Au cœur de la bibliothèque : conserver, préserver, donner accès

Par Viviana Quiñones
portrait photo de V Quiñones

La transmission du patrimoine culturel est au cœur de la bibliothèque. Chaque type de bibliothèque – nationale, publique, scolaire... – partage cette mission, même si chacune agit selon des modalités spécifiques. Cela implique trois grandes actions de base : conserver ce qui existe, le préserver en bon état, et y donner accès au plus grand nombre. Pour ces trois actions, le numérique s’est ajouté aux procédés traditionnels, ouvrant des possibilités extraordinaires. Nous évoquons ici ces trois actions clé dans leurs grandes lignes, en guise d’introduction aux articles de cette partie du dossier, « Le rôle des bibliothèques dans la transmission du patrimoine ».

Conserver

Le patrimoine culturel des jeunes est naturellement très vaste : comptines, contes et autres formes de littérature traditionnelles, information et savoirs dans tous les domaines, textes de création, illustration, jeux, musique, arts plastiques, films, théâtre... sans oublier le premier patrimoine, la langue – ainsi, Takam Tikou a consacré son précédant dossier à cette question (Langues et livres pour enfants, mars 2012). Tout cela se manifeste sur des supports très divers, matériels et immatériels : la voix, le corps, le son des instruments de musique, les manuscrits, le livre imprimé, les jeux, les objets d’art, les bandes magnétiques audio et vidéo, les supports électroniques (fichiers numériques visuels, audio et audiovisuels sur CD, CD-Rom, DVD et Internet).

Toutes les formes de culture des jeunes peuvent être conservées à la bibliothèque, y compris les formes de culture actuelles, qui sont un patrimoine pour le futur, quand bien même elles ne seraient pas considérées comme prestigieuses,tels les journaux de bande dessinée ou les jeux vidéo... Mais il est impossible de tout conserver ! Il est nécessaire d’élaborer une politique, de décider des priorités et de constituer une offre en conséquence : on ne répètera jamais assez l’importance du choix des documents à conserver. Les bibliothèques à vocation patrimoniale se concentreront sur les cultures locales, régionales ou nationales– ainsi, par exemple, la bibliothèque Cheikh Anta Diop, présentée dans l’article « Transmettre le patrimoine au Cameroun : des actions phare » –, quand la majorité des autres bibliothèques respecteront un équilibre entre les cultures propres et le patrimoine universel.

La priorité est évidemment pour toute bibliothèque jeunesse de conserver les livres de jeunesse. L’édition locale, nationale, des pays voisins à forte valeur patrimoniale, dans toutes les langues parlées, doit faire l’objet d’un effort particulier. À côté de cette édition, la bibliothèque conserve des ouvrages choisis parmi les meilleurs du patrimoine de la littérature jeunesse universelle. Enfin, le patrimoine des cultures d’origine des enfants venus d’ailleurs a également toute sa place.

La littérature de jeunesse peut aussi être conservée comme objet patrimonial pour un public adulte de chercheurs : on peut ainsi conserver des collections historiques, comme le font les bibliothèques nationales ou certaines bibliothèques spécialisées (L’Heure joyeuse à Paris, par exemple, ou aux Etats-Unis, la bibliothèque de l’université de Michigan qui conserve des livres anciens désherbés d’une bibliothèque publique).

Enfin, les manuscrits et les illustrations originales sont aussi à conserver, comme le font le Musée Eric Carle de l’art de l’album (The Eric Carle Museum of Picture Book Art) aux Etats-Unis, Seven Stories, Centre National des Livres pour Enfants au Royaume-Uni et le Centre de l'Illustration de la Médiathèque de Strasbourg en France.  

Le patrimoine des jeunes passe en partie par l’oralité ; or, très souvent, les savoirs et les arts de la parole traditionnels ont été sous-estimés et marginalisés et il n’en existe pas de trace matérielle. La bibliothèque peut alors susciter la trace matérielle, collecter ou capter l’immatériel et le publier sous une forme imprimée ou numérique – les technologies actuelles offrent d’énormes possibilités à des coûts bien raisonnables. Il importe de bien choisir le support technique mais surtout, de faire ce travail avec les jeunes et avec les familles. Ainsi, la Bibliothèque du Territoire du Nord australien crée des contenus avec les familles aborigènes (voir « Créer et partager des contenus avec les familles aborigènes »), l’Institut Tamer en Palestine collecte avec les jeunes histoires et chansons et les publie, la bibliothèque de Burnaby, au Canada, collecte des comptines et des chansons en de nombreuses langues, la bibliothèque Le Monde à notre porte de Khorogo, en Côte-d’Ivoire, a organisé des ateliers d’écriture et d’illustration de contes de la région, qu’elle a publiés en livre et sur Internet…

Préserver

La bibliothèque doit préserver ses collections : les protéger, leur assurer de bonnes conditions de stockage, une bonne manipulation et les réparations nécessaires ; reformater les collections audiovisuelles (voir  « Le patrimoine audiovisuel en bibliothèque ») ; prévoir des plans d’urgence en cas de catastrophe (inondations, incendies...).

La technologie numérique a ouvert d’immenses possibilités pour la préservation des collections physiques transmettant le patrimoine culturel ; les bibliothèques numérisent les livres, les manuscrits, les journaux, les bandes magnétiques audio et vidéo… Certaines bibliothèques forment les lecteurs à la préservation de leurs propres documents : ainsi, l’initiative preservation@your library aux États-Unis.

Mais le numérique doit aussi être préservé ! Les bibliothèques travaillent à cette question très importante, qui a notamment fait l’objet d’une rencontre organisée par l’UNESCO en septembre 2012, « La Mémoire du monde à l’ère du numérique : numérisation et préservation », suivie de la Déclaration de Vancouver avec toutes les recommandations nécessaires.

