Donner une voix aux images

Des idées pour faire vivre les albums sans texte

Par Giulia Franchi, Services d'éducation - Laboratorio d'arte du Palazzo delle Esposizioni, à Rome
Photographie de Giulia Franchi

Les albums sans texte déconcertent parfois : comment faire vivre un album en l'absence d'un récit à lire à haute voix ? Quelle histoire raconter quand aucune "version officielle" n'accompagne les images ? Quelles nouvelles formes d'animation imaginer pour ces albums ?

Forte de l'expérience acquise tout au long des trois éditions de l'opération Livres sans paroles. Destination Lampedusa (Libri senza parole. Destinazione Lampedusa), Giulia Franchi, du Palais des expositions, à Rome, nous initie à l'univers plein de promesses des "histoires sans paroles" et nous propose des pistes d'animation, testées et adoptées. De quoi nous armer pour nous lancer dans l'aventure ! 

C'est un projet désormais consolidé et en perpétuel devenir : Livres sans paroles. Destination Lampedusa (Libri senza parole. Destinazione Lampedusa) organisé depuis 2012 par IBBY Italie, visait à construire une bibliothèque jeunesse sur l'île au centre de la Méditerranée en recueillant des livres sans mots venus du monde entier. Après bientôt cinq ans d'intenses activités de promotion à la lecture menées par les volontaires IBBY avec l'implication passionnée des jeunes de l'île, la bibliothèque communale a été officiellement ouverte au public en septembre 2017. Pas à pas, l'accès aux livres des jeunes migrants logés au centre d'hébergement d'urgence devient également de plus en plus concret.1

Le Palazzo delle Esposizioni de Rome, avec son Atelier d'art (Laboratorio d'arte), a joué un rôle de premier plan depuis les débuts, croyant fermement à ce projet. Au sein des services d'éducation, l'Etagère d'art (Scaffale d'arte), une bibliothèque spécialisée dans l'édition d'art pour la jeunesse, héberge le fonds IBBY qui recueille les albums sans texte séléctionnés par les sections d'IBBY dans le monde et offerts par les maisons d'éditions des cinq continents et les met à disposition des chercheurs. Mieux : c'est le Palazzo delle Esposizioni qui a donné le départ aux trois éditions de l'exposition itinérante Libri senza parole. Destinazione Lampedusa. Elles ont ensuite fait le tour du monde, contribuant à faire connaître le projet, à faire naître des activités, des rencontres mais aussi à promouvoir des échanges internationaux comme des moments d'échange et de formation.

À chaque occasion, les livres sans texte se sont révélés une source inépuisable de stimulations et de suggestions, confirmant tout leur potentiel comme outils de rencontre et d'accueil et validant sur le terrain les hypothèse théoriques à la base du projet. Refuge, pont, compagnon de voyage sont sans surprise les trois mots clés choisis pour la troisième édition de l'exposition (présentée en avant-première à la bibliothèque de Lampedusa au cours d'une l'émouvante inauguration), pour raconter avec une scénographie évocatrice la valeur qu'une narration par images seules peut, concrètement ou sur le plan symbolique, revêtir pour chacune et chacun d'entre nous.

© Laboratorio d’arte – Palazzo delle Esposizioni

Tentant de systématiser l'expérience et la méthodologie du projet de IBBY Italie à Lampedusa, Elena Zizioli, professeure de littérature pour l'enfance à l'université de Roma Tre, a rassemblé les points forts des Silent books ou albums sans texte dans un modèle défini, en italien, des cinq A2:

  • adoption d'un langage universel et démocratique ;
  • "activation" du lecteur comme protagoniste ;
  • accueillir, prendre soin ;
  • attention à la diversité et aux cultures des différents pays ;
  • accès à la beauté.

