Le numérique au service de la médiation documentaire
L’objet de la médiation documentaire, c’est avant tout une rencontre. Il s’agit de mettre en œuvre tous les moyens pour faciliter l’appropriation d’un contenu - quel qu’en soit le support - par les publics, notamment les plus jeunes qui ont souvent pris depuis longtemps le tournant du numérique. Il s’agit de de favoriser l’appropriation d’un contenu, d’une information par des moyens adaptés à des pratiques numériques.
De fait, les pratiques culturelles ont pleinement intégré la dimension du numérique. Les évolutions technologiques bouleversent les manières de lire, de voir, d’écouter d’une part et d’autre part renouvellent les rapports sociaux avec la prégnance désormais établie des réseaux sociaux1. Aussi a-t-on vu émerger des qualificatifs aussi différents que les notions de « digital natives»2 , « génération y»3 ou de génération « ATAWAD » (any time, any where, any device) acronyme désignant une population ne se préoccupant pas des supports, du lieu ou du moment de la consultation.
Mais reconnaître la prégnance de ces usages ne rend pas plus aisée la mise en œuvre de dispositifs d’accompagnement et de vraies craintes demeurent autour de la mise en place d’outils numériques dans les établissements, notamment en ce qui concerne les capacités d’apprentissage, le développement des enfants, l’agressivité ou les phénomènes d’addiction.
Le fait est qu’un dispositif de médiation doit offrir une réponse adaptée à des usages constatés. Il répond à une intention et s’inscrit dans un projet défini lui-même par la politique documentaire de l’établissement dans une perspective transversale, c'est-à-dire prenant en compte des ressources à la fois physiques et numériques.
Repartant des pratiques mêmes des usagers, la médiation documentaire numérique se construit à la fois physiquement dans la bibliothèque par la mise en œuvre de passerelles renvoyant vers des ressources en ligne, en ligne sur le portail de la bibliothèque en organisant et en facilitant l’accès à une offre documentaire numérique plurielle (vidéo, musicale ou textuelle en ligne, autoformations à distance) ou plus largement sur le web par l’instauration et l’animation d’une présence numérique sur les réseaux sociaux, d’un blog thématique, ou le développement d’applications mobiles spécifiques. Toutes ces propositions numériques rejoignent les usages sur place en un écosystème global où physique et numérique se valorisent l’un l’autre.
L’objectif est de favoriser la dissémination du contenu, certes, mais au-delà, il s’agit de souligner l’importance d’une juste compréhension des enjeux du numérique pour les plus jeunes et de l’acquisition d’une culture raisonnée du numérique : notion de droit d’auteur, de maîtrise de son identité numérique… Mais il s’agit aussi de faire prendre conscience de l’existence d’outils de plus en plus fermés4 et, partant, de menaces pour l’accès universel et gratuit à la culture.
Avant la visite, identifier et légitimer la place de la bibliothèque
En fonction de l’âge du public, mais également des contenus à valoriser, l’établissement va pouvoir mettre en œuvre des dispositifs de médiation différents.
Page d'accueil du portail Bibliojeunes des bibliothèques de Montréal. |
Avant la venue du lecteur à la bibliothèque, il s’agit dans un premier temps de proposer une interface adaptée. C’est le cas notamment à la bibliothèque de Toulouse dont le portail jeunesse offre à l’enfant, sous forme d’explorations planétaires, la possibilité de préparer sa venue via des informations sélectionnées : animations jeunesse, productions documentaires, jeux ou ressources en ligne. C’est ce que propose aussi le réseau des bibliothèques de Montréal dont la page Bibliojeunes, ouverte en 2011 à destination des 6-12 ans, présente des sélections et des coups de cœurs, des sondages, des suggestions de sorties et l’accès à plus d’une centaine de dossiers thématiques.
On notera dans ce site de Montréal la présence d’un espace réservé aux éducateurs et aux parents. La mise en place d’une offre à destination des enfants ne peut en effet se comprendre qu’accompagnée le plus possible afin d’en favoriser l’appropriation par les plus jeunes. C’est moins le cas avec les adolescents où il s’agit plus de proposer un contenu qui leur « parle ». Dans cette optique, le site Dimension Ados à Brest évoque des « adothécaires » mettant en scène la culture adolescente : actualité musicale, sorties cinéma, tout ce qui peut intéresser ce public, à la manière d’un magazine.
