veut dire tout jeter, le bon et le mauvais.


Pour aller plus loin

Gilles Éboli, né en 1958, est directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon. Ancien élève de l’École nationale des chartes, il devient en 1984 conservateur des bibliothèques et directeur de la Bibliothèque centrale de prêt de la Moselle ; il est ensuite conservateur dans les bibliothèques municipales classées de Dijon puis de Nîmes (Carré d'art). De 1998 à 2008, il est directeur de la Cité du Livre et de la Bibliothèque Méjanes à Aix-en-Provence. En septembre 2008, il prend la direction de la Bibliothèque municipale à vocation régionale de l’Alcazar, à Marseille, jusqu’en décembre 2010. Il est nommé en mai 2011 directeur de la Bibliothèque municipale de Lyon. Il est actuellement président de l’ARALD (Agence Rhône-Alpes pour le livre). Il a été président de l’Association des bibliothécaires de France de 2003 à 2007.