Un "langage horizontal", suscitant le dialogue, qui stimule une interprétation active et personnelle et la rencontre entre les cultures ; une lecture au temps dilaté, qui invite à l'écoute de l'autre et à un changement continu de perspective ; des livres qui permettent, à travers les images, d'expérimenter l'extraordinaire impact éducatif de la beauté... Et pourtant, ces livres peuvent être déconcertants : l'absence de texte déstabilise parce que très souvent, et pas seulement à l'école, le langage verbal prévaut sur le langage iconique et la grammaire du visuel est trop souvent méconnue. Ce sont les adultes, en particulier les parents et les enseignants habitués à lire à haute voit et à endosser le rôle de médiateurs, qui sont le plus en difficulté.

"Confiante en la clairvoyance de ses petits lecteurs, l'auteure n'a pas jugé nécessaire de traduire en mots cette histoire, remise au pouvoir des images seules. Au cas où les parents des lecteurs rencontreraient des difficultés de compréhension, elle suggère sans aucun doute aux enfants de raconter eux-mêmes, page par page, les faits extraordinaires qui s'y déroulent": c'est le préambule de l'album Chiuso per ferie de Maja Celija (Topipittori, 2016) pionnière en Italie d'une nouvelle vague éditoriale de livres sans mots, encore en cours. Alors, comment lire les Silent books? Comment décider s'ils méritent une médiation, et laquelle ? Quelles activités et parcours peuvent être générés à partir des images ?

Les réflexions et propositions qui suivent sont nées des années d'expériences du Laboratorio d'arte du Palazzo delle Esposizioni. Des modalités variées de lecture collective ont été expérimentées avec les enfants au cours des trois éditions de l'exposition Libri senza parole. Destinazione Lampedusa, par un travail avec les écoles et les familles. Quelle modalité adopter ? Le choix dépend évidemment de l'âge des destinataires et du contexte, mais également en grande partie des caractéristiques des livres sélectionnés.

Lire, dire, partager

La première manière de faire, probablement la plus fréquente, est une lecture participative qui a pour objectif une reconstruction partagée du récit. Page après page, on observe ensemble les images et on installe avec le groupe un dialogue ouvert qui part justement des questions : "que voyez-vous?", "qu'est-ce qui se passe?". Il est essentiel d'accorder le temps nécessaire à chacun, d'accueillir toutes les réponses et de faire en sorte que chacun puisse faire entendre sa voix, contribuant à une narration commune née de la négociation et de l'échange d'idées. Les albums sans texte qui racontent des histoires et des aventures comme Journey de Aaron Becker (Candlewick, 2013) ou Profession Crocodile de Giovanna Zoboli et Mariachiara Di Giorgio (Les Fourmis rouges, 2017) sont parfaits pour cette lecture.

Lire ensemble en silence

Un autre mode de lecture possible, qui demande du courage, est le mode silencieux. Il souligne l'absence de texte et permet de créer une atmosphère immersive propre à dépasser toute barrière linguistique. En feuilletant les pages, il est nécessaire de prendre son temps et d'en profiter avec les autres, il faut que l'animateur sache lire les réactions non verbales, percevoir le niveau d'attention et de partage des individus et du groupe, lancer par un simple regard des petites stimulations pour mieux lire les images. Réalisée de manière assurée et compétente, la lecture silencieuse peut susciter une grande émotion et créer un climat d'empathie. Un livre comme Loup Noir d'Antoine Guilloppé (Casterman, 2004) convient très bien à ce type d'approche. Le noir et blanc, le style cinématographique, le bouleversement du point de vue, qui démonte tout stéréotype, en révèlent le caractère universel, à même d'être compris et de susciter la stupeur chez les tout-petits comme chez des adultes migrants aux origines et cultures très différentes.

