Raconter l’Histoire aux enfants au Nigeria

La tentation de l’amnésie

Par Françoise Ugochukwu
Portrait de Françoise Ugochukwu

Qui raconte l’histoire du pays aux enfants du Nigeria ? Avec la colonisation et l’avènement de l’enseignement en classe, l’histoire est progressivement entrée dans les programmes. Mais la guerre du Biafra a profondément altéré son enseignement à tous les niveaux, plus spécialement dans le primaire et le secondaire dans toute la fédération, et amené le gouvernement fédéral à l’adoption, dès 1969, d’un nouveau programme qui ôtait à l’histoire son statut de matière autonome pour l’intégrer aux cours d’études sociales. L’enseignement de l’histoire dans les écoles nigérianes a ensuite décliné progressivement jusqu’à son retrait complet du programme scolaire de base en 2007 par le gouvernement. Il semblerait que  cette interdiction ait été calculée, délibérément ou non, pour imposer une amnésie collective à la population et disloquer mentalement les Nigérians. L’histoire est aujourd’hui progressivement réintroduite dans les programmes scolaires mais n’apparaît pas vraiment dans la littérature pour enfants. 

Le Nigeria, connu sur les anciennes cartes comme la Guinée, a une longue histoire, qui a commencé il y a des siècles, bien avant la création de ce pays par les colonisateurs britanniques, avec les empires kanuri, l’empire peul de Sokoto et les cités-États hausa du Nord entrés dans la mouvance de l’Islam dès le XIe siècle, les royaumes yoruba du Sud-Ouest, les chefferies décentralisées igbo du Sud-Est et bien d’autres.

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Ce que nous savons de cette longue période a longtemps été transmis oralement, informellement, au niveau local, puis relayé par une première génération d’historiens soucieux de mettre le passé par écrit et s’appuyant sur les découvertes archéologiques. Le pays est en effet connu pour la qualité de ses historiens, dont les nombreux ouvrages ont contribué à faire connaître l’histoire du pays dans le monde anglophone. Comme le résume Adiele Afigbo dans son ouvrage Ropes of Sand (1981), « le problème que rencontre l’étude de l’histoire […] n’est pas tant la rareté des matériaux ou l’absence de mouvements héroïques pour exciter l’imagination, ravir le cœur et récompenser la recherche, que l’extrême timidité, ou le scepticisme plutôt cinglant, avec lequel le sujet a été abordé jusqu’à présent [par les Occidentaux] »1

Qui raconte cette histoire aux enfants du Nigeria ? Dans la culture igbo du sud-est de la fédération, où la communauté prime sur l’individu, l’éducation et l’instruction des enfants, avenir du groupe, étaient valorisées et confiées aux parents comme à la communauté. Cette éducation était vue avant tout comme civique, visant à assurer la cohésion de la communauté et la qualité du quotidien dans un système hautement démocratique où chacun, homme ou femme, a droit à la parole. Informelle, individuelle autant que groupée, hors les murs et intégrée au quotidien, elle était assurée par les adultes, à commencer par les parents et la famille étendue. Elle intégrait enseignement et apprentissage : c’était une éducation pratique, sur le tas, qui avait toutes les chances d’être absorbée, les adultes donnant l’exemple. Le contenu de cet enseignement comprenait la littérature orale (contes, proverbes et adages, berceuses), les bonnes manières (politesse, comportements, respect des coutumes), les tabous et l’histoire locale, dispensés individuellement et séparément aux garçons et aux filles. Selon Nwokeke Ugochukwu, enseignant et conteur né en 1936 (communication personnelle, 29 nov. 2022), les hommes racontaient aux garçons les exploits des guerriers de l’époque des guerres entre villages, tandis que les filles apprenaient à apprécier la vie des héroïnes locales. La grande histoire, régionale, peu connue en raison de l’isolement des villages et de l’absence de moyens de communication, ne faisait pas partie du quotidien. Les proverbes ne mentionnaient quant à eux que très rarement des individus, et les contes avaient surtout pour héros des animaux, ou des personnages types (rois/chefs, épouses, vilains). 


Avec la colonisation et l’avènement de l’enseignement en classe, tandis que les traditions orales, dans tout le sud du pays, disparaissaient rapidement, l’histoire est progressivement devenue une matière d’enseignement. Il n’existait semble-t-il pas encore de livres de classe et les enseignants écrivaient l’essentiel des leçons au tableau noir. L’indépendance, en octobre 1960, qui a encouragé le commerce à l’intérieur de la fédération et attiré de nombreux commerçants sudistes vers le nord, a révélé les différences culturelles et religieuses irréconciliables entre nord et sud et projeté le pays dans une instabilité chronique dont il n’est jamais ressorti. Les pogroms anti-Igbo de 1966-1967, déclenchés au nord par le coup d’État de janvier 1966 mais s’inscrivant dans une histoire de massacres anti-Igbo récurrents par les Nordistes, se sont rapidement propagés dans toute la fédération, fait des milliers de morts dans un contexte politique tendu et entraîné un exode massif des Igbo vers leur région d’origine. La guerre d’indépendance du Biafra (1967-1970), rassemblant sur un même territoire, outre les Igbo, majoritaires, d’autres ethnies du Sud, a affecté tout le territoire de ce qui était alors le centre-est de la fédération, coupé le Nigeria en deux jusqu’à la reddition des Biafrais et privé le Biafra de ses écoles et de son université. Après la reddition biafraise, dans le but de forger l’unité d’un pays qui a toujours campé sur ses bases ethniques régionales et de contrer le risque d’une éclatement, les politiques fédérales successives se sont efforcées d’effacer toute trace du conflit sur le territoire : changement de noms géographiques, destruction des archives, absence de musées, avortement de la Commission de réconciliation programmée, invisibilité forcée des vétérans ex-biafrais handicapés confinés à l’hospice, déni des séquelles post-traumatiques individuelles, silence sur ces trois années de guerre. 

