Afrofuturisme et littérature de jeunesse

Entretien de Koffivi Mawuto Assem

Propos recueillis par Julien Starck, Chargé de collection en littératures francophones, Service du Livre et de la Littérature française, Département Littérature et Art, BnF
Photo d'un homme de trois-quart

Koffivi Mawuto Assem, né le 25 janvier 1980 à Lomé, est auteur de livres pour enfants et éditeur. Il a fondé la maison d'éditions Ago Média en 2012. La revue Takam Tikou s'est faite l'écho du récent album de bande dessinée Monfay à Afrotopia (Ago média, 2021) et Julien Starck, chargé des collections francophones à la BnF et membre du Comité de Lecture Afrique de la revue s'entretient ici avec l'auteur au sujet de l’afro futurisme. 

JS : On est frappé par la convergence, dans le titre comme dans le thème, de Monfay à Afrotopia avec les essais de penseurs des futurs africains comme Edem Kodjo (… Et demain l’Afrique) et surtout Felwin Sarr (Afrotopia). Dans l’album Monfay se trouve plongée en 2421 dans un Togo « affranchi des dominations étrangères », engagé dans une voie civilisationnelle nouvelle, conjuguant le savoir-faire technique le plus élaboré (scanners, écrans holographiques,  nanotechnologie) avec des formes de sagesse ancestrale (le soin par les plantes, le vivre-ensemble Ubuntu) et de magie (la figure de la « Sagesse infinie »). Cette Afrotopie, cette utopie africaine est-elle pour vous une simple proposition imaginaire (une rêverie), ou simultanément un objet de réflexion théorique (une fiction pensante) ? 

Assem : Pour avoir rencontré plusieurs fois Edem Kodjo et Felwin Sarr, je ne saurais vous dire à quel degré leurs écrits et pensées m’ont influencé de manière consciente. Mais j’assume avoir absorbé ce qui était séduisant et crédible de mon point de vue dans leurs propositions. Il est indispensable de mieux penser l’Afrique de demain. J’irai jusqu’à dire que nos ainés ont échoué. Les intellectuels qui ont pris la tête des Etats africains, tout comme ceux qui les ont conseillés, ont bien amorcé le travail de restauration de l’identité africaine notamment à travers la négritude. Ils ont pensé le panafricanisme sans pouvoir rien créer de concret au-dessus des Etats hérités de la colonisation. J’avoue que la tâche n’est pas aisée mais le constat est là : l’Afrique existe pour servir les autres continents. Le fait d’être utile aux autres n’est pas un problème en soi mais les relations économiques et politiques, telles qu’elles sont, ressemblent plus au servage et à l’esclavage qu’à une collaboration entre des entités indépendantes. 
C’est comme si pour mieux sauter, un athlète décide de reculer mais qu’au lieu de s’arrêter, et courir pour prendre son élan, il continue de reculer et qu’il finit par oublier ce pour quoi il avait décidé de reculer. Après le retour à ses sources, l’Afrique doit se projeter vers le futur.
L’urgence du moment est donc de définir ce futur, concevoir cet objectif idéal à atteindre. En dehors de toutes les considérations sociopolitiques, toutes les contraintes économiques et matérielles, quelle utopie fera battre le cœur des africains ?

JS: Un autre pan de vos influences semble être la science-fiction et la fantasy afro-américaines telles qu'elles se sont popularisées ces vingt dernières années, par exemple avec les romancières africaines-américaines Nora Jemisin et Nnedi Okorafor. Certains personnages de Monfay à Afrotopia rappellent ceux des comics de la série Black Panther, de l’univers Marvel. Quels éléments esthétiques ou culturels, de ce que l’on regroupe parfois sous l’appellation d’« Afrofuturisme », sont sources d’inspiration pour vous ?

Assem : En réalité, mes influences ne sont pas du tout afrofuturistes. J’ai découvert l’afrofuturisme il y a peu et j’ai compris que nous convergions vers le même objectif : montrer l’Afrique du futur. Pas celle que quelqu’un nous aurait suggérée mais celle qu’on aurait rêvé par nous-mêmes et pour nous-mêmes. L’afrofuturisme que les Afro américains proposent me semble trop idéologique. Ils ont quelque chose à se prouver et à prouver aux autres. C’est un biais que je souhaite éviter. A Ago média, notre afrofuturisme est moins militant et folklorique, il se veut plutôt constructif. 
Personnellement, j’ai été nourri à la table de la science-fiction traditionnelle. J’ai lu Isaac Asimov, Jules Vernes, Enki Bilal, les comics américains, la compagnie des glaces, Yoko Tsuno avec frénésie quand j’étais enfant. Puis la télé et le cinéma m’ont comblé avec Star Wars, Star Trek, Star Gates, Ridick, Matrix, Avengers... C’est tout cela qui m’a construit.

JS : Vous écrivez par ailleurs dans un entretien (sur le blog Les vagabonds sans trêves, en 2018) qu'on vous a fait la réputation au Togo d'être l'inventeur des super-héros africains dans « l’espace francophone ». Dans quelle mesure le retentissement de la SF africaine est-il plus fort dans « l’espace anglophone » d’après vous ? Quels sont les auteurs africains de littérature jeunesse, dans le champ francophone, avec lesquels vous partagez une ambition et un imaginaire ?

