Zeina Abirached et les images de Beyrouth

Propos recueillis par Hasmig Chahinian
Portrait de Zeina Abirached

« On est quand même, peut-être, plus ou moins en sécurité ici ». En visionnant, sur le site de l’Institut national de l’audiovisuel, un reportage tourné en 1984 au sujet de la ligne de démarcation de Beyrouth, Zeina Abirached découvre sa grand-mère répondant, par ces mots, aux questions des journalistes. C’est cette phrase, bouleversante, qui va inciter Zeina à raconter l’histoire de son enfance en pleine guerre civile au Liban dans Mourir partir revenir, le jeu des hirondelles (Éditions Cambourakis, 2007). Cet album, qui va immédiatement la faire connaître, n’est qu’une facette d’une œuvre largement marquée par le temps de l’enfance, la guerre et la ville de Beyrouth…

Des cheveux bouclés qui partent dans tous les sens, un sourire éclatant, une gestuelle animée toute méditerranéenne, un abord chaleureux et simple : rencontre avec Zeina Abirached.

Après des études à l’Académie libanaise des beaux-arts, puis à l’École nationale supérieure des arts décoratifs de Paris, vous publiez vos premiers livres aux Éditions Cambourakis, à Paris, en 2006. La reconnaissance de votre talent est quasi immédiate : vous participez aux Belles Étrangères consacrées au Liban, votre album Mourir partir revenir, le jeu des hirondelles est sélectionné à Angoulême… C’est un beau début de carrière dans le monde de la bande dessinée… Quel regard portez-vous sur votre parcours ?

C’est vrai que ça a plutôt bien commencé. Les Belles Étrangères et la sélection à Angoulême m’ont permis de rencontrer mes lecteurs, de parler de mon travail, de participer à des expositions… C’était très stimulant. Mon travail a sans doute facilité mon intégration en France et, paradoxalement, le fait d’être étrangère a certainement contribué à lui donner une plus grande visibilité. Pour moi, ces débuts correspondaient au besoin de verbaliser enfin toute cette période de la guerre au Liban. Je ne me rendais pas compte que le fait de traiter de ce sujet pouvait intéresser autant de Français. On m’a souvent dit : « L’image que l’on a du Liban, c’est celle d’immeubles criblés de balles, ou de français retenus en otage. Ça fait du bien d’avoir une autre vision de ce pays ».

Votre œuvre, axée sur votre enfance en temps de guerre, à Beyrouth, est ancrée dans une réalité quotidienne dure, éprouvante, angoissante… Mais vos bandes dessinées mettent l’accent sur la chaleur humaine, la solidarité entre les habitants d’un même immeuble, le lien particulier qui vous unit à votre frère…

Parce que c’était aussi ça, la guerre civile… Je ne peux oublier ni la peur ni l’angoisse. Mais je ne peux pas non plus oublier les liens extraordinaires qui nous liaient les uns aux autres, ainsi que les moments où l’humour et la tendresse étaient vécus comme une résistance à la guerre et à la difficulté du quotidien. Tout cela fait que je garde aussi de bons souvenirs de mon enfance (et de la guerre, puisqu’elles sont étroitement liées)… Cela me permet, aujourd’hui, de faire ce travail de mémoire pour rendre « racontable » cette période difficile ; l’humour est sans doute une forme d’auto-dérision.

Mourir, partir, revenir, le jeu des hirondelles. Cambourakis, 2007.

Le Beyrouth de votre enfance, partagé par une ligne de démarcation défendue par des francs-tireurs, est presque un personnage à part entière dans votre œuvre. Actuellement, vous vivez à Paris, vous retournez fréquemment au Liban. Que représentent ces passages de frontières, hier, aujourd’hui ?

Je me souviens - Beyrouth. Cambourakis, 2008.

