Imaginaire et histoire: la place de l’histoire dans le livre de jeunesse en Côte d’Ivoire ?

Par Nadia Dangui, Enseignante chercheuse
Photo d'une femme de trois quart avec un chemisier coloré

L’histoire de l'Afrique et partant de la Côte d’Ivoire ne saurait se poser sans une référence à la colonisation. Pourtant, l’histoire de la Côte d’Ivoire commence avant et se poursuit bien après la colonisation pour embrasser tout un ensemble de cultures et d’événements qui ont construit son identité 1. La littérature de jeunesse, genre mineur, utilisée beaucoup plus à des fins didactiques que ludiques, pourrait jouer le rôle de conservateur de cette mémoire. Comment l’histoire est racontée aux enfants ivoiriens ? Comment le livre de jeunesse ivoirien remplit-il ce rôle de conservation et de transmission de l’histoire ?

Histoire, transmission de la culture, histoires, recension des faits 


L’histoire de l’Afrique, entendue comme recension des événements du passé, s’est écrite à travers le discours colonial tendant à décrire le continent noir et ses habitants comme dépourvus de culture, de civilisation, justifiant ainsi l’action du colon devant apporter la civilisation. L’Afrique  était considérée comme un continent ne possédant aucune civilisation donc aucune histoire. C’était une terre vierge, une terre de sauvages où tout était à construire. Le continent africain est alors sujet à des clichés, des représentations stéréotypées, des allants de soi construits tout au long de l’histoire qui ont fondé l’hégémonie et la domination colonniale2. C’est sans conteste une histoire de l’Afrique construite et qui ne reflète pas la réalité antérieure à la colonisation. C’est pourtant cette version de l’histoire de l’Afrique qui a perduré et qui a été transmise aux enfants africains en général et ivoiriens en particulier pendant la période coloniale. Longtemps après les indépendances, soit jusqu’à la fin des années 1980, l’histoire enseignée aux enfants reste européo-centrée3.
Aujourd'hui, l’enseignement de l’histoire à l’école primaire en Côte d’Ivoire est résolument tourné vers la tradition, la description des peuples de la Côte d’Ivoire et de leurs coutumes. Il pose d’abord les bases de l’identité culturelle ivoirienne dans sa diversité avant de faire mention de l’influence européenne et partant coloniale. 
L’histoire est conçue dans un premier temps comme transmission de la culture, des manières d’être et de faire avant de se référer aux événements historiques. 
Cependant à partir du CM2 on commence à aborder les aspects proprement historiques en insérant alors la Côte d’Ivoire dans l’histoire du monde4  à travers des événements historiques comme la traite négrière et la colonisation telle que le sommaire de ce manuel l’évoque.

Un homme et une femme devant un pont

Photographies de la colonisation française en côte d'Ivoire

 

Ainsi l’enseignement de l’histoire en Côte d’Ivoire est à prendre dans le double sens d’une part de la tradition et de la culture et d’autre part de recension du passé. C’est sans doute cette double dimension que l’on retrouve dans la littérature de jeunesse ivoirienne.

 

Quelle place pour l’histoire dans la littérature jeunesse ivoirienne ?


L’apparition d’une littérature écrite ivoirienne est étroitement liée à l’institution scolaire et donc à la colonisation. Mais il serait erroné de prétendre que la littérature ivoirienne, dans un sens plus large, c'est-à-dire au-delà de l’écrit, est fondamentalement liée à l’école et à la colonisation5 si l’on tient compte de la particularité de l’enseignement traditionnel. En effet, le conte fait partie intégrante de cet enseignement traditionnel que l’on donnait aux enfants avant, pendant et même après la colonisation . Cette forme de littérature orale servait à transmettre les origines d’un peuple mais surtout à inculquer certaines valeurs fondamentales et des règles de vie en société aux enfants. Ainsi, le conte obéit à certaines règles, certains codes qui permettent de faire passer un message spécifique. Tous ces codes servent justement à stimuler l’imagination et la réflexion des auditeurs. De fait, toute l’ambiance qui entoure le conte, la nuit, le feu de bois, les chants, les gestes du narrateur, contribuent à créer cette atmosphère de mystère et de rêverie propices à l’activité de l’imagination que va demander le contenu du conte avec les personnages et le fantastique. L’enseignement traditionnel s’étend à tous les éléments qui peuvent permettre la formation et le développement de la personnalité de l’enfant au sein d’une communauté : l’histoire de cette communauté, l’assimilation des normes et valeurs qui la régissent.

