De Ruisseaux d’Afrique à Ruisseaux du monde

Rencontre avec Béatrice Lalinon Gbado

Propos recueillis par Nathalie Beau
Photographie de Béatrice Lalinon Gbado

Béatrice Lalinon Gbado livre sa parole, habitée et engagée. L’attention qu’elle porte aux enfants, à leur formation et à leur épanouissement l’a conduite à se pencher sur les livres qui leur sont destinés et à se battre pour qu'ils puissent y avoir accès. Elle veut faire des livres qui leur ressemblent et qui reflètent leur culture. Pour la première fois, elle a acheté les droits de publication d'ouvrages édités par Pallas, au Brésil. Cette maison d'édition consacre son catalogue à la culture africaine, pour aider la population noire brésilienne à connaître ses origines et à en être fier. Ainsi, ce sont quatre belles histoires que les enfants ont en partage de part et d’autre de l’océan.

Béatrice Lalinon Gbado vous avez fondé et vous dirigez les éditions Ruisseaux d’Afrique. Quand et pourquoi l’avez-vous fait ?

Il y a vingt ans, au Bénin et sur le continent africain en général, il n’y avait presque pas de livres pour enfants conçus et réalisés en Afrique, par les créateurs africains eux-mêmes. Quelques maisons d’édition et quelques ouvrages faisaient, bien sûr, exception mais, en général, on trouvait dans les librairies des ouvrages français, en majorité, et véhiculant la culture française, ce qui est normal. Pour satisfaire son besoin de lire et de découvrir le monde, le petit Africain était donc automatiquement connecté à une culture autre que la sienne. Cela était valable pour le livre scolaire et encore plus pour les albums de littérature de jeunesse. Cela me posait un problème fondamental.

Tout enfant, pour se nourrir au niveau psychoaffectif et grandir humainement, a besoin de puiser dans la sève de ses racines culturelles, sève diffusée naturellement par son environnement humain et matériel. Dans la réalité africaine des années 1990, le secteur du livre de jeunesse ne pouvait satisfaire ce précieux besoin qui relève du droit à avoir une identité culturelle propre. Ruisseaux d’Afrique est né dans ce contexte-là où les livres de jeunesse accessibles aux enfants d’Afrique ne reflétaient pas leur culture, ne leur ressemblaient pas. La motivation essentielle de mon activité d’éditrice a été de participer à la construction psychoaffective de l’enfant, par la création et la distribution de livres qui disent l’Afrique, dans sa diversité culturelle, dans la riche pluralité de son patrimoine.

Parler du patrimoine, le mettre en valeur, est un axe très fort de votre engagement d’éditrice. Pourquoi ?

Dodson, un psychologue américain, a écrit un best-seller qui s’intitule Tout se joue avant 6 ans. C’est donc dès les premiers battements de la vie que nous avons à éveiller l’enfant aux différents aspects de son identité, parmi lesquels la culture tient une bonne place. Que ce soit la voix du sage qui conte tendrement dans la nuit, les chants des pileuses qui fredonnent dans la cour, les battements de mains, la voix du conteur qui raconte ou du griot qui déclame, les vibrations plus récentes du rap, du coupé décalé ou du soyoyo, les emballements du tam-tam, du gong, de la senza ou de la kora, toutes les sonorités, gaies ou tristes de sa langue maternelle, sont utiles. Il ne s’agit pas d’un enfermement sur soi, il ne s’agit pas de se contenter de regarder son nombril, il s’agit d’être soi avant d’entrer en relation avec l’autre. Debout, de façon égalitaire pour un partage réciproque. Il y a donc un ordre à respecter, sinon, on se fond dans l’autre et on se perd dans l’autre. Dans le monde entier, il y a une espèce de préférence culturelle dans l’éducation de l’enfant qui privilégie ses fibres culturelles sans ignorer le reste du monde. On peut même dire que c’est un réflexe chez les parents de transmettre ce qu’ils sont, ce qui sous-entend aussi ce qu’ils ont reçu. 