© Laboratorio d’arte – Palazzo delle Esposizioni

Mettre en scène, jouer, mimer

Une autre possibilité est de mettre littéralement en scène les livres sans mots, en proposant une lecture où jouent les corps et pas seulement les yeux et les esprits des participants, menant ces derniers à vivre directement l'histoire. Une lecture dramatisée permet de créer un climat de grande participation et de plaisir. Au Palazzo delle Esposizioni cette approche a été adoptée en particulier avec les classes d'écoles maternelles (3 à 5 ans), en présentant Diapason de Laëtitia Devernay (La Joie de lire, 2013) et La Vague (L'Ecole des loisirs, 2011). Dans le premier cas, la médiatrice a interprété le rôle de directrice d'orchestre, tandis que les enfants se sont transformés en feuilles de différentes plantes, suivant par leurs mouvements dans l'espace, page après page, la symphonie du concert pour arbres du raffiné Leporello. Une grande bâche bleue a suffi à transformer cette fois la classe en mer, pour mettre en scène l'éternel défi à nos limites et nos peurs, ainsi que la joie de la découverte et de la rencontre de l'autre magistralement racontés par Suzy Lee.

© Laboratorio d’arte – Palazzo delle Esposizioni

Lire avec des sons

Parmi les différentes façons d'aborder les livres sans mots figure aussi la lecture sonore. Il est possible d'accompagner une lecture silencieuse d'une musique adaptée, pour ouvrir de nouvelles suggestions et augmenter l'implication émotionnelle, mais il est aussi possible de demander aux lecteurs et lectrices d'imaginer comment sonnent les images afin d'en reproduire les bruits. Lors de la troisième édition de l'exposition, l'expérience a été réalisée avec Piscina de Ji Hyeon Lee (Orecchio acerbo, 2015). Les rides de l'eau, l'assaut d'une foule de bruyants baigneurs, le plongeon en profondeur et la fantasmagorique population sous-marine de poissons et d'animaux rigolos ont trouvé une nouvelle voix grâce aux petits garçons et petites filles engagés dans la lecture, invités à reproduire toutes sortes de sons avec leur bouche ou à travers de simples objets transformés en instruments improvisés.

Des ateliers pour animer

Mais il n'y a pas que les lectures. Les livres sans mots offrent une occasion continue de construire des parcours et de projeter des activités. Deux des nombreux ateliers réalisés au Palazzo delle Esposizioni autour des Silent books se sont inspirés des albums qui racontent le pouvoir transformateur de l'imagination des enfants. Un fil rouge - pas uniquement métaphorique - unit l'enfant au livre et, dans la succession des images, donne littéralement corps aux idées et aux désirs, naît et prend forme grâce aux gestes des enfants, curieux, impertinents, courageux. Des livres comme El Lápiz de Paula Bossio (Fondo de cultura económica, 2011) ou Monsterboek (Leminscaat, 2014), où il suffit d'un crayon pour transformer la réalité et la colorer : une invitation à une citoyenneté active qui part de l'émerveillement.

Pour le premier atelier, nous avons choisi de faire de la ligne rouge un moyen pour imaginer des scénarios et des histoires possibles. Chaque participant reçoit un petit livre formé d'un long papier cartonné plié en trois parties auquel est accroché, à une extrémité, un fil de laine rouge. Avec la colle, on pourra ainsi dessiner des courbes, des lignes et des zig-zag sur lesquels le fil sera fixé. Pour renforcer le sentiment de collaboration et de surprise, le livre est passé par chacun à son voisin qui, en observant, pourra y reconnaître mers, montagnes, châteaux... et le compléter au feutre pour redessiner le monde.

Le second atelier aborde le même thème à partir de Insieme con papà de Bruna Barros (Leone verde, 2017), dont le protagoniste est un mètre en bois capable de se transformer en serpent, maison, éléphant et baleine, permettant une nouvelle relation de complicité entre un père et un fils. Après avoir joué à créer des formes surprenantes avec un vrai mètre, les enfants reçoivent la photocopie de ce même mètre, à découper et reconstruire à l'aide de fixations. L'invitation consiste alors à le bouger sur une feuille blanche, en se laissant inspirer par les images qui en émergent : une fois trouvée l'image qui les frappe, on peut coller le mètre et compléter le dessin à l'aide de pastels de couleur, permettant encore une fois à l'imagination de dépasser les limites de la réalité.