Les contes, transmis de génération en génération de manière orale, permettent la pérennisation de ces valeurs et règles de conduite et donc la cohésion sociale de la communauté66. Le conte a toujours constitué, en Afrique et en Côte d’Ivoire, une manière de raconter l’histoire, de la transmettre de génération en génération. Cependant, la transmission, parce qu’orale, ne se fait pas ad litteram. Il y a des variations et des nuances d’un conteur à un autre7  qui rendent l’histoire légendaire et qui fondent son caractère invraisemblable, pouvant lui enlever toute crédibilité historique sans pour autant lui enlever son ancrage social et moral. 


L’apparition de l’école, avec la colonisation, amorce un changement progressif. On assiste à l’abandon progressif de la littérature orale ; au passage de l’oralité à l’écriture. Le livre, ou plutôt le manuel scolaire, entre alors dans le champ de connaissance des enfants de cette époque. Mais, ce n’est que vers la fin des années 1970 et le début des années 1980 que l’on voit apparaître les premiers livres de jeunesse destinés aux enfants ivoiriens. L’émergence des femmes écrivains dans la sphère littéraire y est pour beaucoup. En effet, c’est à cette période que l’on assiste à l’entrée dans l’arène de la littérature de femmes comme Véronique Tadjo, Flore Hazoumé, Gina Dick, Micheline Coulibaly et surtout Jeanne de Cavally, une des pionnières de la littérature enfantine ivoirienne8. Mais leur nombre est restreint et certaines de ces femmes sont, avant tout, écrivains reconnus dans la littérature générale avant d’être écrivains pour enfants9.


La littérature enfantine ivoirienne investit alors dans la réécriture des contes traditionnels  comme une manière pour les écrivains de revenir à leurs origines culturelles et de permettre aux enfants de rester attachés à la tradition ou à des valeurs en accord avec une certaine vision de la société moderne. Mais elle s’intéresse aussi à des textes plus centrés sur les réalités urbaines modernes. Il s’agit de la description du milieu où vivent et évoluent les enfants10. Mais ses débuts sont timides car pendant longtemps le secteur du livre de jeunesse a été dominé par la littérature occidentale avec les contes de fées et autres histoires reflétant un imaginaire étranger au quotidien des enfants ivoiriens.
En effet, le paysage éditorial ivoirien a longtemps été dominé par deux maisons d’édition qui avaient surtout le monopole de l’édition scolaire grâce à des accords signés avec l’État : le Centre d’édition et de diffusion africaine (CEDA) créé en 1962, au lendemain des indépendances et les Nouvelles éditions ivoiriennes (NEI) créées en 1992, nées des cendres des Nouvelles éditions africaines (NEA) créées en 1972. Ces deux maisons d’édition avaient surtout pour rôle de combler le vide en matière d’ouvrages scolaires. Elles avaient pour partenaires essentiellement des maisons d’édition françaises : Les éditions Hatier, Mame, Fouchier et Didier pour le CEDA et Armand Colin, Nathan, Présence Africaine, Le Seuil, Édicef pour les NEA. Les ouvrages étaient donc pour la plupart édités en France1111. Les éditeurs français comblaient le vide que la production locale n’arrivait pas à satisfaire en déversant sur le marché des livres pour enfants édités en France pour une clientèle et un public français1212. Cependant, ces livres ne reflétaient pas les réalités ivoiriennes et donnaient une fausse image de 13
En 1976, les CEDA se lancent, quoique timidement, dans l’édition jeunesse14 avec la collection « Les albums du jeune soleil » composée de seize titres pour les enfants de trois à six ans, constituée essentiellement de contes et de petits récits écrits et illustrés pour la plupart par des auteurs ivoiriens ou africains15. En 1978, les CEDA enchaînent avec la collection « Les livres du soleil », en collaboration avec le ministère de l’Éducation primaire de l’époque, destinée à des enfants de huit à douze ans. Ces livres sont explicitement imposés et destinés aux enfants du CE116 au CM217 . Ces livres, intégrés au système éducatif ivoirien, avaient pour but de stimuler le goût de lire chez les enfants. Même si certains d’entre eux, comme Racines18, faisaient mention de l’histoire, en racontant et en dénonçant l’esclavage, la plupart de ces livres restent centrés sur les contes et légendes19 qui visent à inscrire les enfants ivoiriens en classe primaire dans la culture ivoirienne. Plusieurs de ces livres sont des réécritures de contes traditionnels20
Le livre Racines peut constituer un bel exemple de la mobilisation du livre de jeunesse comme support historique. Publié par les éditions CEDA, il fait partie de la collection « Les livres du soleil » et est destiné aux enfants en classe de CM. Il constitue une adaptation en deux tomes du roman Roots de Alex Haley publié en 1976 sur l'histoire d'une famille afro-américaine en Amérique du Nord, de l'époque de l'esclavage à l'époque contemporaine. L'auteur a remporté le prix Pulitzer 1977 pour cet ouvrage. Ce livre suit l’histoire de Kounta Kinté depuis son enlèvement dans un village de Guinée dans les années 1750, ses périples dans une Amérique négrière, jusqu’au retour de son arrière-petit-fils en Guinée en tant que médecin. 
 