J’ai parfois l’impression d’être quelque part entre la France et le Liban… Cette position, un peu inconfortable, est, pour l’instant, importante dans mon évolution, car je me nourris de mes allers-retours entre Paris et Beyrouth. À chaque voyage, je rentre de Beyrouth avec quelque chose de moi ou de la ville que je ne soupçonnais pas… ça me donne envie de raconter cette ville qui change à une vitesse folle et qui, cependant, a quelque chose d’immuable.
Beyrouth demeure, en quelque sorte, le personnage principal de chacun de mes livres, sous un angle différent à chaque fois. Après la rue (dans Beyrouth Catharsis), l’immeuble (dans 38, Rue Youssef Semaani) et l’appartement (dans Mourir partir revenir, le jeu des hirondelles), j’ai eu besoin de réduire encore un peu le cadrage et de plonger dans mes souvenirs en les racontant à la première personne du singulier. Aujourd’hui, je travaille sur une histoire qui se déroule à Beyrouth dans les années 1950-1960… Ce Beyrouth mythique, que ma génération n’a pas connu, nous a été transmis par nos grands-parents, à travers leurs souvenirs.

Pourquoi avoir choisi le noir et blanc ? Dans quelle famille d’artistes vous reconnaissez-vous ?

Quand j’ai commencé à faire de la bande dessinée, mon idée était d’abandonner tout ce qui n’était pas indispensable à la narration, afin de synthétiser l’idée transmise dans un dessin. Le noir et blanc s’est imposé à moi.
Il m’a aussi permis de mettre une distance intéressante entre mes souvenirs et moi-même : en les dessinant, je me les réappropriais ; et en les restituant, en les « traduisant », en noir et blanc, je les mettais à distance.
Le noir et blanc pose des questions passionnantes au niveau de la composition d’une case ou d’une planche : l’équilibre du noir et du blanc, la réflexion sur le vide et sur le plein, etc.
Enfant, j’ai été nourrie à la bande dessinée franco-belge. Adolescente, j’ai été fascinée par le travail en noir et blanc de Franquin (dont je ne connaissais, à l’époque, que Gaston). Ont suivi Hugo Pratt, Tardi, Marc-Antoine Mathieu, Topor, Muñoz et, bien sûr, David B.

La bande dessinée se développe de plus en plus au Liban avec la revue Samandal qui permet de découvrir de jeunes talents, des bédéistes qui publient dans le pays ou à l’étranger. Suivez-vous ces productions ?

Oui, bien sûr ! Je suis de près ce qui se passe au Liban… À chaque fois que j’y retourne je me procure le dernier Samandal et je vais faire un tour en librairie et à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA) où j’ai fait mes études pour regarder les dernières publications des étudiants. Ce qui fait vraiment plaisir, c’est que les choses avancent. Il y a même un diplôme en bandes dessinées à l’ALBA maintenant ! Il y a aussi des festivals et des Salons consacrés à la bande dessinée…

[Beyrouth] Catharsis. Cambourakis, 2006.

Quel est l’accueil réservé à votre œuvre au Liban ? Les lecteurs libanais se reconnaissent-ils dans vos bandes dessinées ?

Mes livres, en français, sont présents dans les librairies au Liban ; ils s’adressent donc exclusivement aux lecteurs francophones… Jusque-là, l’accueil a été plutôt enthousiaste !
Je pense que les lecteurs libanais se reconnaissent dans mes livres. Finalement, on a tous les mêmes souvenirs à peu de choses près. En décembre 2008, lors d’une séance de dédicace à Beyrouth, quelqu’un est venu me dire : « J’ai vécu la même chose que toi, mais de l’autre côté de la ligne de démarcation »… J’étais très émue de voir qu’en partant de souvenirs très personnels, d’une expérience particulière, je pouvais accéder à notre mémoire collective par le biais de la bande dessinée.

Avez-vous des projets d’édition ou de traduction au Liban ou, ailleurs, dans le Monde arabe ?

J’aimerais beaucoup que mes livres soient traduits en arabe et publiés au Liban et dans le Monde arabe… Je n’ai malheureusement pas encore trouvé un éditeur prêt à porter ce projet.
C’est un peu frustrant, surtout que Le Jeu des hirondelles et Je me souviens - Beyrouth ont été traduits et publiés dans plusieurs pays (à ce jour, l’Espagne, l’Italie, la Grèce, les Pays-Bas, la Suède et la Finlande).

Toutes les têtes bouclées ayant un jour souffert sous les ciseaux des coiffeurs se reconnaîtront dans Mouton, un film d’animation que vous avez réalisé en 2006 dans le cadre de vos études à l’École supérieure des arts décoratifs. Avez-vous d’autres projets de création de films d’animation ?

