La langue, un vecteur qui importe peu
Entretien avec Nadia Essalmi, directrice des éditions Yomad (Maroc)
Comment se pose la question du choix de la langue d’édition dans un pays multilingue comme le Maroc où cohabitent l’arabe standard, les dialectes, les langues berbères et le français ? Quels sont les enjeux linguistiques et commerciaux à l’œuvre ?
Nadia Essalmi, fondatrice de la première maison d’édition spécialisée jeunesse du pays, répond à nos questions.
Votre première langue d’édition a été le français. Vous avez ensuite édité en arabe, et récemment en berbère. Racontez-nous ce choix de langues…
J’ai commencé à publier spontanément en français tout simplement parce que c’est la langue que j’aime et que je maîtrise. Ce qui m’importait le plus, c’était de publier des livres locaux avec un contenu qui puise dans la culture et le quotidien marocains et de les voir figurer sur les rayons des librairies aux côtés de tous les livres importés. La langue n’étant, à mon sens, qu’un vecteur, cela m’importait peu.
Avez-vous envisagé de publier des livres en arabe dialectal marocain ? Pourquoi ?
Oui, j’ai fait cette expérience récemment mais je ne suis pas prête à la reconduire. Il est vrai que plusieurs personnes revendiquent la publication en arabe dialectal. Cette revendication n’est pas fondée sur une étude de marché mais plutôt sur un élan nationaliste. Je me suis laissée convaincre en pensant qu’effectivement ce serait un moyen d’élargir mon lectorat. Illusion. J’ai publié une bande dessinée en amazigh à 3 000 exemplaires, je ne suis même pas arrivée à en écouler 200. La question est la suivante : qui peut lire en arabe dialectal ? Des personnes illettrées ou celles qui suivent des cours d’alphabétisation. Mais combien sont-elles ? Une minorité presque invisible. Par contre, ce dont je suis sûre, c’est que les enfants ne lisent pas l’arabe dialectal. Aussi, les écoles n’achètent pas ce genre de livres puisque les élèves étudient en arabe classique. Néanmoins, je ne regrette pas d’avoir essayé.
Publier des livres en arabe vous ouvre-t-il les portes du marché du livre arabe ? Trouve-t-on vos livres dans d’autres pays arabes ?
Il ne suffit pas de publier en arabe pour intégrer le marché arabe. Ce dernier est, en soi, très difficile à atteindre. Nos politiques ne nous facilitent pas l’échange. Il y a trois ans, j’ai participé au Salon du livre d’Alger avec l’Alliance internationale des éditeurs indépendants dont je suis membre. Nous avons réussi à vendre des livres avec une remise importante sur les prix. À la fin du Salon, nous n’avons pas pu changer nos dinars. Nous n’avions pas d’autre choix que d’ouvrir un compte dans une banque algérienne et de transférer l’argent vers une banque française afin de le récupérer. Voici les gymnastiques auxquelles il faut adhérer pour que le livre puisse circuler à l’occasion d’un Salon. J’ai également tenté une timide distribution en Tunisie, mais le pouvoir d’achat est très faible par rapport au Maroc. Par conséquent, les ventes étaient désastreuses.
Vos livres en français vous permettent-ils d’accéder au marché du livre francophone ? Dans quels pays sont-ils vendus ?
La distribution en France reste inaccessible. C’est un monde bien verrouillé. Cela fait des années que je sollicite des distributeurs en vain, et je ne suis pas la seule. Récemment, un diffuseur a eu la bonne idée de diffuser les livres venant du Monde arabe. J’étais très enthousiaste, pensant que mes livres pourraient enfin exister au-delà des frontières qu’on nous impose. Quand j’ai lu le contrat que ce diffuseur proposait, j’ai compris qu’il n’y avait pas que les frontières géographiques mais qu’il y avait d’autres formes de frontières : le diffuseur aurait été le seul gagnant, car le contrat n’était pas adapté à nos produits éditoriaux.
Comment vos livres sont-ils reçus par les enfants marocains ? En quelle langue vendez-vous le plus au Maroc ?
Mes livres sont bien reçus par les enfants marocains. Yomad a réussi à se faire une place dans le paysage éditorial. Elle a apporté une nouveauté, celle d’être la première maison d’édition au Maroc à se spécialiser dans le livre de jeunesse. Certains livres ont été primés. Plusieurs d’entre eux sont choisis pour la lecture suivie dans les écoles privées. Je ne peux pas prétendre qu’ils se vendent par milliers, car le Marocain n’a pas les moyens d’acheter un livre. Au Maroc, deux personnes sur trois sont pauvres.
Les livres les plus vendus sont publiés en français. Cela n’est pas étonnant. Les enfants qui achètent ces livres font partie d’une certaine catégorie sociale et fréquentent les écoles privées où le français est enseigné dès l’âge de quatre ans. En revanche, dans les écoles publiques, les élèves ne commencent à apprendre le français qu’en CE2. Ces élèves viennent généralement de familles pauvres. Ceux-là préfèrent les livres en arabe. Pour ne pas priver ces enfants, je cherche des mécènes qui s’associent à ma cause et je vais dans les écoles publiques afin d’offrir gracieusement les livres. Car je ne peux supporter cette injustice. Tout le monde doit avoir droit à la lecture.
Racontez une histoire, un souvenir, une anecdote qui résume votre rapport aux mots et à la langue…
Mon souvenir remonte à bien longtemps. J’avais neuf ans et j’habitais un quartier de Casablanca où résidaient beaucoup d’étrangers, particulièrement des Français. Nos voisins français avaient trois filles. Quand j’allais chez elles, je les trouvais dans leur chambre, étendues sur la moquette, chacune devant un livre. Impressionnée par les illustrations, les couleurs et les mots, je m’allongeais et les écoutais lire. J’ai tout de suite senti le besoin de m’isoler avec le livre. Pouvoir le tenir et le lire seule. Très vite, j’ai commencé à dévorer les livres à une vitesse vertigineuse. En quelques mois, j’avais fait le tour de leur bibliothèque et commençais à aller acheter des livres chez le bouquiniste. Je lisais, lisais sans arrêt. Les mots me fascinaient. En manque de lecture, il m’arrivait de lire des bouts de papier journal tout déchiré qui avait servi à envelopper les courses domestiques. Depuis que j’ai découvert le livre, il ne m’a plus jamais quittée. Je disais à qui voulait l’entendre « Quand je serai grande, je serai écrivain ». Aujourd’hui, je ne suis pas écrivain mais je suis toujours en contact avec le livre. J’en ai même fait mon cheval de bataille.