Page d'accueil du portail Ados de la bibliothèque d'Oakland présentant des informations adaptées. |
L’espace Soda (« ados » à l’envers) de la bibliothèque de Brossard, près de Montréal, propose de la même façon un portail d’information dédié : informations locales, aide pour trouver des stages, informations sur la santé, la sexualité, les violences (de rue, en ligne, familiale, discriminatoire…). Pour être audible, il faut adopter le langage du public ciblé et valoriser sa culture propre5.
Le jeu constitue une autre porte d’entrée pour les cultures adolescentes. Si à Paris, la médiathèque Václav Havel anime un blog sur le sujet, en ouvrant en 2014 l’Arène des jeux, les bibliothécaires de Montréal non seulement légitiment le jeu comme objet culturel à part entière,mais en plus soulignent l’importance de l’expertise des professionnels des bibliothèques dans le développement d’activités ludiques. Le site propose des critiques et favorise la participation des enfants eux-mêmes en insérant des éléments ludiques dans l’interface afin de débloquer des contenus et des badges spécifiques. Sans aller jusque-là, nombreuses sont les bibliothèques qui montent des fonds de jeux vidéo sur PC et sur console, allant jusqu’à organiser des tournois de jeux en ligne intergénérationnels et entre bibliothèques6.
Sur place, construire une offre adaptée à la découverte et l’appropriation des contenus
Sur place, il est important de proposer plusieurs niveaux d’accompagnement des usagers dans leur appropriation des contenus.
Kit tablette en prêt à la Darien Public Library. |
Il s’agit dans un premier temps de faciliter la découverte des outils et des contenus numériques par les enfants, notamment par la sélection d’un contenu mis à disposition des plus jeunes (dont ressources et livres numériques). Cette offre peut être complétée par des ateliers de découverte facilitant la manipulation de tablettes ou de liseuses par exemple ou la possibilité d’emprunt de valises de découverte. Ainsi, à la Darien Library, aux États-Unis, il est possible d’emprunter un kit pour les 2-5 ans comprenant une tablette pré-chargée avec des applications choisies par les bibliothécaires pour leur intérêt éducatif ou ludique, un guide pour les parents contenant des éléments d’information sur l’utilisation de cette technologie avec leurs enfants et une grille descriptive des applications sélectionnées.
De nombreuses bibliothèques proposent des heures du conte numérique. À la médiathèque du Rize, près de Lyon, des iCâlins (heures du conte numériques pour les 3-5 ans) font découvrir aux enfants et aux parents les « livres applicatifs » jeunesse en mettant en avant temps forts et coups de cœur. Encore une fois, il faut souligner la présence des adultes : ces animations permettent une médiation en direction des parents pour leur faire découvrir les outils, les placer en médiateurs une fois rentrés chez eux et renforcer les liens intergénérationnels. L’heure du conte numérique est l’occasion d’une médiation et de manipulation collectives et collaboratives. Par la découverte en point&click, les enfants s'unissent et progressent ensemble dans le récit en exploitant les capacités de chacun à résoudre les énigmes proposées. C'est l'occasion de les faire lire à haute voix les textes de l’application et de les faire s'exprimer face aux autres, dans le respect du partage et de l'écoute7.
Copyright à demander au Salon du livre et de la presse jeunesse Seine-Saint-Denis. |
Ce dispositif collectif est facilité avec les tablettes XXL ou la « Biblio-connection »8, développée par l’École du livre de jeunesse et présentée au Salon de Montreuil 2014, qui permettent d’organiser des séances de lecture en groupe. Elles s’adressent à tout type de structure (institut médico éducatif, centre social, bibliothèque…) et sont particulièrement adaptées pour mener un travail auprès de publics éloignés du livre.
S’adressant à un public plus âgé, de 6 à 12 ans environ, il s’agira d’accompagner sur les écrans la découvertes des histoires numériques, inviter à manipuler liseuses et tablettes, faire découvrir des ressources libres via une biblio-box ou en utilisant des dispositifs passerelle tels des codes QR et réalité augmentée pour enrichir les documents de contenus en ligne (bibliographies, entretiens de l’auteur d’un livre, bande-annonce d’un film…).
