“Une manière africaine de raconter” les histoires

étude du cas de Véronique Tadjo

Par Merveilles Mouloungui, Enseignante chercheuse à l'Université de Nancy
Merveilles Mouloungui devant sa bibliothèque

Née d’un père ivoirien et d’une mère française, Véronique Tadjo est une écrivaine et illustratrice qui écrit à la fois pour les adultes et pour les enfants. Si elle intègre ce second secteur éditorial à la demande d’un éditeur, sa présence dans la bibliothèque des jeunes lecteurs demeure constante « au regard du nombre considérable d’ouvrages […], mais aussi compte tenu de leur valeur artistique1».Outre cette production prolixe (plus de quatorze ouvrages de genres divers : romans, albums, livres illustrés), son engagement dans le champ se signale surtout par une posture identitaire. En effet, s’il est vrai que l’écrivaine souhaite former les jeunes Africains à la lecture, elle veut surtout transmettre un héritage : « J’essaie de faire la promotion de notre patrimoine culturel africain, car je pense qu’il est essentiel qu’il soit valorisé. Les enfants d’aujourd’hui, et en particulier ceux qui vivent dans les villes, sont en train de perdre leur culture. Ils sont très tournés vers l’Occident alors que notre patrimoine culturel est très riche2.» Ainsi, raconter devient un devoir, un acte d’engagement face à l’urgence d’une crise mémorielle et identitaire.

 

 

Dans une étude consacrée aux « politiques de l’histoire chez Véronique Tadjo », Romuald Fonkoua montre comment la problématique de l’inscription de l’histoire traverse sa littérature pour les adultes. Il y explique que l’histoire « n’est pas traitée de la même façon en fonction de la nature de l’histoire qui porte l’œuvre. Tantôt, c’est l’écriture de l’histoire qui est sa politique. Tantôt, c’est la politique de l’histoire qui fixe l’écriture3. »  Un constat qui vaut aussi bien pour sa production destinée aux jeunes lecteurs. En effet, lorsque ses œuvres ne sont pas historiques, elles font de clins d’œil à la grande histoire. Cet article se propose de montrer comment se module l’écriture de l’histoire chez Véronique Tadjo, d’une part, et comment cette narration intègre une dimension « afrographique4;» qui la rendrait singulière, d’autre part.


Des romans historiques


En 2010, Véronique Tadjo signe son premier roman historique aux éditions Actes Sud Junior, dans la collection « Ceux qui ont dit non » qui publie des biographies romancées de personnages historiques qui se sont démarqués par leurs postures, en disant « non » aux injustices : Diderot, Gandhi, Simone Veil, Émile Zola, Victor Hugo. Véronique Tadjo choisit, elle, de raconter l’histoire de Nelson Mandela5, homme politique sud-africain qui a dit « non » à l’apartheid. En parlant de cette expérience, elle explique ceci : 
Je voudrais que ce livre sur Nelson Mandela soit lu par les jeunes d’Afrique et du monde entier. Ces jeunes sont nés après la fin de l’apartheid. Ils n’imaginent pas les injustices et les souffrances générées par ce système. Pour eux, Mandela est un nom, une vedette comme tant d’autres hommes politiques. Tout est devenu « people » aujourd’hui ! Or derrière la starisation de Nelson Mandela, il y a des combats, des convictions, des sacrifices. Cet homme a libéré les Noirs, transformé l’image même de l’Afrique du Sud par sa seule volonté de résistance et son imagination6.

L’auteure met en avant le désir de rétablir une « histoire » banalisée par la médiatisation de Nelson Mandela. C’est donc un devoir de mémoire qui se dessine dans le geste de Véronique Tadjo. Un devoir qui continue de s’accomplir avec la publication, quatre ans plus tard, de deux autres romans historiques qui mettent en avant des personnages qui ont marqué l’histoire contemporaine de l’Afrique. Léopold Sédar Senghor : le poète des paroles qui durent7 et Graça Machel, championne des enfants8  paraissent respectivement en 2014 et en 2017 aux éditions À dos d’âne, dans une collection qui ressemble beaucoup à celle citée précédemment. « Des graines et des guides » propose aux lecteurs adolescents des parcours de personnages qui ont marqué le monde par leurs actions et leurs valeurs : écrivains, artistes, musiciens, intellectuels, etc. Tandis que le premier roman raconte l’histoire de Léopold S. Senghor, poète du mouvement de la Négritude et homme d’État, le second, quant à lui, se penche sur la biographie de Graça Machel, femme politique mozambicaine qui a milité pour les droits des femmes et des enfants.
En racontant l’itinéraire de ces personnages, Véronique Tadjo raconte surtout les histoires de l’Afrique : alors que la figure de Nelson Mandela symbolise la fin de l’apartheid en Afrique du Sud et que celle de Graça Machel renvoie à la lutte pour les indépendances en Mozambique, celle de Léopold S. Senghor rappelle les luttes anticolonialistes. La dimension « historique » est encore lisible à travers les péritextes des œuvres ; ceux-ci contiennent des dossiers faisant office de documentation sur les contextes historiques des événements racontés.