Racines, adaptation du roman d’Alex Haley  publié dans les années 1990 aux éditions CEDA, collection « Les livres du soleil »
Mais cependant, l’histoire, entendue comme recension des événements du passé pour édifier le futur, reste floue  dans ces contes et légendes et autres livres de jeunesse modernes. 

Un rôle joué par le cinéma d’animation

Néanmoins, il nous est donné d’assister depuis quelque temps à une nouvelle écriture de l’histoire avec des films d’animation centrés sur des figures africaines historiques. Ce travail est l’œuvre d’un studio d’animation, Afrika Toon21, constitué d’Ivoiriens. Afrika Toon se veut un studio d’animation résolument tourné vers l’histoire de l’Afrique et surtout de la Côte d’Ivoire avec des productions comme Pokou Princesse Ashanti22, Dia Houphouët, Soudjata Keita, Samory. Toutefois, ces expériences restent limitées et les récits conservent des accents de contes et légendes. 
 
Affiche du film Pokou Princesse Ashanti
Néanmoins, il est possible d’espérer que ces productions ouvrent la voie, en retour, à une nouvelle prise en compte de l’histoire en littérature de jeunesse.

Notes et références

1. Jean-Noël Loucou, « Le peuplement de la Côte d’Ivoire » in « Littérature de Côte d’Ivoire. 1. La mémoire et les mots », Notre Librairie, n° 86, 1987, p. 6-10.

2. Anne Voley (dir.), L’Afrique, Atlande, 2005.

3. Pierre Kipré, Inventaire critique des manuels scolaires d’histoire en usage dans les pays d’Afrique francophone, Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et de la culture (UNESCO), 2008, p. 7.

4. Cf. programmes éducatifs et guides d’exécution du primaire, https://dpfc-ci.net/?page_id=289, et du secondaire, https://dpfc-ci.net/?page_id=283. 

5. Pour tenter de faire revivre les contes, plusieurs émissions de télévision ont été créées dans les années 1990 : « Ce soir au village », « Mensonges d’un soir ». Maintenant, le conte constitue une activité folklorique et touristique qui se déploie surtout dans des festivals. http://www.lessentinelles.info/9e-edition-du-festival-de-conte-de-krigambo-alexis-djisso-et-zou-michel-abreuvent-le-public-de-la-sagesse-africaine/. Consulté le 13 février 2023.

