Avant-propos

Une langue, des langues : quelques définitions

Par Henriette Walter, professeur honoraire des universités
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Chaque langue a ses spécificités

On compte, à l’heure actuelle, quelques milliers de langues dans le monde, et, sur le plan interne, chacune d’entre elles est digne d’attention pour ses caractéristiques grammaticales, lexicales, phonétiques ou phonologiques :

  • Structures grammaticales. Connaît-on la distinction entre verbes et noms ? La fonction des différentes unités linguistiques est-elle marquée par l’ordre des mots ? Ou par des déclinaisons ? Ou par des unités particulières ?
  • Inventaires lexicaux spécifiques. Connaît-on une pluralité de noms pour désigner la pluie, la neige, le sable, ou encore, les fromages ?
  • Prononciations remarquables. Telles que clicks, tons, articulations glottales insolites, succession habituelle de plusieurs consonnes, voyelles nasales opposées à des voyelles orales…

Les langues et les communautés linguistiques

Il est instructif d’observer également les langues dans leur cadre humain, car on peut alors découvrir que certaines d’entre elles ont connu une expansion exceptionnelle, d’autres une pérennité inattendue, dont on peut chercher à comprendre la genèse et le développement au cours des siècles : si l’arabe, par exemple, s’est répandu très loin de ses frontières d’origine, c’est surtout à la suite de la diffusion de l’islam à partir du VIIe siècle1; dans de tout autres circonstances, une des plus vieilles langues d’Europe, le basque, a réussi à garder une certaine vitalité depuis des siècles grâce à une résistance peu commune, tout d’abord malgré le voisinage du gaulois, puis l’envahissement du latin, suivi par les rapides passages des tribus germaniques, la longue présence de l’arabe dans la péninsule Ibérique et, enfin, l’influence centralisatrice du français d’un côté des Pyrénées, et du castillan de l’autre.

Mais telle autre langue est restée d’usage limité sur son modeste lieu d’origine, parfois pour des raisons géographiques (île difficile à aborder, village entouré de marais...), ou encore du fait de circonstances historiques qui ont poussé ses locuteurs à désirer acquérir la langue, plus prestigieuse, d’un État dominant.

Une mention particulière doit être accordée à une aventure linguistique unique en son genre : celle de la résurrection de l’hébreu, qui avait été considéré comme pratiquement hors d’usage pendant des siècles et qui, en 1948, a pu devenir, avec l’arabe, une des deux langues officielles du jeune état d’Israël.

D’autres langues, éteintes celles-là, gardent jusqu’à présent une grande partie de leur mystère, tel l’étrusque, que l’on arrive pourtant à lire parce que son alphabet est une émanation de l’alphabet grec, mais dont on ne comprend que quelques dizaines de mots : les textes retrouvés sont tous très brefs et l’on n’a pas encore découvert pour cette langue l’équivalent de la pierre de Rosette qui avait permis de déchiffrer les hiéroglyphes de l’égyptien ancien.

S’il est une langue qui a connu un destin incroyable, c’est bien le latin classique, à la fois langue morte et paradoxalement vivante : langue morte en tant que véhicule de la pensée et de la connaissance, et langue vivante non seulement par sa réincarnation dans les langues romanes modernes mais aussi parce que ces mêmes langues n’ont jamais cessé de puiser tout naturellement dans ce latin classique commun pour enrichir leur propre vocabulaire.

Sur ce plan, le grec ancien n’a pas cessé de constituer également une source de néologismes savants dans les différentes langues européennes, mais les dialectes du grec ont aujourd’hui presque tous été éliminés, à l’exception du néo-grec, langue officielle de la Grèce, alors que les idiomes issus du latin n’ont pas disparu. Plusieurs d’entre eux sont même devenus les langues officielles principales d’un grand nombre d’États, ou bien, restent des langues littéraires reconnues, comme le catalan, le champenois, le picard ou le provençal, ou encore des langues de faible diffusion mais encore bien vivantes, comme le sicilien ou le frioulan en Italie, l’aranais ou le galicien en Espagne, le corse, le gascon, le gallo, le normand en France...

Il est enfin des langues qui ont été considérées comme des langues de prestige pour des raisons religieuses (le sanskrit avec les hymnes védiques, l’hébreu avec la Bible, l’arabe avec le Coran), pour des motifs culturels (le grec classique et son apport littéraire) ou encore pour leur longue domination sur un vaste territoire (le latin de l’Empire romain). Plus récemment, le français2 a tenu un rôle central dans le monde diplomatique européen, et il partage encore avec l’anglais le privilège d’être langue officielle dans la plupart des institutions internationales.