Consultation du livre "Papa est un dinosaure" sur la plateforme Tumblebooks. |
En ligne, les ressources se font interactives. Les liens proposés renvoient vers des documentaires où l’enfant peut manipuler et apprendre en s’amusant. En Amérique du Nord, des outils comme Bookflix et TumbleBooks proposent des albums, des premières lectures, des contes numériques animés en français, anglais et espagnol, facilitant l’appréhension et la compréhension par les plus jeunes.
Application "La comtesse de Cagliostro". |
Au-delà, il s’agit d’enrichir le contenu et de proposer des versions augmentées des livres et des bandes dessinées habituellement prêtées. L’application Thorgal par exemple propose un contenu inédit à partir des albums, des interviews des auteurs, ou des objets en 3D… pour leur donner plus de relief. Dans le même ordre d’idées, pour les plus grands, les bibliothèques de la ville de Rouen se sont appuyées sur le domaine public et les libertés qu’il offre pour créer une autre œuvre adaptée aux technologies numériques : l’application La Comtesse de Cagliostro propose de découvrir en feuilleton une aventure d’Arsène Lupin de Maurice Leblanc enrichie d’images patrimoniales issues des collections des bibliothèques et présentant les personnages sous forme de fiches ressemblant à des profils Facebook.
Les jeunes adultes, enfin, fréquentant moins les établissements, l’offre consiste souvent à les impliquer davantage en organisant des ateliers de création de contenus. L’adolescent prend une position active par le biais d’animations participatives où les enfants construisent des histoires9 jusqu’à la réalisation de contenus numériques ou la création littéraire. Les espaces numériques des bibliothèques de Lyon, par exemple, multiplient les ateliers de formation et proposent des séances d’initiation à l’animation d’un blog, la création d’une bande dessinée, la construction d’un livre sonore ou la découverte des appareils mobiles tandis que le centre de création numérique Le CUBE, à Issy-les Moulineaux en France, propose des séances d’apprentissage du code informatique et de robotique, à l’image de l’espace YouMedia à Chicago entièrement consacré à l’apprentissage par le « faire » et la manipulation des outils du numérique10.
Opération Twit'haïku avec les bibliothèques de Rennes. |
Pour faire revenir les jeunes adultes vers la littérature, une idée intéressante est de s’appuyer sur leurs pratiques des réseaux sociaux. Ainsi les bibliothèques de Rennes encouragent les enfants à participer à un concours de Twit’Haïku, un concours de haïku postés sur twitter et exposés dans les bibliothèques du réseau. Dans le même ordre d’esprit, la bibliothèque départementale de Loire-Atlantique a initié un partenariat avec une maison de la poésie pour faire travailler les enfants d’un collège avec un poète sous formes de « tweet-poèmes », l’expérience se terminant par une rencontre avec le poète en question autour de son travail, l’expérience « tweet », et une lecture-performance de ses textes. Mais, plus largement, il s’agit de s’appuyer sur la technologie et les réseaux pour développer une stratégie d’appropriation des objets littéraires par les plus jeunes et de « détourner » les usages de ces outils par la mise en activité des enfants, le travail collectif, le partage de documents et la création : imaginer la page Facebook de Cécile Volanges, dans Les Liaisons dangereuses, créer un musée des lectures des jeunes en utilisant un site de partage d’images, ouvrir un blog pour créer un carnet de voyage…
Le rôle du bibliothécaire pour la jeunesse
La mise en place de dispositifs de médiation numérique ne remet pas fondamentalement en question les missions et le rôle du bibliothécaire pour la jeunesse. Il s’agit toujours de sélectionner les contenus et de les valoriser pour en favoriser l’appropriation et la dissémination auprès des publics jeunes dans une perspective à la fois culturelle, éducative et de loisir. Elle n’en questionne pas moins les pratiques professionnelles : quelle place accorder aux ressources numériques en bibliothèque pour la jeunesse, comment concilier livres et jeux, création et consommation ?
Au-delà, il s’agit d’acquérir de nouvelles compétences propres à l’environnement numérique au sein duquel on se situe désormais : maîtriser le contexte numérique, comprendre les enjeux, les outils, savoir énoncer leur rôle. Tout cela pour développer et coordonner un projet de service qui intègre un volet numérique au service des missions de la bibliothèque. Bien sûr, Il est nécessaire également d’en connaître les limites en termes de participation, de considérations éthiques et légales, de maîtrise de son identité numérique. Le livre numérique enrichi par exemple serait un faible vecteur de lecture, voire une surenchère d’animations gadget propres à distraire l’enfant lecteur et l’empêcher de se concentrer. Lire un livre numérique, cela s’apprend. D’un point de vue plus opérationnel, il convient aussi de savoir repérer des contenus, naviguer au cœur d’une masse informationnelle mais surtout évaluer, sélectionner une information pertinente, la restructurer pour la rendre intelligible aux attentes précises d’un public donné, bref, mettre en place un nouvel « écosystème informationnel ».