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Cette même politique a profondément altéré l’enseignement de l’histoire à tous les niveaux mais plus spécialement dans le primaire et le secondaire dans toute la fédération, suite à l’adoption, dès 1969, d’un nouveau programme national qui ôtait à l’histoire son statut de matière autonome pour l’intégrer aux cours d’études sociales. L’enseignement de l’histoire dans les écoles primaires et secondaires nigérianes a ensuite décliné progressivement jusqu’à son retrait complet du programme scolaire de base en 2007 par le gouvernement fédéral, retrait appliqué dès 2009. Comme le souligne un forum en ligne, Nairaland, citant l’éditorial du quotidien Vanguard, il n’y a pas de compte-rendu officiel de la guerre civile.

Lorsque nous anéantissons l’histoire, nous devons également détruire nos artefacts, brûler nos musées et monuments, nos sites patrimoniaux et nos activités archéologiques. Une génération de Nigérians sans connaissance de l’histoire n’apprécierait pas ces trésors. […] Le fantôme du Biafra ne peut être arrêté par l’arrêt de l’histoire. Qu’en est-il des innombrables livres écrits sur l’histoire du Nigeria par de grands auteurs2  ? 

L’histoire est ensuite restée absente des écoles publiques pendant des années en tant que matière autonome, décision critiquée par les universitaires et les lettrés mais reconduite par les gouvernements successifs sous prétexte que ce sujet n’intéressait pas les élèves. 
On sait que la Banque mondiale, dans le cadre d’un prêt accordé au Nigeria au début des années 1980, avait par ailleurs insisté sur la restructuration du programme éducatif nigérian sous prétexte de la non-viabilité de cette matière, confortant la décision fédérale.3 Il est maintenant courant pour un jeune diplômé d’être incapable de répondre lorsqu’on lui pose des questions sur des événements d’importance historique nationale. L’absence d’enseignement de l’histoire a produit une génération de citoyens qui ne savent pas qui étaient des hommes d’État qui ont marqué leur époque, comme le Dr Nnamdi Azikiwe (1904-1996), Igbo et premier président du Nigeria, Sir Ahmadu Bello (1910-1966), Peul qui dirigea et unifia le Nord, et le chef Obafemi Awolowo (1909-1987), Yoruba, l’un des héros de l’indépendance et chef incontesté du pays yoruba. Ces hommes, qui ont tous, à leur manière, contribué à la croissance et au développement du Nigeria, et figurent sur les billets de banque nationaux, ne sont que peu connus en dehors de leur ethnie – seul Azikiwe a joué un rôle clé au niveau fédéral : le choix de ces hommes reflète une fois de plus la construction de l’histoire nigériane comme une articulation d’histoires régionales. Compte tenu des événements qui se sont déroulés au cours des quarante dernières années, il semblerait que l’interdiction imposée à l’enseignement de l’histoire dans les écoles nigérianes ait été calculée, pour imposer une amnésie collective à la population et disloquer mentalement les Nigérians (Guardian, ibid.).
Parlant du rôle de la mémoire dans la conservation des expériences historiques, Wole Soyinka, écrivain yoruba anglophone, dramaturge et activiste influent, prix Nobel de littérature en 1986, a déclaré que, si l’enseignement de l’histoire a longtemps été interdit, il est impossible d’effacer ou de nier les souvenirs des pogroms et de l’agitation biafraise (Olabimtan, 2022). Finalement, en 2017, le gouvernement fédéral a officiellement annoncé la réintroduction de l’histoire en tant que matière autonome dans les programmes d’éducation de base à partir de la session académique 2018-2019, et les éditeurs de manuels scolaires ont depuis commencé à publier les ouvrages nécessaires à l’enseignement de l’histoire. Trois mille sept cents professeurs d’histoire ont été présélectionnés pour un enseignement approfondi de la matière dans le secondaire. Le ministre de l’Éducation, Adamu Adamu, représenté par le ministre d’État à l’Éducation, Goodluck Opiah, a déclaré que la perte créée par l’absence de ce sujet avait entraîné une chute des valeurs morales, une érosion des valeurs civiques et une déconnexion du passé. Le sultan de Sokoto, au nord, a appelé les chefs traditionnels et tous les Nigérians à soutenir les efforts du gouvernement pour ramener l’enseignement de l’histoire au niveau de l’éducation de base. 4