« De l’historicité faible9  »


Adama Coulibaly parle d’« historicité faible » pour désigner la prise de distance du texte avec le fait historique. Il s’agit le plus souvent de « romans autour de l’histoire et, peut-être, des romans dans l’histoire10 » qui assument un ancrage dans l’histoire officielle sans qu’elle soit centrale dans la narration. Outre les biographies romancées évoquées plus haut, Véronique Tadjo a publié plusieurs albums pour les enfants dans lesquels elle raconte des histoires sous des formes variées (conte, chanson, poésie). Des histoires certes inspirées de contes et de lectures diverses, mais des histoires inventées quand même. Celles-ci, sans évoquer explicitement l’histoire de la colonisation, y trouvent leur clé de voûte, puisqu’il est toujours question du passage d’une Afrique traditionnelle à une Afrique moderne.

Couverture du Seigneur de la danse
L’album Le Seigneur de la danse11  parle du masque sénoufo éponyme de l’œuvre : le Seigneur de la danse vivait en harmonie avec la nature et avec les hommes jusqu’à ce que ces derniers choisissent de se tourner vers de nouvelles civilisations : « Mais un jour / quelqu’un s’est écrié : quelle honte ! / Ce n’est qu’un bout de bois, / un symbole d’ignorance ! / Alors, ils l’abandonnèrent, / et ils le cachèrent, et ils le vendirent / dans la ville / faite de béton et d’acier » (Le Seigneur de la danse, p.14). 

Double page de l'album

 

Cette allusion est encore lisible dans l’album Grand-mère Nanan12, lorsque la grand-mère met les enfants en garde contre les dangers de la ville : « Les enfants, ne jouez jamais sur la grande route, les camions et les autos comme de gros animaux vous mangeraient » (Grand-mère Nanan, p. 16).

Couverture du livre

L’image d’une modernité dévorante rappelle les propos de l’auteure cités plus haut : « Les enfants d’aujourd’hui, et en particulier ceux qui vivent dans les villes, sont en train de perdre leur culture. Ils sont très tournés vers l’Occident… » La ville absorbante représentée à travers l’association du camion (symbole des avancées technologiques) et des gros animaux (le camion avec des dents de scie) symbolise les conséquences de la colonisation et de façon générale de la modernité sur les mœurs et les coutumes en Afrique. Toutes ces allusions sont stratégiques : ce sont là des pistes susceptibles de mener les lecteurs vers la grande histoire, celle-ci étant le prétexte de la narration.

 

« Une manière africaine de raconter  »13


Comment raconte-t-on les histoires en Afrique ? Répondre à une telle question suppose de reconnaître à l’écriture africaine une spécificité narrative, donc des catégories historiographiques qui lui sont propres. À propos de cette particularité, Ahmadou Kourouma parle d’une « manière africaine de raconter ». De même, pour Steeve Renombo, dans la littérature africaine, le savoir historique passe aussi par des canaux traditionnels : « L’écriture de l’Histoire se trouve indexée un “régime d’historicité” quasiment mythique   : celui même de l’imaginaire des sociétés traditionnelles orales14. » C’est ce que met en avant la trilogie romanesque de Jean Divassa Nyama : L’Amère Saveur de la liberté15. Dans le premier tome, le narrateur est un jeune étudiant qui prépare un mémoire de recherche sur l’histoire coloniale du Gabon. Pour y arriver, il combine deux types de savoir : rationnel (lectures et recherches documentaires) et irrationnel (l’étudiant s’initie à un rite pour accéder à une partie de l’histoire absente des textes officiels). Ainsi, raconter l’histoire en Afrique oblige à reconsidérer les régimes d’historicité. Dans la littérature de jeunesse, on fait face à ce même constat. L’album Masque, raconte-moi16 de Véronique Tadjo plonge le lecteur dans un univers cultuel. L’enfant-lecteur engage une conversation avec le masque, prenant part à l’activité narratrice.