Enfin, à l’aube du troisième millénaire, c’est incontestablement l’anglais3 qui domine les échanges linguistiques mondiaux dans les domaines de la science, de la technologie, de la finance et du commerce, mais il est très loin d’avoir éliminé les milliers de langues qui feront encore longtemps la richesse non moins incontestable du patrimoine de l’humanité, et qui répondent toutes à la même définition :
Toute langue est un instrument de communication vocal, doublement articulé, en unités significatives, les monèmes (par exemple, jardin en français = 1 monème, mais jardinet = 2 monèmes), et en unités distinctives, les phonèmes (en français, la consonne /b/ est distincte de la consonne /v/, comme dans bu et vu).4

Des noms différents pour chaque type d’idiome

Cette définition générale s’applique sans exception à n’importe quel idiome, terme neutre pour désigner n’importe quelle langue, que ce soit :

  • une langue vernaculaire (idiome traditionnel, ancré dans le terroir)
  • une langue véhiculaire (servant à la communication entre des populations de langues différentes, comme par exemple le dioula, le yoruba, le haussa, le swahili ou le lingala en Afrique).
  • On nomme souvent langue maternelle la première langue parlée dès l’enfance, mais on préfère quelquefois la désigner comme la langue première, étant donné que ce n’est pas toujours celle de la mère. On nomme alors langue seconde celle que l’on apprend plus tard. Cela implique la notion de plurilinguisme pour l’individu qui parle plus d’une langue et de multilinguisme pour un pays où se parlent plusieurs langues.

Par ailleurs, on oppose actuellement la langue officielle d’un État aux dialectes et aux patois, dont l’implantation est géographiquement limitée :

  • un patois ou unparler est une variété de langue restreinte à un petit nombre de locuteurs et pratiquée sur un territoire également réduit
  • un dialecte regroupe un ensemble de plusieurs patois partageant des caractéristiques communes
  • tandis qu’un créole est une langue dont le lexique est essentiellement d’origine européenne et dont la structure grammaticale est proche des langues africaines.

Signalons, en outre, quelques cas particuliers qui appartiennent à des époques plus ou moins anciennes :

  • koïnê : d’abord désignation de la langue commune de la Grèce ancienne, fondée sur les usages d’Athènes à l’époque hellénistique, ce terme désigne aujourd’hui, par extension, la langue commune d’un pays
  • lingua franca : cette langue hybride simplifiée a longtemps servi en Méditerranée entre Européens et populations de langue arabe
  • sabir : synonyme de lingua franca, le sabir mêle des éléments lexicaux italiens, espagnols, portugais et arabes, dans une syntaxe limitée
  • pidgin : il s’agit d’une langue d’appoint simplifiée et dont l’essentiel repose sur des bases anglaises.      

Enfin, il ne faudra pas confondre langue et langage, ce dernier désignant très généralement la faculté de parler, propre à l’être humain, et non pas un idiome particulier.

La diversité linguistique, une richesse pour l’humanité

Chaque langue est porteuse d’une vision particulière du monde, et en manier plus d’une – et pourquoi pas plusieurs – permet d’acquérir une meilleure connaissance de tout ce qui nous entoure : non pas comme une peinture à deux dimensions, mais comme une sculpture qui aide à appréhender avec plus de sérénité notre univers aux multiples visages sur toutes ses facettes.

Notes et références

1. Henriette Walter, Bassam Baraké. Arabesques : l’Aventure de la langue arabe en Occident. Paris, Robert Laffont/ Éditions du temps, 2006, 318 p. Édition poche, Paris, Points (Le Goût des mots), 2007, 327 p.
2. Henriette Walter. Le français dans tous les sens. Préface André Martinet. Paris, Robert Laffont, 1988, 384 p. Édition poche, Paris, Points, (Le Goût des mots), 2008, 446 p.
3. Henriette Walter. Honni soit qui mal y pense ou l’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais. Paris, Robert Laffont, 2001, 364 p. Édition poche, Paris, LGF, 2009, 446 p.    
4. Définition due à André Martinet. Éléments de linguistique générale. Paris, Armand Colin, 2009 (1re éd. 1960), § 1-4.


Pour aller plus loin

Henriette Walter est professeur de linguistique, présidente de la Société internationale de linguistique fonctionnelle et membre du Conseil supérieur de la langue française. Aux éditions Robert Laffont, elle a notamment publié L’Aventure des langues en Occident : leur origine, leur histoire, leur géographie (1994), Honni soit qui mal y pense : l’incroyable histoire d’amour entre le français et l’anglais (2001) et, avec Gérard Walter, Les Sciences expliquées à ma petite-fille (2009).