Donner accès

Si on conserve et on préserve le patrimoine, c’est bien pour en donner accès au plus grand nombre. On fait ainsi vivre la bibliothèque, par l’animation permanente qu’est l’accueil des lecteurs, mais aussi par des animations périodiques et des actions ponctuelles, souvent en partenariat avec d’autres organismes ou des personnes extérieures.

La bibliothèque donne accès au patrimoine immatériel en l’accueillant dans ses locaux : séances de contes, de théâtre, de marionnettes, concerts, rencontres avec les détenteurs de savoirs traditionnels, débats et conférences… On peut se reporter, par exemple, aux actions de la bibliothèque Cheikh Anta Diop à Douala (article cité). Parmi ces actions, les rencontres et activités intergénérationnelles favorisent la transmission, non seulement des personnes âgées vers les jeunes, mais aussi dans le sens inverse.

La bibliothèque est le lieu qui, par excellence, donne accès au patrimoine matériel, en commençant par les collections imprimées. Elle le fait de manière très diverse, sur place et hors les murs, faisant preuve d’une grande créativité – il est impossible d’évoquer ici toutes les formes d’animation pour l’accès aux collections, mais on peut se référer, par exemple, à celles présentées dans Faire vivre une bibliothèque jeunesse : Guide de l’animateur1.

La bibliothèque donne accès à d’autres objets du patrimoine, qu’elle ne conserve pas forcément elle-même, en coopérant avec d’autres organismes (musées, cinémathèques, autres bibliothèques), afin de présenter, par exemple, des expositions.

La technologie numérique révolutionne l’accès au patrimoine culturel, dans la mesure où les documents numérisés ou numériques d’origine peuvent être mis à la portée de tous sur des supports comme les CD ou les DVD mais, surtout, en ligne sur Internet. Certains documents sont accessibles de manière illimitée et gratuite. D’autres sont en accès limité et payant, car protégés par le droit d’auteur, tant pour les livres numérisés que pour les eBooks.

Les bibliothèques, depuis les grandes bibliothèques nationales jusqu’aux petites bibliothèques de quartier, mettent ainsi en ligne des documents jeunesse numérisés – des fichiers visuels ou audiovisuels : ainsi en France, aux Pays-Bas, en Russie, au Royaume-Uni… comme le décrit « La littérature de jeunesse patrimoniale numérisée ». D’autres initiatives, comme Internet Archive Children’s Library mettent en ligne des livres numérisés appartenant à diverses bibliothèques.

Parfois, l’accès aux documents numériques d’une collection déjà constituée ou constituée à cette fin, se fait par le biais de sites pour jeunes, ludiques, interactifs, proposant des activités, comme celui présenté par « Le site Chile para niños de la Bibliothèque nationale du Chili » , la Bibliothèque numérique des enfants de la Bibliothèque nationale de France ou l’ICDL - Bibliothèque numérique internationale pour enfants. D’autres sites sont destinés aux médiateurs : BnF Classes, par exemple,s’adresse aux enseignants avec des activités pédagogiques à partir des livres numérisés par l’Institution.

Internet permet aussi la mise en ligne de publications et enregistrements réalisés localement par la bibliothèque. Ainsi, les vidéos des comptines et chansons collectées par la bibliothèque de Burnaby, mentionnée plus haut, sont accessibles sur Internet, tout comme des séances de contes en bibliothèque – ainsi, les contes de Souleymane Mbodj,parmi de très nombreux autres exemples.

Les bibliothèques peuvent dès lors donner accès à leurs collections aux lecteurs du monde entier. Inversement, en offrant à leur public l’accès à Internet, elles ouvrent les portes du patrimoine mondial. Mais il faut savoir que, pour l’instant, comme c’est le cas pour le livre imprimé et pour le livre numérique, le patrimoine des jeunes des pays du Nord est bien plus accessible sur Internet que celui des jeunes des pays du Sud, d’où l’importance de la production locale de contenus.

Conclusion

Les nombreuses compétences nécessaires au métier de bibliothécaire jeunesse comprennent, pour la transmission du patrimoine en particulier, celles liées à la transmission du patrimoine oral – Takam Tikou a publié dans ce sens l’article « Pour la prise en compte des traditions orales dans la formation des bibliothécaires ». Elles comprennent aussi désormais les compétences liées au numérique, du fait des énormes implications du numérique pour la transmission du patrimoine : les programmes de formation initiale et continue doivent en tenir compte, et les bibliothécaires qui n’ont pas accès à des formations peuvent aujourd’hui s’auto-former sur Internet, à travers les débats qui y ont lieu et les nombreux sites et documents de formation en ligne. Cette question de la formation des bibliothécaires jeunesse au XXIe siècle sera étudiée dans une session du congrès IFLA d’août 2013, et, dans un pré-congrès, sera abordée la question de la transmission de la culture des jeunes, avec des expériences d’une dizaine de pays – les communications seront mises en ligne.

Lors du dernier congrès IFLA, en août 2012, Helena Ranta, experte en médecine dentaire légale sollicitée à la suite de conflits armés, comme au Kosovo, était invitée pour donner la conférence inaugurale. Elle a rappelé aux bibliothécaires leur devoir de défendre et de transmettre le patrimoine culturel, dans son intervention Défendre le patrimoine culturel, défendre l’humanité… Un court texte à lire qui donne son sens ultime à la transmission du patrimoine des jeunes…

Notes et références

1. Sous la dir. de V. Quiñones. Paris, La Joie par les livres, 2005.