Les Ideas Box, répondre à l’urgence de lire partout dans le monde

Par Muy Cheng Peich, directrice de l’éducation, des contenus et de la formation à Bibliothèques sans frontières (BSF)
Photographie de Muy Cheng Peich

En 2012, Bibliothèques sans frontières lançait « L’urgence de lire », une campagne de plaidoyer international pour que l’accès à l’information, à l'éducation et à la culture soit reconnu comme un droit fondamental et une priorité de l’aide humanitaire. Dix ans après, l’organisation a déployé plus de cent trente Ideas Box, des médiathèques en kit qui permettent de créer des espaces d’apprentissage, de découverte et d’ouverture sur le monde, partout dans le monde : dans des contextes humanitaires, dans des quartiers défavorisés en France, ou encore au Burundi auprès des enfants des rues.

 

L’urgence de lire

En janvier 2010, après les séismes en Haïti qui ont détruit une partie du pays et qui ont fait plus de 280 000 morts, 300 000 blessés et détruit les logements de 1,3 million de personnes, ce sont les partenaires institutionnels locaux de Bibliothèques sans frontières (BSF) qui nous ont appelés à intervenir. Une fois les vies sauvées grâce aux soins de première urgence, à la nourriture, au logement et aux vêtements, l'important est de favoriser la capacité de s’informer, de communiquer, de lire et de renouer avec la dimension intellectuelle de l’être humain.

C’est ainsi qu’en Haïti, BSF installe en 2010 des bibliothèques sous tente dans les camps de déplacés, aux côtés de l’UNESCO et de l’UNICEF. Les résultats sont immédiats : ces espaces deviennent rapidement des points d’accès à l’information connus de la communauté locale, où les humanitaires peuvent diffuser une communication fiable aux populations affectées. Les enfants y retrouvent des repères, expriment à travers le livre et les activités créatives leurs émotions et surtout, ils redeviennent des enfants qui jouent, apprennent et rêvent. Les adultes s’évadent le temps d’une lecture, se rencontrent et échangent. Ces bibliothèques deviennent des espaces où les populations déplacées et réfugiées luttent contre l’ennui, se projettent dans l’avenir et inventent des solutions aux problèmes qu’ils rencontrent.

 

Un campement de tentes à Haïti

 

Aucun des principes qui guident l’ONU dans la gestion des crises humanitaires ne porte alors sur le besoin et le droit d’accès à l’information et à la connaissance. Il est question d’alimentation, d’abri, de vêtements décents, d’installations sanitaires et de services médicaux. Mais il n'est presque jamais fait mention des moyens de communication ou d’information. C’est pourquoi, forte de son expérience en Haïti, BSF lance en 2012 l’appel international « L’urgence de lire », une campagne de plaidoyer et de sensibilisation qui vise à faire de l’accès à l’information, à l’éducation et à la culture, un droit fondamental. Cet appel est notamment adressé au Secrétaire général des Nations unies, à la Directrice générale de l’UNESCO et à la Commissaire européenne en charge de la coopération internationale et des situations humanitaires. Des dizaines d’écrivains, parmi lesquels Toni Morrison, Doris Lessing ou encore John Maxwell Coetzee signent l’appel. C’est aussi dans ce contexte que BSF développe, aux côtés du Haut Commissariat aux Réfugiés des Nations unies (HCR) et avec le designer Philippe Starck, l’Ideas Box : une médiathèque en kit qui peut se transporter là où les populations en ont besoin, y compris sur les terrains les plus difficiles.

 

Des enfants discutent

Les Ideas Box, des médiathèques ultra portatives

L’Ideas Box est une médiathèque mobile qui tient sur deux palettes de transport. Elle se déploie en moins de 20 minutes et crée un espace de 100 m2. Dotée d’une sélection de livres papier et de livres électroniques, elle propose aussi des milliers de contenus numériques éducatifs, culturels et d’information, un cinéma, du matériel informatique – tablettes et ordinateurs – et un cinéma. Elle permet également aux utilisateurs de créer leurs propres contenus grâce aux caméras, aux appareils photo et au matériel créatif.