© Laboratorio d’arte – Palazzo delle Esposizioni

Les lectures comme les ateliers, conçus à l'origine pour petits garçons et petites filles, se sont avérés tout aussi puissants dans le travail avec les adultes, en particulier au sein des projets spéciaux dirigés pour le Laboratorio d'arte par Michela Tonelli et Antonella Veracchi, qui visent à donner un sens concret à l'idée d'accessibilité. Particulièrement intense et émouvante, l'expérience "Fuori classe", a été réalisée en collaboration avec Asinitas, une association de promotion sociale qui s'occupe depuis toujours d'accueil et d'interculturalité, et organise des cours de langue pour les migrants et les demandeurs d'asile.

À l'occasion de la troisième édition de l'exposition Libri senza parole. Destinazione Lampedusa, les espaces du Scaffale d'arte ont hébergé un cycle de cours d'italien et d'ateliers pour groupes de femmes et hommes migrants provenant du subcontinent indien, d'Afrique du nord, d'Amérique du sud, d'Europe de l'Est et des Philippines, de même que des réfugiés et demandeurs d'asile d'Afrique subsaharienne et du Moyen-Orient. Le point de départ de chaque rencontre était encore une fois les albums sans texte grâce auxquels un contexte égalitaire de partage d'expériences, de vécus et de narrations a pu émerger, permettant d'expérimenter une nouvelle forme de dialogue interculturel et d'inclusion sociale au sein d'un lieu d'exposition. Les regards chargés d'émerveillement, les sourires et les paroles des femmes et des hommes participant au projet furent la meilleure confirmation de sa valeur.

© Laboratorio d’arte – Palazzo delle Esposizioni

Parmi les expériences les plus fortes figure enfin celle qui a été réalisée avec la collaboration de la Lega del filo d'oro et le 173e Centre de formation de via Nomentana à l'occasion de la Journée internationale des personnes handicapées. Une lecture bilingue en italien et dans la langue italienne des signes (LIS) ouverte à tous, grands et petits, entendants et non. Une manière de valoriser une langue fascinante qui confie aux mains et aux expressions du visage sa force communicative et qui s'avère particulièrement adaptée pour interpréter des livres dépourvus de texte, où ce sont souvent les gestes des protagonistes qui parlent. Afin de faire profiter les personnes sourdes-aveugles des albums sans texte, une version tactile du livre La mela e la farfalla de Iela Mari (Babalibri, 2004) a été créée pour l'événement. Encore une fois, ce fut un moment de rencontre et de partage, un projet inclusif et non exclusif, dans la conviction que la différence est toujours synonyme de richesse.


© Laboratorio d’arte – Palazzo delle Esposizioni

Notes et références

1. Les migrants essaient d'atteindre l'île de Lampedusa, à la recherche d’un avenir meilleur en Europe, en partant des côtes d’Afrique du Nord. Beaucoup meurent en chemin. Ceux qui arrivent sur l'île sont recueillis dans un centre d'hébérgement d'urgence.

2. Elena Zizioli (avec la collaboration de Giulia Franchi), I tesori della lettura sull’isola. Una pratica di cittadinanza possibile, Roma, Sinnos editrice, 2017.


Pour aller plus loin

  • Giulia Franchi

Historienne de l'art contemporain, docteure en Sciences de l'éducation, Giulia Franchi travaille dans la didactique de l'art et la promotion de la lecture. Elle fait partie depuis 2009 de l'équipe des services d'éducation - Laboratorio d'arte du Palazzo delle Esposizioni, pour lequel elle dirige les activités du Scaffale d'arte, une bibliothèque spécialisée dans l’édition internationale d'art pour la jeunesse.

Elle collabore à la chaire de Littérature pour l'enfance à l'université Roma Treet est co-autrice avec Elena Zizioli du volume I tesori della letteratura sull'isola. Una pratica di cittadinanza possibile (Sinnos, 2017).


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