Couverture de Masque Raconte-moi

Cette interaction du récit rappelle l’initiation à un rite durant lequel le protagoniste va lui-même chercher des réponses à ses questions. L’enfant s’adresse donc directement au masque et vice versa. À cette technique, se joignent les éléments visuels qui participent au décor de ce qu’on peut considérer comme le lieu du récit : les pages de l’album. La couleur bois des pages, les dessins de masques et d’animaux, ainsi que les motifs de pagne baoulé, créent en effet un univers muséal. Le livre se présente comme un temple dans lequel le visiteur (ici l’enfant) suit un itinéraire au cours duquel il découvre les secrets du masque. Dans ses entretiens, Véronique Tadjo justifie cette pratique narrative par l’influence de l’oralité : « Je ne raconte pas une histoire linéaire, une histoire où on prend la main du lecteur pour l’emmener jusqu’à la résolution du récit. Non, c’est un type d’écriture où le lecteur doit participer à l’élaboration de l’histoire. Le lecteur est un participant17. »


 

Le poète des paroles qui durent

 

Conclusion
Parce qu’écrivant dans un contexte postcolonial, Véronique Tadjo entend raconter les histoires en revendiquant un contexte de crise identitaire. D’où l’urgence d’écrire. Écrire en interpellant l’enfant sur son identité, écrire en ouvrant des fenêtres sur l’histoire africaine. Ainsi, comme les miettes de pain laissés par le Petit Poucet sur son chemin, Véronique Tadjo place des repères tout au long de ses récits, à l’endroit des enfants-lecteurs absorbés par la modernité et « tournés vers des cultures occidentales », pour reprendre les mots de l’auteure elle-même. Mais ces clés ne suffisent pas. L’écrivaine utilise aussi des techniques narratives ancrées dans le réel africain, sans compter les choix des couleurs et des multiples motifs qui géolocalisent les œuvres (l’afrographie). Finalement, la narration de l’histoire chez Véronique Tadjo, tout comme chez plusieurs écrivains africains, est consubstantielle à la configuration « traditionnelle » de l’oralité et à l’épistémologie du savoir en Afrique. 
 

Notes et références

1. Kodjo Attikpoé, « Véronique Tadjo : écrire la vie, pour tous les âges », dans Kodjo Attikpoé et Anne Schneider, Écrire pour tous : vers l’écrivain total, Nouvelles Études Francophones, vol. 35, n° 2, 2020, p. 25. 

2. La Joie par les livres et Véronique Tadjo, « Le royaume d’enfance de Véronique Tadjo », dans Albums sur l’Afrique. Nouvel élan de l’édition africaine, Takam Tikou, n° 6, janvier 1997, p. 19.

3. Romuald Fonkoua, « Politiques de l’histoire chez Véronique Tadjo », dans Sarah Davies Cordova et Désiré Kabwe-Segatti (éd.), Écrire, traduire, peindre : Véronique Tadjo, Paris, Présence africaine éditions, coll. « Les cahiers », 2016, p. 105.

4. Dans ma thèse de doctorat, je nomme « afrographie » la poétique géoculturelle de la littérature de jeunesse africaine (le concept s’étend à la littérature générale) lisible à travers les images, les couleurs, les techniques de l’oralité, etc. Cette manière d’écrire se justifie surtout par la posture identitaire des auteurs africains. Titre de la thèse : Société-monde et production identitaire en contexte postcolonial : à propos de l’intégration en littérature pour la jeunesse de Maryse Condé, Louise Erdrich et Véronique Tadjo.

5. Véronique Tadjo, Nelson Mandela : non à l’apartheid, Arles, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2010, rééd. 2014.

6. Jeune Afrique et Véronique Tadjo, « Véronique Tadjo : “Mandela est une icône pour le monde entier” », Jeune Afrique, 19 octobre 2010. 

7.Véronique Tadjo, Léopold Sédar Senghor : le poète des paroles qui durent, Paris, À dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2014.

8. Véronique Tadjo, Graça Machel : championne des enfants, Paris, À dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2017.

9. Adama Coulibaly, « L’historicité faible chez Tierno Monénembo », dans Bernard de Meyer et Papa Samba Diop (éd.), Tierno Monénembo et le roman : histoire, exil et écriture, Münster, Lit-Verlag, coll. « Littératures et cultures francophones d’Europe », n° 8, 2014, p. 9-28.

10. Adama Coulibaly, p. 15.

11. Véronique Tadjo, Le Seigneur de la danse, Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes ; Vanves, Édicef, coll. « Le bois sacré », 1993, rééd. 1997.

12. Véronique Tadjo, Grand-mère Nanan, Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes ; Vanves : Édicef, coll. « Le bois sacré », 1996.

13. Armel Arlette et Ahmadou Kourouma, « “Je suis toujours un opposant” : entretien avec Ahmadou Kourouma », Magazine littéraire, n° 390, sept. 2000, p. 98.