C’est là le fond de la question : offrir à l’enfant africain l’opportunité de lire son héritage et de prendre possession de la beauté de ses traditions, de comprendre et d’aimer son patrimoine, afin de tisser la corde d’aujourd’hui au bout de l’ancienne. Dans le même temps, les enfants des autres cultures se trouvent enrichis de voir une Afrique différente de celle à laquelle on les conditionne bien souvent. Cela nous conduit à favoriser une biblio-diversité qui est fondamentale pour tous. Autrement, nous nous retrouvons dans l’impasse :

  • avec les uns qui grandissent dans l’illusion d’être le nombril du monde, sans rien connaître par leur propre expérience de cette terre et de ses facettes, sinon les stéréotypes rabâchés par certains qui ne sont jamais allés au-delà de la Méditerranée ou de l’Atlantique que par ouï-dire, mais qui se garantissent d’être des gens biens parce que d’autres vont mal, en promouvant l’Afrique des malheurs et des misères.
  • avec les autres, ivres d’illusions, courant sans fin après un mirage qu’on leur a vendu depuis le lait maternel… Pour atteindre ce mirage, ils s’entasseront dans des barques de fortune et aux frontières – et ceux qui leur ont fait miroiter ce monde irréel les renverront. Ce n’est pas aux frontières qu’il faut faire le ménage, c’est ailleurs ! Faisons attention aux valeurs et aux contre-valeurs que véhiculent nos messages  auprès des enfants…

Comment le catalogue de Ruisseaux d’Afrique reflète-t-il votre engagement en faveur du patrimoine ?

Imaginez une longue galerie où le catalogue de Ruisseaux d’Afrique serait exposé. Engagez-vous dans cette galerie et laissez-vous aller vers ces livres qui vous appellent. Vous y rencontrerez des tentures d’Abomey (Le Rat et le Serpent ; La Perruche, l’Iroko et le Chasseur), des sous-verres (« souwers ») du Sénégal (Maman ; La Fête du mouton), des sculptures, des instruments de musique, les deux cent cinquante-six entités du Fâ, les châteaux Temberma ou Tata Somba (Un intrus dans notre Takyienta), Barka du Musée de Niamey, Ganvié, le village lacustre (Zannou, sur les traces de Grand-Père), le pagne africain, ses fibres, ses couleurs et ses nuances, le sens des motifs ; avec un arrêt au Bénin, au Mali, au Congo, au Nigéria, etc. Vous entendrez parler les personnages des contes, légendes et mythes, vous écouterez des récits sur le commerce triangulaire, un récit de rite initiatique… Tels sont les échos et reflets du patrimoine béninois et africain dans notre catalogue…

Les nouveaux médias pourront-ils contribuer à faire vivre et transmettre le patrimoine ? Comment envisagez-vous ces nouvelles possibilités ?

Quand je pense aux nouveaux médias, je pense d’abord au son. J’entends encore les voix des petits garnements que nous sommes, des rires d’enfants et ceux des plus grands, des sommets de la communication sans frontière ni tabou… Paroles et musiques sont mêlées. Le retour au son, c’est une autre vie pour le conte. Une vie complètement différente de celle déjà merveilleuse qui l’attend quand il se laisse apprivoiser par le papier pour devenir un objet et entrer en relation avec les humains qui  connaissent le code alphabétique.

Quand j’étais petite, il y avait très peu de livres, mais on avait encore le temps de s’arrêter, le soir, pour se parler. Bien des histoires qui se racontent aujourd’hui et qui nous sont contées par nos parents nous viennent de l’oralité. Nous essayons de les sauver en les traduisant d’abord, puis en les transcrivant. Deux étapes qui peuvent altérer l’histoire. Avec les possibilités qu’offre le multimédia, nous avons entrepris de redonner à la langue ce qui lui a été pris. D’abord en français, puis en langues nationales, avec la dextérité de nos conteurs et leurs créativités propres. Ce qui nous met en relation avec un autre corps de métiers : les comédiens et les conteurs… Déjà l’auditoire s’agrandit. Il y a plus de personnes qui écoutent que de personnes qui lisent…

Il y a aussi les CD-ROM, les iPad, les iPhone… pour écouter, et plus de possibilités pour  communiquer ; et puis, il y a le livre numérique. Au fur et à mesure que la démesure des technologies de l’information et de la communication se dévoile à nous, les passeurs d’histoires et de valeurs rêvent à l’infini des possibilités de communiquer des messages, des valeurs d’une rive à l’autre du monde. La toile Internet nous permet de proposer nos productions à tous nos contemporains à la fois, et le numérique nous appelle encore plus à l’universel – il faut en prendre le rythme.

À cet effet, nous avons publié dans la collection « Sagesses Africaines » des recueils de contes accompagnés de CD-Audio où des comédiens prêtent leurs voix aux  anciens, aux sages et à la sagesse. Le texte du conte est ainsi accessible aux enfants, aux personnes âgées, à tous ceux qui ont du plaisir à écouter… Le texte devient léger aussi, libérer du poids du papier, le fichier est facile à transporter et peut être écouté dans la voiture, le métro, sur iPad, Smartphone, etc.