 

Présentation de l'Ideas Box

 

Les premières Ideas Box ont été déployées en 2014 dans les camps de réfugiés congolais de Kavumu et de Musasa au Burundi. Dès les trois premiers mois, elles comptaient plus de 3 300 utilisateurs inscrits et plus de 24 000 visites. L’appropriation des Ideas Box par la communauté a été immédiate et les études d’impact ont montré un effet significatif sur la protection des enfants, le bien-être psychosocial des enfants, des jeunes et des adultes, en particulier des femmes, ainsi qu’un impact sur la progression académique des enfants (+ 23 % d’augmentation des résultats scolaires par rapport à un groupe contrôle d’enfants ne fréquentant pas l’Ideas Box).

BSF a déployé depuis plus de cent trente Ideas Box à travers le monde, aussi bien dans des contextes humanitaires – dans la région des Grands Lacs en Afrique, au Moyen-Orient et en Europe en réponse à la crise syrienne, au Bangladesh, en Colombie dans le cadre de la signature de l’accord de paix avec les FARC – que dans des contextes de développement (en Afrique de l’Ouest, par exemple) ou encore dans des quartiers défavorisés de la ville ou des zones rurales en France (à Marseille, à Sarcelles, en Ille-et-Vilaine, etc.). Ces espaces sont animés par des partenaires locaux – collectivités, ONG nationales et internationales, etc. – que BSF accompagne et forme.

Recréer un espace de normalité

Entre 2010 et 2020, le nombre de personnes réfugiées, exilées ou déplacées a doublé. Un réfugié passe en moyenne dix-sept  ans en exil, selon un rapport de 2004 du HCR. Dix-sept ans pendant lesquels les populations affectées par les crises n’ont souvent accès ni à l’éducation et à la formation, ni à l’information, ni à Internet, ni à des ressources culturelles.

Pour les enfants, il s’agit souvent de recréer un espace de normalité, de leur redonner des repères et de leur permettre à nouveau d’être des enfants. Déscolarisés, déracinés et parfois traumatisés par leur parcours migratoire et par les conflits, ce sont des enfants pour qui lire, jouer et rêver n’est pas seulement un moyen de grandir, mais aussi une façon de résister et de se projeter vers l’avenir. En 2015, BSF a déployé des Ideas Box en Europe sur la route des réfugiés, notamment en Grèce, en Italie, en Allemagne et en France. Les activités qui étaient proposées aux enfants avaient pour objectif de rythmer leur quotidien, de leur permettre de se reconnecter avec leurs émotions et de s’exprimer. Il s’agissait de leur donner les moyens, à travers l’apprentissage des mathématiques, de l’anglais, de la musique ou du dessin, de réapprendre à apprendre et de développer leurs compétences cognitives et socio-émotionnelles. Pour les enfants en situation de vulnérabilité, qu’ils soient réfugiés, qu’ils vivent dans des situations de grande précarité ou qu’ils soient à un moment donné dans une situation fragile, la bibliothèque est un espace de normalité, d’affirmation de soi et de résilience.

 

Une fillette debout devant un Ideas Box

Des contenus sur mesure

Chacune des Ideas Box déployées dans le monde est unique. Si l’Ideas Box en tant que telle est standardisée, son contenu est sélectionné de manière à répondre très spécifiquement aux besoins des populations qu’elle dessert en termes de langue, de tranche d’âge, de contexte culturel, mais aussi en termes d’intérêts et d’aspirations de la communauté locale. Pour ce faire, au début de chaque projet, BSF mène un diagnostic des besoins qui repose sur des focus groupes avec les futurs usagers de l’Ideas Box, des entretiens avec des acteurs clefs du territoire et des observations de terrain. Ces éléments permettent aux équipes locales d’initier le processus de sélection de contenus et de création des activités. C’est ainsi que BSF a constitué au fil des projets un catalogue de 35 000 contenus en 36 langues.

Cette sélection de contenus constitue un processus itératif. Il peut être difficile d’anticiper les contenus que l’on souhaite consulter quand on n’a jamais fréquenté de bibliothèque. Les attentes des populations, leurs besoins et leurs exigences vis-à-vis de la bibliothèque évoluent donc avec le temps et l’usage. C’est pourquoi nous prévoyons systématiquement des mises à jour des contenus des Ideas Box au cours du projet.