6. Paul N’Da, Le Conte africain et l’éducation, Paris, L’Harmattan, 1984.

7. Marius Ano N’Guessan, « Le conte traditionnel oral », in « Littérature de Côte d’Ivoire. 1. La mémoire et les mots », Notre Librairie, n° 86, 1987, p. 38-46. 

8. The University of Western Australia/French, « La Littérature ivoirienne en un clin d’œil », in Lire les femmes écrivains et les littératures africaines – Côte d’Ivoire, http://aflit.arts.uwa.edu.au/CountryCoteDIvoireFR.html. Consulté le 1er mars 2023.

9. Lydie Moudileno, Littératures africaines francophones des années 1980 et 1990, Document de travail n° 2, Dakar, CODESRIA, 2003, p. 77, https://publication.codesria.org/index.php/pub/catalog/view/288/1369/4676. Consulté le 1er mars 2023.

10. Mary Lee Martin-Koné, « La littérature pour enfants », in « Littérature de Côte d’Ivoire, 2. Écrire aujourd’hui », Notre Librairie, n° 87, 1987, p 122-124.

11. Stéphane Marill, L’édition en Côte d’Ivoire : étude du secteur scolaire soumis à appel d’offres, mars 2008, p. 4,

http://www.scolibris.fr/fichier/imgCK/1463251318rapport%20edition%20CI%20SMarill.pdf. Consulté le 1er mars 2023.

12. Lydie Moudileno, Littératures africaines francophones des années 1980 et 1990, op. cit., p. 78.  

13. Régina Traoré-Sérié (Propos recueillis par), « Entretien avec Jeanne de Cavally », in « Littérature de Côte d’Ivoire, 2. Écrire aujourd’hui », Notre Librairie, n° 87, 1987, p. 125-127.

14. Stéphane Marill, L’édition en Côte d’Ivoire : étude du secteur scolaire soumis à appel d’offres, op. cit., p. 4.
 15. Omar Sylla, Le Livre en Côte d’Ivoire, Paris, L’Harmattan, 2007, p. 26. Voir aussi M.-L. Martin-Koné, « La littérature pour enfants », in Littérature de Côte d’Ivoire. 2.

16. Écrire aujourd’hui, op. cit., p. 122. Ce sont des livres comme Le Petit Lion, Le Petit Crocodile, Komou le singe, Le Cotonnier de Moussa, etc.
17. Cours élémentaire 1re année.
18. Cours moyen 2e année.
19. Y. Dussouchet (adaptation), Racines, Tome 1 et 2, CEDA-Hatier, 1981, collection « Les livres du soleil ».Toujours dans la même collection, on retrouve les livres comme Thiéni Gbanani, L’Enfant terrible, La Belle Tella, Les contes du Père Voilà pourquoi.
 20. Mary Lee Martin-Koné, « La littérature pour enfants » in « Littérature de Côte d’Ivoire. 2. Écrire aujourd’hui », op. cit. Bernard Dadié, un des pionniers de la littérature ivoirienne, s’est grandement illustré dans la réécriture de contes traditionnels avec des livres comme Le Pagne noir, Légendes africaines, Légendes et poèmes, qui sont classés dans la catégorie Littérature enfance et jeunesse par l’éditeur mais qui pourraient tout aussi bien appartenir à la catégorie littérature générale car Bernard Dadié n’est pas à proprement parler un auteur pour enfants.
 21. Afrika Toon, https://afrikatoon.com/.
 22. http://www.africine.org/film/pokou-princesse-ashanti/15949. L’histoire de la reine Pokou est racontée dans le recueil de contes de Bernard Binlin-Dadié, Légendes africaines, NEI, 2003, p. 5-7. « La légende baoulé » raconte la naissance du peuple baoulé, un groupe ethnique du centre de la Côte d’Ivoire. Ce conte explique comment la reine Pokou, obligée de fuir devant un ennemi, sacrifie son fils unique pour permettre à son peuple de passer à pied sec un fleuve qui leur barrait le chemin. Le nom de ce peuple vient du mot « baouli » qui se traduit par « l’enfant est mort ».
 


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