Comment raconter l'Afrique aux enfants?

Par Pierre Kipré
Photo d'un homme de face avec une écharpe verte

Professeur d'histoire contemporaine ivoirien, ministre de l'Éducation et ambassadeur de la Côte d'Ivoire en France jusqu'en 2010, Pierre Kipré est l’auteur d’un rapport intitulé Inventaire Critique des manuels scolaires en usage en Afrique francophone publié par le Département Afrique de l’Unesco en 2008. Il nous fait l’honneur d’introduire ici le dossier de Takam Tikou en problématisant la thématique et en revenant sur son rapport.

L’histoire de l’Afrique vise d’abord le public africain parce que celui-ci doit s’approprier son passé. Elle vise ensuite le reste du monde car ici est patente la méconnaissance presque « universelle » du passé de l’Afrique, avec tous les préjugés que produit un tel déficit de connaissances. Elle s’inscrit enfin dans l’avancement des sciences de la société. Or le « comment dire l’histoire en Afrique », qui a évolué des formes et usages de la tradition orale à la maîtrise contemporaine des instruments et méthodes des sciences historiques, met en lumière la délicatesse de la question lorsqu’il s’agit d’atteindre efficacement notre cible privilégiée qu’est la jeunesse. En effet ici, pour un continent longtemps regardé comme sans histoire autre que celle de ses rapports souvent tragiques avec les autres, il s’agit, par la prise en compte permanente des acquis de la recherche, de permettre aux enfants de renouveler leur regard sur le passé, les sociétés et les civilisations du monde africain. Malgré les trajectoires diverses dans le passé, il s’agit de leur montrer que cette histoire n’est pas que celle de chaque région ; elle est plutôt inséparable de celle des régions qui composent l’État ainsi que de celle du reste du monde. C’est donc une histoire à des échelles spatiales imbriquées (village, région, pays, ensemble des pays voisins, continent, monde) qu’il faut envisager pour faire sens. Ainsi, contre les préjugés sur l’Afrique, il s’agit de forger une nouvelle conscience humaine incluant le monde africain dans ses trajectoires historiques multiples. 


« Donner accès aux enfants, où qu’ils se trouvent et quelles que soient leurs conditions de vie, à des livres de qualité est un impératif », lit-on dans le dossier « Lire dans l’urgence, l’urgence de lire » de la présente revue. Les manuels du système scolaire sont ces premiers instruments. On voudrait en faire d’excellentes lectures pour se construire, acquérir des connaissances et des outils pour avancer dans la vie, pour apprendre à s’ouvrir au monde et à s’y faire une place, « malgré la rudesse du quotidien. » C’est pour cette raison qu’en Côte d’Ivoire, par exemple, l’enseignement de l’histoire à l’école primaire est tourné d’abord vers la description des peuples et de leurs coutumes ; on pose ainsi les bases de l’identité ivoirienne commune dans sa diversité. Les questions essentielles de l’histoire de la Côte d’Ivoire, de l’Afrique et du monde sont abordées au collège et au lycée. C’est à ces âges que l’enseignant tente de réduire la part des cultures de la violence ancrées dans le passé, d’ouvrir les enfants sur les défis de l’avenir pour dépasser le repli sur les processus d’identité nationale et les références aux idéologies mortifères. Apprendre l’histoire c’est donc aussi apprendre à établir des ponts entre les cultures humaines. Mais tous les pays n’ont pas cette approche, comme le montre l’article de Françoise Ugochukwu sur « Raconter l’histoire aux enfants au Nigeria : la tentation de l’amnésie ». Dans ce pays, dont l’histoire est riche en l’Afrique de l’Ouest depuis le XIe siècle, cette matière a perdu droit de cité dans l’enseignement de 1969 à 2017 à cause des crispations et drames nés des identités régionales ; c’est une grave erreur de mener une telle politique d’amnésie collective.    


Les manuels scolaires en Afrique ne portent pas toujours pleinement les ambitions de la formation des enfants. Ce ne sont heureusement pas les seuls outils d’apprentissage, surtout qu’en Afrique, le renouvellement des savoirs scientifiques est encore lent chez la plupart des enseignants. La littérature de jeunesse, utilisée à des fins didactiques, peut jouer le rôle de conservateur de cette mémoire. Ainsi, pour l’enfant et l’adolescent, la bande dessinée et l’album documentaire abondamment illustré sont un apport pédagogique ; en même temps c’est une bonne préparation au goût de la lecture. La collection « Lucy », créée en 2004 par les Éditions Cauris au Mali, présente ainsi une série de personnages africains ou de la diaspora africaine, qui, parfois sur un mode « qui flirte avec le mythe », est susceptible « d’éblouir les enfants ». Dans cette collection, la lutte contre les stéréotypes n’est pas absente. Des auteurs, parfois grands spécialistes de l’histoire de l’Afrique comme Odile Goerg, présentent le passé du continent en langage adapté, sous une forme non-académique mais suffisamment attrayante pour capter l’intérêt de l’enfant ou de l’adolescent. Nos enfants peuvent ainsi être gagnés par la passion de l’histoire africaine, cet autre pan de l’histoire humaine. Les maîtres trouvent aussi ici matière à mettre leurs connaissances à jour. 


Mais, pour l’exploitation des matériaux de l’histoire précoloniale africaine, il faut avoir à l’esprit que les contes et légendes ne constituent que des sources indirectes pour l’historien. On a partout en Afrique subsaharienne des récits complets sur l’histoire de chaque peuple et sur les anciens royaumes (didiga des Bété, récits tambourinés et poids à peser l’or des Akan, histoires des dynasties fon  ou Akan, histoires des peuples d’Afrique australe et centrale, etc.). Pour écrire l’histoire précoloniale, il faut confronter les récits oraux des différents traditionnistes pour une même période, déceler les erreurs et amplifications d’un récit à l’autre, et au besoin, voir si, pour la période du XIe au XIXe siècle, on a des textes de voyageurs occidentaux ou arabes qui évoquent les mêmes faits. C’est au terme de ce travail que l’on écrit l’histoire précoloniale. Les contes et légendes sont donc, dans ces cultures, un genre de la littéraire orale pour l’éducation des enfants et l’identification des valeurs principales de ces sociétés. Y puiser pour rendre attrayante la biographie d’un personnage ou bien un épisode de l’histoire d’une région est utile au plan pédagogique. Plusieurs contributions de ce numéro spécial de la revue Takam Tikou nous le rappellent fort opportunément (Kidi Bebey et la belle collection « Lucy » aux éditions Cauris ; Elisa Borghino à propos de la même collection ; Nadia Danghi avec l’exemple de la reine Abla Pokou). Mais cela ne saurait remplacer le récit historique construit et validé par des professionnels. Cela ne doit surtout pas permettre de faire de l’histoire africaine une fiction car, comme partout, l’histoire est reconstituée à partir de faits vécus que l’on raconte pour en tirer le meilleur des trajectoires passées des peuples.

 
Il n’est pas inutile de soutenir les éditeurs et les auteurs de ces « coups de cœur » de lecteur d'histoires. Le présent dossier s’ouvre à ces problématiques et méthodes qui éclairent l’histoire de l’Afrique. Le sommaire de ce numéro en témoigne.

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