« Pleurer » est mon mot préféré. Cela peut sembler drôle...

Par Léa Some, bibliothèque Le Monde à notre porte, Khorogo (Côte-d’Ivoire)
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« Pleurer » est mon mot préféré. Cela peut sembler drôle. Ce mot n’a pas été choisi de manière émotionnelle ou parce que j’aime pleurer ; il me renvoie à une époque de ma vie qui constitue une partie de mon histoire. En quelles circonstances, le mot « pleurer » a-t-il revêtu une telle densité pour moi ?

Un jour de congés en famille, j’ai constaté que ma mère consommait moins de piments que pendant mon enfance. Avant de rejoindre mon poste de travail, je lui posai cette question : « Maman, je constate que tu consommes très peu de piment, alors que, pendant notre enfance, tu en mettais une grande quantité, à tel point que Tonton te demandait si tu étais une ‘cannibale’. Tu n’as jamais répondu à cette plainte mais une douleur assombrissait ton visage, accompagnée de soupirs. Pourquoi faisais-tu cela ? »

Elle me regarda attentivement, satisfaite de ma démarche, qui lui donnait une occasion de s’expliquer. En fait, à qui pouvait-elle confier pareille chose sinon à ses enfants s’ils le lui demandaient ? Après un temps de silence, elle me livra que cette méthode était sa manière de nous éduquer. « Si j’avais été aisée, poursuivait-elle, je vous aurais préparé une très bonne cuisine. Mais mes moyens étaient bien limités. Souvent, j’observais vos mimiques pendant les repas, lorsque nous mangions, par coïncidence, au même moment que vos cousins. Je vous sentais résignés, frustrés, parfois tristes. J’ai choisi ma manière de vous amener à vous respecter et à apprécier ce que vous aviez. Surtout, je ne voulais pas que les autres sachent que vous étiez malheureux, en comparaison d’eux. En pimentant les aliments, je voulais que vous vous préoccupiez de vos affaires, de votre douleur. Je voulais vous faire pleurer, non parce que votre repas n’était pas bon comme celui des autres, mais parce que vous aviez mal, à cause de votre mère. Tu vois, c’était difficile de répliquer à ton oncle et à vos cousins qui mangeaient avec lui. Je ne savais pas que tu te souvenais de cela », a-t-elle précisé. Dans notre milieu traditionnel, la viande est fournie par le mari et remis à la femme pour la cuisine. Ma mère était veuve et ne pouvait pas s’en procurer.

Pourquoi avoir retenu le mot pleurer ? L’expression est accompagnée d’un complément : pleurer votre douleur causée par le piment à cause de votre mère. « N ti boor k’a ye kono ã wono yè na… a na i k’a kpièrè yè na… yè cèlè wono a yè kpièro, ti t’a bèlè a yè taaba na dire bon nuor a ! »

Avant ma question, ma mère avait fait allusion à ce mot dans le contexte des funérailles. Venue aux funérailles d’une tante, accompagnée de collaborateurs et amis, ma mère était contrariée de constater que je n’avais pas respecté la coutume en annonçant mon arrivée par des pleurs. Pour cette raison, elle m’appela et m’exprima sa peine. Sa préoccupation était de savoir si j’allais pleurer à sa mort ou pas. Le problème ne se posait pas pour moi. Ce jour-là, ce n’était pas elle, et en plus, l’on ne commande pas ses larmes ! Pleurer est culturel. Pleurer est culturel dans mon milieu, surtout pendant les funérailles où les femmes pleurent beaucoup. Les funérailles sont des moments où les gens en profitent pour se défouler, pleurer leurs misères et trouver un certain soulagement.

L’abondance de piment qui faisait couler nos larmes n’était pas une simulation, puisque nous n’en saisissions pas le sens. Plus âgée que mes frères, je sentais que ma mère avait des raisons d’agir de cette manière. Cela m’a beaucoup marquée. L’explication fait comprendre que c’était une manière pour maman de nous éduquer à l’estime de nous-mêmes ; à l’appréciation de nos biens, voire de nos valeurs, tout en combattant envie et jalousie. On peut voir, dans ces agissements répétés, une simulation thérapeutique pour elle et ses enfants, une astuce perspicace pour atténuer nos réactions, une méthode pour transmettre des valeurs. Savoir apprécier ce que l’on a nous amène à le développer et l’améliorer. Ceux qui sont heureux n’ont pas volé leur bonheur, ils l’ont mérité ; ceux qui disposent de peu de moyens, par une saine émulation, peuvent progressivement atteindre le bonheur qu’ils auront acquis grâce à leur labeur. Dans la vie, il faut savoir s’accepter et se réaliser à partir de ce que l’on est et de ce que l’on a.