Il est essentiel que ce processus de sélection de contenus soit participatif et que les groupes consultés reflètent la réalité de la communauté desservie par l’Ideas Box. Tout d’abord, parce que les futurs usagers sont ceux qui sont le plus au fait des besoins locaux et des contraintes auxquelles ils font face. Mais aussi, parce que ce processus de consultation et de participation à la sélection de contenus est en lui-même aussi important que l’accès aux ressources éducatives, culturelles ou informationnelles. Dans des contextes de crises humanitaires ou de grande vulnérabilité, faire entendre sa voix, participer à une prise de décision collective et décider des contenus qu’on va consulter participent au renforcement de la capacité d’agir. Et c’est finalement cela que nous visons à travers nos actions : l’empowerment des populations vulnérables. À travers une méthodologie dite de « conception centrée sur l’usager » (human-centered design), c’est vers cela que tendent BSF et ses partenaires opérationnels.

 

Des enfants lisent des livres sur des liseuses

Lire, s’exprimer et agir sur le monde

Enfin, si les bibliothèques sont des espaces d’accès à la connaissance, ce sont aussi de formidables lieux de rencontre, de créativité et de compréhension du monde. Avec le programme Ideas Box, BSF vise à renforcer le pouvoir d’agir des populations – en particulier des populations les plus vulnérables – en leur facilitant l’accès à l’éducation, à la culture et à l’information. Nous sommes convaincus que l’accès à la connaissance permet à chacun de prendre des décisions éclairées, de comprendre le monde et de le transformer. Cela passe notamment par la capacité de s’exprimer, de faire entendre sa voix et de créer du contenu.

BSF a déployé en 2017, en Colombie, dans le cadre de l’accord de paix signé entre le gouvernement du président Juan Manuel Santos – prix Nobel de la paix – et les FARC, vingt Ideas Box dans les zones de démobilisation et de transition où les anciens combattants ont déposé leurs armes pour réintégrer la société. Ces « bibliothèques de la paix » sont devenues des lieux de rencontre entre les guérilleros et les communautés affectées par le conflit. Au sein de certaines de ces Ideas Box, des adolescents se sont formés à l’utilisation de caméras pour aller interviewer les anciens combattants et comprendre les raisons pour lesquelles ils leur ont fait la guerre pendant près d’un demi-siècle.

 

Des enfants lisent un livre en compagnie d'un adulte.

 

Au Bangladesh, dans le camp de Kutupalong, à Cox’s Bazar, qui accueille près de 900 000 réfugiés rohingyas, BSF a déployé des Ideas Box et des Ideas Cube – dispositifs mobiles qui permettent d’accéder à des ressources numériques sans connexion Internet – en partenariat avec des acteurs humanitaires internationaux (International Office for Migration, Norwegian Refugee Council, Danish Refugee Council). Dans un contexte où la population a été persécutée et où la plupart des écrits rohingyas ont été détruits, les bibliothèques créées grâce aux Ideas Box et aux Ideas Cube ont permis de collecter des contes traditionnels et des récits de migration auprès des populations réfugiées. Dans ce type de situation, le livre et la culture deviennent de véritables leviers de résilience et de résistance pour des populations qui cherchent à reconstruire leur société. Au Bangladesh, au Burundi, au Moyen-Orient ou encore en Colombie comme dans tant d’autres contextes de crise, le jeu, la lecture et la créativité sont, pour les enfants, autant de manières de renouer avec leur développement, de s’autoriser à grandir et à se projeter dans l’avenir.

En réponse à la crise ukrainienne, Bibliothèques sans frontières prépare actuellement le déploiement d’Ideas Box sur les points stratégiques de transit tout au long de la frontière, notamment en Pologne et en Roumanie. Une première Ideas Box a été installée mi-mars en Pologne.

Pour aller plus loin

  • Diplômée de l’École normale supérieure de Paris, Muy Cheng Peich est chercheuse en sciences cognitives lorsqu’elle rejoint BSF en 2014 pour développer l’adaptation de la Khan Academy en français (voir La Khan Academy, plateforme d’apprentissage en ligne : une expérimentation réussie au CLAC de Yaoundé). Elle fonde ensuite le Département de l’éducation et des contenus de BSF qui vient en soutien à la Direction des opérations en ce qui concerne l’ingénierie de formation et de contenus. Son équipe et elle travaillent notamment à la sélection de contenus pour les programmes de BSF, dans trente-six langues, en lien avec des experts basés sur les terrains.

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