Construire des ponts entre les mondes

Toucher les jeunes réfugiés grâce aux livres et aux histoires

Par Morgane Vasta, Chercheuse, médiatrice et formatrice en littérature jeunesse
Photographie de Morgane Vasta

Retour sur la journée européenne “Bridging Worlds: reaching out to young Refugees with books and stories” [construire des ponts entre les mondes : toucher les jeunes réfugiés grâce aux livres et aux histoires]

6 avril 2017. Des milliers de professionnels du livre de jeunesse se croisent dans les allées babéliennes de la Foire du livre pour enfants de Bologne. Des éditeurs et des artistes venus de toutes les régions du monde exposent : profusion de papiers, profusion de couleurs et d'histoires.

Faisons appel à la pluralité des sens pour mieux saisir le contraste : d’un côté, les livres passent de mains en mains, traversent volontiers les frontières, tandis que l’on négocie âprement leurs droits ; de l’autre, au même moment, les droits de jeunes réfugiés traversant ces mêmes frontières – cette fois barbelées – sont souvent bafoués. Paradoxe s’il en est.

Ce même 6 avril 2017, un étage au-dessus des étalages, d’autres professionnels du livre de tous horizons – des pays d’Europe, mais aussi d’Australie, du Brésil, du Canada, ou encore des Émirats Arabes Unis  –  se sont réunis pour tenter de « connecter les mondes » : ceux de jeunes européens et de jeunes réfugiés, celui des enfants et celui des livres.

Organisée par IBBY Europe, qui rassemble les sections européennes d’IBBY1, la conférence « Bridging Worlds » a permis à chacun, pendant quelques heures, de mettre sur la table ses difficultés, ses engagements, ses constats, et espérons-le, de puiser dans les pratiques professionnelles de voisins géographiques, pour continuer à se mobiliser.

Des faits 
 

Wally De Doncker, président d’IBBY, a d’emblée posé la question de la compréhension de l’Autre aujourd’hui, alors que les frontières se ferment et que la réalité du réchauffement climatique est remise en cause. En 2016, IBBY a initié des projets dans le monde entier pour atteindre les enfants réfugiés et garantir leurs droits fondamentaux : une protection et un accès aux livres.

Joseph Nhan O’Reilly de l’association Save the children UK, a livré des données chiffrées qui amènent tantôt à relativiser, tantôt à s’alarmer de la situation en Europe et dans le monde2 :

  • Aujourd’hui, nous connaissons les plus hauts taux de déplacement depuis la seconde Guerre mondiale.
  • Il y a 21,3 millions de réfugiés dans le monde, et l’Europe n’en a accueilli que 6% ; la Turquie, le Pakistan, le Liban, l’Iran, l’Ethiopie et la Jordanie sont pour le moment les pays qui reçoivent le plus de personnes.
  • Plus de la moitié des réfugiés dans le monde ont moins de 18 ans ; 6,7 millions d’enfants ont l’âge d’aller à l’école, 3,7 millions d’entre eux n’ont pas accès à une éducation de qualité. Les individus déplacés peuvent rester dans cette situation pendant 27 ans, autrement dit, une enfance et une adolescence entière peuvent être passées dans des camps.

Une enquête a été menée auprès de 9000 enfants en situation d’urgence ; pour 99% d'entre eux c’est leur éducation qui doit constituer une priorité. Joseph Nhan O’Reilly utilise l’expression « a global book gap » [Une faille mondiale autour du livre], pour illustrer de manière saisissante les enjeux actuels : un banquet de pépites littéraires est servi d’un côté, quand l'autre fait face à une famine de livres. Si l’éducation est une problématique perçue comme prioritaire, seulement 2% des aides y sont actuellement allouées.

Dans ce contexte, les professionnels du livre et membres d’IBBY ont exposé des actions qui prennent tout leur sens.

Des actes

« We believe in the unlimited power of spiritual forces : love, truth, justice, beauty. Men, ideologies or states that forget even one of those creative energies will not be able to show anyone the way to civilization.» [«Nous croyons en la puissance illimitée des forces spirituelles : amour, vérité, justice, beauté. Les hommes, les idéologies et les Etats qui oublient ne serait-ce que l'une de ces énergies créatives ne seront pas aptes à montrer à quiconque la voie de la civilisation»]. Adriano Olivetti3,cité pendant la conférence.

Les acteurs de terrain évoquent trois grandes finalités pour les actions en direction des enfants :

  • L’accès à des histoires dans sa langue d’origine,
  • L’apprentissage de la langue d’un pays d’accueil
  • Les échanges culturels permettant de bâtir des ponts entre réfugiés et autochtones.

En Allemagne par exemple, cinq langues différentes peuvent être parlées dans un camp, alors que seuls des livres en anglais ou en allemand sont disponibles. Le projet « Book pirates » permet de surmonter la difficulté : des enfants écrivent des histoires qui sont ensuite traduites et diffusées en ligne dans plus de 28 langues. Les bibliothèques allemandes se mobilisent également à travers de nombreuses médiations : écoles d’été, écriture de poésie et de morceaux de slam se multiplient, afin de libérer la parole et de resserrer les liens.