14. Steeve Renombo, « « Portrait de l’écrivain en historien : essai d’une poétique du savoir dans deux romans de Tierno Monénembo », dans Bernard de Meyer et Papa Samba Diop (éd.), Tierno Monénembo et le roman : histoire, exil et écriture, op. cit., p. 32.

15. Jean Divassa Nyama, L’Amère Saveur de la liberté. La révolte : 1904-1908, Bertoua (Cameroun), Ndzé ; Paris, diff. ALFA, coll. « Collection Romans », 2013.

16. Véronique Tadjo, Masque, raconte-moi, Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes ; Vanves, Édicef, coll. « Le caméléon vert », 2002.

17. Micheline Rice Maximin, Koffi Anynefa et Véronique Tadjo, « Entretien avec Véronique Tadjo », The French Review, vol. 82, n° 2, 2008, p. 368-382. 


Pour aller plus loin

Titulaire d’un doctorat en Littérature comparée, Merveilles Mouloungui est actuellement enseignante contractuelle à l’université de Lorraine, où elle mène des recherches à la croisée des études culturelles, des réflexions postcoloniales et de la sociologie littéraire. Ses travaux portent majoritairement sur les enjeux poétiques et politiques de la littérature de jeunesse en contexte post-colonial.

Références bibliographiques

Adama Coulibaly, « L’historicité faible chez Tierno Monénembo », dans Bernard de Meyer et Papa Samba Diop (éd.), Tierno Monénembo et le roman : histoire, exil et écriture. Münster, Lit-Verlag, coll. « Littératures et cultures francophones d’Europe », n° 8, 2014, p. 9-28.


Armel Arlette et Ahmadou Kourouma, « “Je suis toujours un opposant” : entretien avec Ahmadou Kourouma », Magazine littéraire, n° 390, sept. 2000, p. 98.


Jean Divassa Nyama, L’Amère Saveur de la liberté. La révolte : 1904-1908, Bertoua (Cameroun), Ndzé ; Paris, diff. ALFA, coll. « Collection Romans », 2013.


Jeune Afrique et Véronique Tadjo, « Véronique Tadjo : “Mandela est une icône pour le monde entier” », Jeune Afrique, 19 octobre 2010. En ligne :     https://www.jeuneafrique.com/184068/culture/v-ronique-tadjo-mandela-est-une-ic-ne-pour-le-monde-entier/.


Kodjo Attikpoé, « Véronique Tadjo : écrire la vie, pour tous les âges », dans Kodjo Attikpoé et Anne Schneider, Écrire pour tous : vers l’écrivain total, Nouvelles Études Francophones, vol. 35, n° 2, 2020, p. 24-40.


La Joie par les livres et Véronique Tadjo, « Le royaume d’enfance de Véronique Tadjo », dans Albums sur l’Afrique. Nouvel élan de l’édition africaine, Takam Tikou, n° 6, janvier 1997,p. 18-20  , p. 19 .


Micheline Rice Maximin, Koffi Anynefa et Véronique Tadjo, « Entretien avec Véronique Tadjo », The French Review, vol. 82, n° 2, 2008,  p. 368–82. JSTOR : http://www.jstor.org/stable/25481552.


Romuald Fonkoua, « Politiques de l’histoire chez Véronique Tadjo », dans Sarah Davies Cordova, et Désiré Kabwe-Segatti (éd.), Écrire, traduire, peindre : Véronique Tadjo, Paris, Présence africaine éditions, coll. « Les cahiers », 2016, p. 105-119 , p. 105.


Steeve Renombo, « Portrait de l’écrivain en historien : essai d’une poétique du savoir dans deux romans de Tierno Monénembo », dans Bernard de Meyer et Papa Samba Diop (éd.), Tierno Monénembo et le roman : histoire, exil et écriture, Münster, Lit-Verlag, coll. « Littératures et cultures francophones d’Europe », n° 8, 2014, p. 30-48.

livres de Véronique Tadjo 

 
— Grand-mère Nanan, Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes ; Vanves Édicef, coll. « Le bois sacré », 1996.    
— Le Seigneur de la danse, Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes ; Vanves, Édicef, coll. « Le bois sacré », 1993, rééd. 1997.    
— Léopold Sédar Senghor : le poète des paroles qui durent, Paris, À dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2014.    
— Masque, raconte-moi, Abidjan, Nouvelles Éditions Ivoiriennes ; Vanves, Édicef, coll. « Le caméléon vert », 2002.    
— Nelson Mandela : non à l’apartheid [Illustrations de William Wilson], Arles, Actes Sud Junior, coll. « Ceux qui ont dit non », 2010, rééd. 2014.

_ Graça Machel : championne des enfants, Paris, À dos d’âne, coll. « Des graines et des guides », 2017. 


Étiquettes