Une femme orchestre au service de la culture et de la langue créole
Entretien avec Jeannine Lafontaine, dite Jala, directrice des éditions Lafontaine à la Martinique
En octobre 1994, Jeannine Lafontaine crée sa maison d’édition. Depuis toujours, elle cherche par tous les moyens à mettre en valeur le patrimoine antillais et la langue créole ; elle est auteure, conteuse, marionnettiste, poétesse, chanteuse… L’édition s’est imposée tout naturellement dans ses activités. Son catalogue propose de nombreux contes mais aussi des romans, des essais, des ouvrages scolaires et parascolaires.
Comment, dans votre vie, utilisez-vous vos deux langues, le créole et le français ?
Je m’exprime avec les deux, tantôt en français, tantôt en créole. Dans une même conversation et selon mon interlocuteur, l’une prend le dessus sur l’autre. C’est comme si à elles deux elles formaient une nouvelle langue qui est le « Martiniquais ». Lors de mes spectacles, mes marionnettes s’expriment aussi de cette manière.
Et quand vous écrivez, quelle langue utilisez-vous le plus facilement ? Dans quels cas l’une, dans quels cas l’autre ?
Dans mes écrits, j’utilise la plupart du temps la langue française. Pour les contes créoles, je les pense d’abord en créole, je les dis en créole, puis je les écris en créole, ensuite je fais les « traductions » en français, mais je préfère le mot « transcription », car je les réécris, presque, en français. Je trouve qu’il y a plus de rythme et plus d’images quand ils sont créés en créole. Je vis dans mon oralité, avant de passer à l’écrit.
Comment utilisez-vous les langues dans votre travail éditorial ?
Dans mon travail éditorial, je mets souvent quatre langues au même niveau. Le français, le créole de Martinique, le créole de Guadeloupe et l’anglais. Mais quand je publie en une seule langue, c’est en français. J’ai déjà publié des livres entièrement en créole, j’en ai vendu pour les convaincus et les puristes, mais le gros du stock est resté.
Quand vous publiez des textes d’auteurs, privilégiez-vous ceux qui écrivent en créole ?
Les manuscrits que je reçois sont souvent en langue française. Je suis obligée de les traduire. Cependant, ma ligne éditoriale ne s’arrête pas à la langue créole. Je prends le créole au sens large du terme, c’est-à-dire comme un art de vivre : culture, alimentation, croyance, etc. Si le manuscrit n’entre pas dans ce cadre, il est éliminé.
Est-ce que la publication en créole vous permet de toucher des publics différents ? Avez-vous une connaissance de votre lectorat, de ses attentes par rapport à la langue de publication ?
Vu que l’on étudie plusieurs langues : le créole, l’anglais, et parfois l’espagnol depuis les petites classes et même dans les jardins d’enfants, mes livres touchent un public de plus en plus jeune. Nous n’avons guère de manuel d’apprentissage de la langue créole pour les petits. Mes albums de coloriage ont différents thèmes, et ils ont des légendes en différentes langues. Ces productions sont donc utilisées comme support, même si ce ne sont pas des méthodes d’apprentissage.
Qu’avez-vous pu constater concernant l’utilisation des livres en plusieurs langues ?
Les livres en plusieurs langues touchent un plus large public. Les gens sont très surpris de trouver quatre langues dans un même livre. Le fait d’avoir ajouté l’anglais aux côtés du français et du créole facilite l’utilisation des livres dans le monde anglophone.
Vous rencontrez beaucoup d’enfants, comment considèrent-ils les livres en créole selon vous ?
Pour les enfants, trouver du créole dans les livres est un peu amusant. Souvent, lors de mes animations autour du livre, ils veulent lire le créole, même s’ils ne savent pas encore bien lire le français.
Quel est votre mot préféré et pourquoi ? Que vous évoque-t-il ?
Mon mot préféré est « nanni-nannan ». Cela veut dire « il y a longtemps ». Ce qui me plaît, c’est que le temps n’est pas déterminé, cela peut être il y a quelques heures ou il y a des siècles. Le mot « nannan » veut dire nourriture ou contenu. Il est parfois utilisé dans la langue française chez nous : le nannan de la noix de coco. On dit aux bébés : « voici ton nannan » en lui présentant sa bouillie. « Dépi nanni-nannan mwen ka di’w sa » signifie « Je te le répète depuis ce matin, hier ou depuis des années ».