Notre espoir est de prolonger cette démarche vers le livre numérique, en rendant notre catalogue accessible à un coût bas et au plus grand nombre.

Pour la première fois, vous avez acheté des droits étrangers. Ils portent sur quatre livres édités par les éditions Pallas au Brésil. Pourquoi ? Comment avez-vous connu ces livres ? Qu’est-ce qui a déclenché l’envie de les traduire et de les éditer ?

J’ai rencontré ces livres, les premiers en tout cas, en 2007. Sur un stand collectif de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants qui avait mis en avant les productions des éditeurs jeunesse membres de l’Alliance, provenant de plusieurs zones linguistiques. Ces livres viennent du Brésil et sont donc publiés dans leur première édition en portugais. Ce qui a déclenché l’envie de les traduire ? Une intuition. Parce que Pallas exprime avec des mots qui lui sont propres un ressenti très proche du nôtre. Parce que nous avons le sentiment profond que nous aurions publié ces livres de la même façon.

Bruna est légère, très proche de l’enfance, simple. Quand j’ai parcouru ce livre, j’ai été conquise par ses illustrations. Plus tard, j’ai compris l’histoire qui se cachait derrière ces images, et j’ai été davantage motivée. Koffi et Espérança évoquent la rencontre des cultures, les thèmes historiques tels que la traite négrière et la colonisation ; des histoires belles avec des illustrations magnifiques pour Koffi et originales pour EspérançaDes Lauriers et des huées est une histoire qui émeut, une histoire bien humaine, de dépit, comme il nous est tous arrivé d’en vivre un jour ou l’autre, chacun dans notre vie. Une expérience qu’on n’oublie jamais.

Ces ouvrages sont bienvenus dans notre catalogue, dans une collection lancée à cette occasion, « Ruisseaux du monde », et qui attend les œuvres de nos collègues qui, de par le monde, font couler de petits ruisseaux culturels qui évoquent l’Afrique. Encore félicitations à Pallas Editore, aux auteurs et aux illustrateurs.

En quoi ces livres sont-ils en accord avec votre engagement pour le patrimoine africain ?

Avec Bruna, c’est le conte dans sa fonction affective. Au centre, la grand-mère qui a le souci de transmettre. Sont évoquées des réalités humaines telles que la tristesse, l’amitié ou encore la vie, et est mise en valeur une fibre de la culture africaine, le pagne. Comme vous le savez, le thème du pagne, son histoire et le sens de ses motifs nous inspire beaucoup aux Éditions Ruisseaux d’Afrique. Nous avons ouvert une collection de livres à ce sujet, dans laquelle sont déjà publiés deux ouvrages : La Longue Histoire du pagne et Les Messages du pagne. Sur le commerce de l’esclavage et de la rencontre des cultures, tout ce passé est exploré par les autres et peu abordé par les créateurs africains eux-mêmes, alors que cela nous concerne au plus haut point.

Notre accord avec Pallas s’est fait autour  des thèmes abordés, mais aussi autour des illustrations. Quand on aime, on partage. Alors, nous avons décidé de faire voir cette Afrique qui se dit ailleurs, qui vibre ailleurs, qui a traversé les générations sans oublier ses racines…

Avez-vous déjà une idée de leur réception en Afrique ?

Sûrement un très bon accueil. Vous savez, depuis quinze ans maintenant, nous allons chaque année à la rencontre des enfants. Au Bénin, durant une semaine d’animation culturelle sur toute l’étendue du territoire national. 

Et chaque fois, les enfants demandent et redemandent des ouvrages qui leur ressemblent ; les autres ouvrages aussi, mais ils ont d’abord soif d’Afrique, de toutes formes d’Afrique. Alors, les enfants, c’est sûr, ils aimeront ces livres. Est-ce que les parents et les pouvoirs publics mettront la main à la poche pour les leur offrir ? Ça, c’est une autre question.

Faire connaître le patrimoine africain et le patrimoine mondial, la tâche est immense ! Tous ensembles, nous y arriverons. Si le patrimoine africain est un gisement, nous commençons juste à le nommer, à le répertorier. Des strates encore inconnues demeurent dans les profondeurs. Que de perspectives !

Pour aller plus loin

Biographie

Béatrice Lalinon Gbado est béninoise. Son amour pour les enfants, sa passion pour les belles lettres et sa soif de communiquer, l'ont conduite à s'orienter vers l’écriture et la publication de textes pour la jeunesse. Elle a créé en 1998 les éditions Ruisseaux d'Afrique.

Le site de l’éditeur. [Consulté le 20.03.2013]