Assem : Quand nous lancions en juillet 2008 nos premiers super-héros africains, il y avait peu de précédents dans l’univers de la bande dessinée africaine et nous pensons avoir été vraiment les pionniers dans l’espace francophone. Les anglophones ont généralement plus développé les super-héros que les francophones et la BD anglophone est prolifique dans ce sens. Je rappelle que je n’ai pas créé les super-héros africains seul, nous étions une équipe d’une dizaine de personnes qui avions l’ambition de lancer un genre de phénomène « manga à l’africaine ». Ago Fiction, les super-héros africains débarquent n’a pas connu le succès attendu, mais c’est ce magazine qui nous a permis de maîtriser, plus ou moins, l’art de la BD.
En 2020, je devais recommander des bédéistes sud-africains à un directeur de festival français. A la vue de leurs travaux, il s’était étonné de voir qu’ils ne produisent généralement que du genre comics américain. Je connais mal la production anglophone sur le continent africain, mais j’ai le sentiment que la science-fiction leur semble plus facile à aborder que nous. Je rappelle aussi que ma première publication, Rose-fleur paru en 2003 à Cotonou chez Ruisseau d’Afrique, est un roman jeunesse de science – fiction. Le seul problème est qu’il a été classé dans la catégorie conte parce que c’est une réécriture de Blanche-neige.

Parmi les auteurs africains de littérature jeunesse que j’estime le plus, je peux citer Kidi Bébey qui publie en France, au Mali et en Guinée. Serge Dzotap qui lui aussi publie autant en Afrique qu’en Europe. Je retrouve chez eux le même désir de satisfaire les enfants, et le souci d’un travail de qualité sur la narration.

Je citerai aussi deux noms d’autrices qui publient exclusivement en Afrique. Samah Tinka du Togo et Hortense Mayaba du Bénin. Ces dames sont prolifiques et s’adressent avec une facilité que je n’ai pas encore à des tout-petits.
 
JS : L'un des axes forts de l' « Afrotopia » de Felwin Sarr est ce qu’il appelle « la bataille des représentations » : la fiction est selon lui un espace de configuration des imaginaires collectifs aussi nécessaire à l'inflexion du cours historique qu'une politique économique, par exemple. Dans l’Afrotopia de Monfay, la guérisseuse Ketou dit que « l'éducation des enfants et des jeunes est devenue la priorité des priorités ». Y a-t-il cette dimension heuristique voire éducative dans vos albums jeunesse ? Ambitionnez-vous, pour la littérature jeunesse en Afrique, ce rôle de configuration des futurs par l’imaginaire ? 

Assem : L’une des caractéristiques de la littérature de jeunesse, c’est ce côté utile, voire utilitaire. Elle en a fait la force en rendant le livre pour enfant quasi incontournable dans l’éducation. Elle est aussi la cause de l’image d’une littérature de moindre qualité, vu que plusieurs livres du genre se contentent de véhiculer des messages sans aucun souci pour l’art de la narration et de la forme. Quand j’écris, je vise à séduire deux personnes. D’abord le parent qui prend le soin de choisir des livres instructifs car c’est lui qui débourse en règle générale. Ensuite, je dois intéresser l’enfant. On pense que les enfants sont un public facile car en général, quand on leur offre un livre, ils ne refusent presque jamais. Accepter un livre est loin d’être la même chose que  l’adopter. Selon moi, les enfants sont bien plus difficiles que les parents. Ils ne se gêneront pas pour ne pas dépasser les premières pages si l’auteur ne réussit pas à les accrocher et les captiver.   

Je suis totalement en phase avec Felwin Sarr en ce  qui concerne la place primordiale de la fiction dans le destin des peuples. Les mythes fondateurs mobilisent et fédèrent l’élan de centaines et de milliers de personnes vers une ou des causes communes. C’est la voie par excellence pour faire humanité ensemble. La littérature, le cinéma, la musique, la peinture et les autres arts jettent des ponts entre les peuples et les cultures. Ils brisent des barrières idéologiques que des guerres ne sont pas arrivées à fissurer. Au lieu de faire la guerre, faisons de l’art.

JS : Monfay a déjà été « chez les magiciens du fer » (titre du premier album de ses aventures). La voici avec ce deuxième album en Afrotopia. Va-t-elle continuer ses explorations ? Si oui, dans quel(s) espace(s)-temps ?
Et, au fait… Qui est Monfay ? 

Assem : Monfay est une jeune élève de 10 ans environ, qui vit à Bassar, une petite ville située au nord du Togo. Elle est curieuse et courageuse à la fois. Elle peut voyager dans le temps à l’aide des génies de Napo, un jeune garçon qu’elle a rencontré dans un autre voyage accidentel dans le passé.   
Au début, Monfay devait faire uniquement des voyages dans le passé, avec Monfay à Afrotopia, le futur devient aussi une destination possible. 
Elle visitera plusieurs destinations, dans les futurs albums, le passé, le présent ou l’avenir, chacun des cinq continents, le fond des océans, le centre de la Terre, d’autres planètes, des comètes, des  satellites naturels ou artificiels. Pour l’instant, il n’y a aucune limite aux endroits et époques que Monfay et ses amis peuvent visiter. 
En fonction du besoin pédagogique, de l’enjeu philosophique ou artistique, Monfay ira là où il faut.
 


 

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