Depuis Mouton, j’ai dessiné le pilote d’une série d’animation destinée à la télévision. Ce projet était passionnant mais n’a pas encore vu le jour. Il s’agit d’un épisode diffusé chaque jour, de quelques minutes, où des illustrateurs du monde entier racontent des événements ayant changé le cours de l’Histoire… L’épisode que j’ai dessiné concernait l’abolition de l’esclavage. À ce jour, le producteur (Oléo films-France) attend encore l’accord d’une chaîne de télévision pour lancer la production de toute la série.

À quelles occasions rencontrez-vous vos lecteurs ? Animez-vous des ateliers dans les collèges, les lycées ou ailleurs ?

Je participe à plusieurs festivals de bandes dessinées en France et à l’étranger où je rencontre mes lecteurs. J’anime aussi des ateliers de bande dessinée dans des collèges et des lycées en France. Ce sont des ateliers d’initiation : je lance généralement un exercice d’écriture, je montre les différentes manières de découper le texte, de le mettre en images, je travaille le rapport du texte à l’image, je montre la technique de l’encre de Chine, etc. Au bout de cinq séances réparties dans l’année, chaque élève arrive à finaliser son strip ou sa planche, qui sont ensuite mis en commun et reliés dans un livre que je fabrique. L’atelier se termine avec l’exposition des planches et du livre.

Sur quel projet travaillez-vous actuellement ?

Je travaille actuellement sur une bande dessinée dont le personnage principal est inspiré de la vie de mon arrière-grand-père. Né en 1894, il a vécu dans un contexte historique et régional qui a façonné le Liban d’aujourd’hui. Il a connu l’Empire Ottoman et son déclin avec la première Guerre mondiale, le Protectorat français et la seconde Guerre mondiale, la proclamation de l’indépendance (1943), et enfin, les années dorées (1960-1975). Il est mort quelques mois avant la guerre civile, il n’a donc connu que le Liban « d’avant ». J’ai décidé d’aller voir ce Liban-là de plus près… en espérant que cela m’aiderait à mieux comprendre le Liban d’aujourd’hui !

Pour aller plus loin

Biographie

Zeina Abirached est née à Beyrouth en 1981, en pleine guerre civile libanaise. Elle a passé son enfance dans un appartement situé sur la ligne de démarcation qui partageait Beyrouth en deux, entourée de sa famille et de voisins qui deviendront les personnages de ses bandes dessinées. Après des études de graphisme à l’Académie libanaise des beaux-arts (ALBA), elle a suivi un cursus spécialisé en animation à l’École nationale des arts décoratifs de Paris. Son petit film d’animation, Mouton, produit dans le cadre de ses études aux Arts Décoratifs, a été sélectionné au cinquième Festival international de l’animation de Téhéran. Ses bandes dessinées ont très vite été remarquées par la critique et ont remporté de nombreux prix.

Bibliographie

  • Le Papa-maman. Texte de Angelina Galvani. Montpellier, Éditions Benjamin Média, 2010. Livre CD, disponible aussi en braille.
  • Livre du chevalier Zifar : livre du Chevalier de Dieu. Trad. du castillan (XIVe siècle) par Jean-Marie Barberà. Toulouse, Éd. Monsieur Toussaint Louverture, 2009.
  • Je me souviens – Beyrouth. Paris, Éditions Cambourakis, 2008.
  • Mourir, partir, revenir, le jeu des hirondelles. Paris, Éditions Cambourakis, 2007.
  • 38, rue Youssef Semaani. Paris, Éditions Cambourakis, 2006.
  • [Beyrouth] Catharsis. Paris, Éditions Cambourakis, 2006. 1er prix du Festival de bande dessinée de Beyrouth.

Sites

Cambourakis, l’éditeur des bandes dessinées de Zeina Abirached.

Multimédia

  • Mouton. École nationale supérieure des arts décoratifs, atelier d'image et d'informatique, promotion 2005-2006. [Consulté le 01.03.2011]
    Premier film d'animation de Zeina Abirached (3mn).
  • Zeina Abirached. Une enfance libanaise. [Consulté le 01.03.2011]
    Zeina Abirached présente trois de ses livres et parle de son enfance à Beyrouth et de son art.

Articles de référence


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