Laurence Faron (Talents Hauts) et Sophie Giraud (hélium).

Pour stimuler l’apprentissage d’une seconde langue, les Pays-Bas ont quant-à-eux initié en 2006 le projet « VoorleesExpress» : des lecteurs bénévoles rencontrent régulièrement des familles de réfugiés pour lire des histoires à voix haute. 13 000 familles ont été concernées par ces échanges.

L’importance fondamentale des partenariats et de la mobilisation des professionnels du livre dans ces entreprises a été mainte fois soulignée. Sophie Giraud, éditrice chez hélium et Laurence Faron aux éditions Talents Hauts ont ainsi présenté le projet « Eux c’est nous », une large initiative interprofessionnelle de publication dont les droits ont été reversés à une association active dans la sensibilisation des populations au traitement des réfugiés et militant pour la défense de leurs droits, la Cimade. D’autres actions en France en faveur des réfugiés – notamment des ateliers en lien direct avec les publics – ont découlé de ce projet.

Par ailleurs, l’association Bibliothèques Sans Frontières a présenté les « Ideas box », ces bibliothèques en kit facilement modulables et transportables dans les zones de conflits. Deux auteurs pour la jeunesse en Belgique et en Serbie, Laila Koubaa et Neli Kodric Filipic, ont ensuite raconté ce que représentait pour elles l’écriture sur et pour les populations déplacées.

Il fut aussi question de partenariats et d’échanges lorsque les sections d’IBBY en Italie, en Suède et en Angleterre ont successivement pris la parole autour du projet international « Silent Books » : des expositions itinérantes de livres sans texte créées à partir des sélections proposées par IBBY dans le monde entier.

L’un des temps forts fut la communication d’Eva Kaliskami pour IBBY Grèce4 qui, dans un pays en pleine crise financière, a fait part de difficultés logistiques auxquelles d’autres volontaires ont pu faire face :

  • les réfugiés sont sur des îles difficiles d’accès
  • il faut une autorisation spéciale pour entrer dans les camps
  • les enfants sont souvent déplacés d’un camp à un autre, d’une semaine sur l’autre
  • le barrage de la langue se fait sentir.

Dans ce contexte tendu et instable, des auteurs ont cédé leurs droits pour que leurs livres soient traduits et des débats interculturels et des activités ont été mis en place, malgré tout.

Pour aller plus loin : Que faire, comment faire ?

Aujourd’hui, afin d’aider les bibliothèques dans leurs acquisitions, IBBY Europe propose sur son site des sélections d’ouvrages dans toutes les langues européennes. Depuis peu, ont été ajoutées au site des sélections de livres dans les cinq langues les plus parlées par les enfants réfugiés : l’arabe, le dari, le farsi, le pashto et l’urdu.

Par ailleurs, le Comité de lecture Monde arabe de Takam Tikou, qui réunit des professionnels de différents horizons (Bibliothèque nationale de France, Institut du monde arabe, Bibliothèques de la Ville de Paris), sous la houlette de la BnF/ IBBY France, a établi une sélection de 100 livres en arabe représentatifs de la richesse de la production contemporaine. La sélection est accompagnée de critiques et de conseils pour aider les médiateurs à se repérer dans les ouvrages pour la jeunesse dont ils ne maîtrisent pas la langue.  

À nous à présent de nous emparer de ces outils, d’en inventer d’autres. Dans une synergie positive, les moments internationaux de partage autour des problématiques rencontrées sur le terrain suscitent de nouveaux questionnements, de nouvelles idées, de nouveaux projets. S'il est impossible de rétablir l’équilibre dans un monde de plus en plus bouleversé, chacun peut contribuer à aider des enfants à grandir, sans perdre leur culture d'origine, dans un pays dont ils doivent apprendre à maîtriser les codes et la langue.

Notes et références

1. IBBY (International Board on Books for Young People) est une organisation à but non lucratif formant un réseau international de personnes qui, dans le monde entier, cherchent à favoriser la rencontre des enfants et des livres.

2. L’ensemble de ces données, ainsi que les communications complètes seront mises en ligne sur le site d’IBBY Europe en septembre 2017.

3. Entrepreneur italien et intellectuel engagé.

4. La vidéo de son intervention est disponible en ligne : https://youtu.be/U07NharlHNQ


Pour aller plus loin

Morgane Vasta est membre d’IBBY France, médiatrice et formatrice en littérature de jeunesse. Chercheuse invitée à la Bibliothèque nationale de France, elle prépare une thèse de doctorat en Littérature comparée, intitulée : Les représentations du roman pour adolescents aujourd’hui (France, États-Unis) : de l’édition à la réception. Son site : https://www.epigrammecollegram.com [Consulté le 21.07.2017].