En attendant, les élèves continuent à ignorer une histoire dont personne ne parle. Dans les années 1980, pendant une récréation à l’école primaire de l’université du Nigeria, une élève a entonné un refrain probablement entendu chez elle mais dont les paroles : « méfiez-vous des garçons igbo ! », hors d’un contexte militaire biafrais dont elle ignorait tout, n’avaient pour elle aucune portée particulière. La réaction immédiate des enseignants présents dans la cour avait surpris le groupe d’enfants : « Silence ! Taisez-vous ! » (Émilie Ugochukwu, communication personnelle).
Si le contage traditionnel a pratiquement disparu, une littérature écrite pour enfants a vu le jour et se développe lentement, parallèlement aux programmes scolaires, sur le modèle des traditions orales, alliant plaisir de lire et éducation, avec des auteures comme Ifeoma Okoye, née dans l’État d’Anambra vers 1937. 5 Basée à Enugu et mère de cinq enfants, elle a fait ses études à l’université du Nigeria et à l’université Aston en Angleterre, où elle a obtenu un diplôme d’études supérieures en anglais, et a enseigné l’anglais à l’université Nnamdi Azikiwe, à Awka, au Nigeria. Elle a écrit des romans, des nouvelles et des livres pour enfants.

 

Ses romans pour la jeunesse No Supper for Eze, Only Bread for Eze ou No School for Eze, publiés en 1980, traitent généralement d’un quotidien inspiré par la vie de famille, et l’histoire n’y figure que rarement. Cette littérature n’a jamais mis en scène de héros nationaux, du fait que le Nigeria, puzzle d’ethnies et de cultures très diverses, n’a jamais eu le temps de bâtir une véritable histoire commune en dehors des conflits contemporains. Comme le déplore Chimamanda Ngozi Adichie (2008, p. 42), qui dit n’avoir eu accès, dans son enfance, qu’à des livres publiés pour les petits Anglais, il faut préciser qu’au Nigeria, et depuis longtemps : Il y a une pénurie flagrante de livres pour enfants dans tout le pays. La majorité de nos enfants n’a pas accès aux bibliothèques d’État où de la littérature pour enfants a été stockée, parce qu’ils vivent trop loin pour utiliser les installations de la bibliothèque. Les éditeurs refusent de publier des livres d’histoires pour enfants parce que leur coût de production est très élevé et qu’ils craignent de ne pas rentrer dans leurs frais. [...] La majorité des quelques livres pour enfants en circulation, écrits pour des enfants de différents milieux socioculturels, sont tous orientés vers l’étranger (Iwe, 1990, p. 193-194).  

Même si la situation s’améliore peu à peu, il reste certainement beaucoup à faire. 
 

Notes et références

1. Op. cit. p(X)

2. https://www.nairaland.com/2158031/nigeria-expunges-history-school-curriculum

3. Editorial, « History and school curriculum: Matters arising », The Guardian (Nig.), 16 mai 2021, https://guardian.ng/opinion/history-and-school-curriculum-matters-arising/ 

4. « FG [Federal Government] reintroduces History in basic education after thirteen years », https://thefrontierng.com/p/fg-reintroduces-history-in-basic-education-after-13-years/, 25 novembre 2022.

5. Avant la guerre du Biafra, les enfants avaient surtout accès à la littérature pour enfants venue d’Angleterre (cf. Chimamanda Ngozi Adichie, 2008, p. 42).


Pour aller plus loin

Spécialiste de littérature comparée, d’études africaines et d’ethnolinguistique, Françoise Ugochukwu est l’auteure d’un dictionnaire igbo-français avec lexique inverse, de plusieurs ouvrages sur le pays igbo, de deux ouvrages sur le cinéma nigérian, de deux volumes de contes populaires igbo recueillis et traduits, et d’un grand nombre de chapitres d’ouvrages et d’articles sur les littératures africaines orales et écrites, la langue et la culture igbo du Nigeria et le cinéma nigérian. Elle est aussi écrivaine, conteuse et poète ; ses romans pour la jeunesse sont étudiés en secondaire en Afrique de l’Ouest. Son œuvre de pionnière et sa contribution aux relations culturelles bilatérales entre la France et le Nigeria lui ont valu la distinction de Chevalier des palmes académiques en 1994. Elle est membre depuis de nombreuses années du comité de lecture. Elle a poursuivi une carrière universitaire entre la France et l’Angleterre. Elle nous livre en partant de son expérience au Nigeria une réflexion sur la transmission de l’histoire dans ce pays.

Une Poussière d'or, Abidjan ; Dakar ; Lomé : Nouv. Éd. africaines ; Paris : EDICEF, 1987

La source interdite, les Nouvelles éditions africaines, Dakar ; EDICEF, Vanves, 2001

Contes igbo de la Tortue, Karthala, Paris, 2006


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