Une activité qui n’est pas si simple que cela, notamment lorsqu’il faut intégrer la sélection d’applications numériques à ses procédures d’acquisitions (comment choisir ? sur quelles sources ? selon quelles critères ?) ou lorsqu’il faut installer une bibliobox qui, si elle permet la diffusion de contenus numériques libres, requiert un minimum de compétences informatiques pour son installation. Pour cela, il peut être utile de s’appuyer sur les travaux des collègues11, des sites d'éditeurs ou de veille proposant des revues critiques12collaboratives et les échanges des professionnels, que ce soit via un blog13, des associations professionnelles et sur les réseaux sociaux14 ou une plateforme collaborative comme BibApps dont la grille de sélection décrit les médiations possibles autour d’une application.
Notes et références
1. Sylvie Octobre, « Mutations des pratiques culturelles à l’heure du numérique ». Bulletin d’étude et de synthèse de l’Observatoire de la jeunesse, n°21, septembre 2014. †
2. Concept forgé en 2001 par le sociologue Mark Prensky et désignant une génération censée se mouvoir intuitivement dans un environnement numérique par opposition au « digital migrants ». †
3. Génération regroupant des individus nés approximativement entre 1980 et 1995 - mais la fourchette bouge parfois. Elle désigne une génération ayant grandi au milieu des MP3 et des écrans. †
4. C'est-à-dire, dont la circulation et la lisibilité sont restreintes – par exemple, une application développée sous un environnement Apple ne pourra pas être lu dans un environnement Android. †
5. Voir aussi la proposition de la bibliothèque publique d’Oakland aux États-Unis et sa rubrique « Your life » divisée en quatre rubriques : « school », « mind and body », « job » et « fun ». †
6. Cf sur le sujet Céline Ménéghin, « Des jeux vidéo à la bibliothèque ». Bulletin des bibliothèques de France [en ligne], n° 3, 2010 [consulté le 10 février 2015]. ISSN 1292-8399. †
7. Cf. l'offre de La Petite Bibliothèque Ronde de Clamart, en France. †
8. Bibliothèque numérique interactive accessible aux enfants en situation de handicap, où les livres numérisés sont projetés sur un écran et la navigation dans l’application se fait grâce à un capteur de mouvements (Kinect). Plusieurs personnes pouvant suivre l’histoire, il est alors possible de mettre en scène la lecture en attribuant des rôles à chacun des participants. †
9. Cf le générateur d’album en ligne à Toronto. †
10. On peut lier cela à l’émergence des fablabs et autres makerspaces appliqués au public jeune à l’instar de la TEA Room de la Darien Library (TEA étant l’acronyme de Technology, Engineering and Arts). †
11. Exemple par la Médiathèque départementale de l’Eure : http://fr.calameo.com/books/001633096ff697ffa1b2d †
12. Citons entre autres La souris qui raconte, Idbook, D'abord des enfants, ou Declickids. †
13. Enfance et Lecture de La Petite Bibliothèque Ronde. †
14. Voir par exemple le groupe Tablettes en bibliothèque. †
Pour aller plus loin
Thomas Chaimbault-Petitjean
Responsable des ressources numériques dans une bibliothèque en banlieue parisienne puis à l’Université de Savoie, Thomas Chaimbault-Petitjean a rejoint en 2006 l’enssib (École nationale supérieure des sciences de l'information et des bibliothèques). Il a mis en œuvre la bibliothèque numérique de l’école avant d’opérer la refonte de la formation des bibliothécaires d’État, dont il est toujours responsable. Il est également en charge, depuis 2012, du diplôme d’établissement de Cadre opérationnel des bibliothèques et de la documentation, désormais proposé en formation à distance.
Auteur du blog professionnel Vagabondages, il intervient dans des formations, en France et à l’étranger, sur les outils du web 2.0, l’innovation en bibliothèque ou la médiation numérique documentaire.