Suède : les « Albums sans texte » continuent leur chemin

Par Cay Corneliuson, bibliothécaire,, chef de projet d'IBBY Suède pour les livres sans texte et bibliothécaire, manager au Conseil culture Traduit par Hasmig Chahinian
Photographie de Cay Corneliuson

Le projet "Livres sans paroles. Destination Lampedusa", initié en Italie, a inspiré d'autres initiatives dans différentes régions du monde, adaptées aux besoins et aux contraintes locales, notamment dans le cadre de l'accueil des enfants migrants ou réfugiés. Une constante : l'utilisation des "Silent Books" ou albums sans texte placés au centre des activités. En Suède, une action menée en collaboration avec différentes municipalités a donné naissance à un manuel, pour proposer des repères et des idées d'animations. Ce manuel, créé en suédois, a été traduit en anglais et mis à disposition sur Internet. Cay Corneliuson, chargée de ce projet au sein d'IBBY Suède, nous raconte le volet suédois de cette aventure, débutée sur l'île lointaine de Lampedusa.

En 2015, IBBY Suède a décidé d’initier un projet similaire à celui qu’IBBY Italie menait à Lampedusa depuis 2012. À l’époque, nous voulions travailler avec les enfants réfugiés qui arrivaient en Suède. Avec l’aide financière du Swedish Arts Council et de deux fondations privées, nous avons pu acheter des albums choisis pour le projet : 20 titres, en 10 exemplaires chacun. Nombre d’entre eux ont été présentés dans un manuel écrit par la conteuse et professeur de théâtre Rose-Marie Lindfors, de la ville de Skellefteå. Rose-Marie connait bien les albums sans texte et a enseigné le suédois à des réfugiés en utilisant ces albums de manières diverses.

Nous avons contacté six municipalités de villes où nous souhaitions créer des collaborations entre les bibliothèques publiques et les camps de réfugiés. Chaque municipalité a reçu une ou deux caisses de 20 livres et le manuel. Nous avons visité les municipalités et rencontré des représentants des camps et des bibliothèques, pour discuter des manières de travailler sur le projet dans leurs contextes spécifiques. Le manuel défend l’idée que les histoires, dans les albums « silencieux », servent de base pour communiquer, raconter, jouer et improviser. Ce n’est pas la manière traditionnelle d’apprendre une langue, mais il s’agit plutôt de commencer à communiquer par le biais de diverses techniques, de favoriser le plaisir de la littérature et de la lecture et d’encourager les lecteurs à visiter la bibliothèque publique de la ville.

Les acteurs dans les municipalités

Nous avons rencontré un large éventail d’acteurs dans les différentes municipalités, surtout l’organisation Save the Children, l’Église suédoise et des associations culturelles. Dans la ville d’Arvika, les actions en faveur des demandeurs d’asile étaient coordonnées par la Société pour l’Histoire Locale. À Norverg, c’était la bibliothèque publique qui était au centre d’un vaste réseau. Botkyrka, une banlieue de Stockholm avec une population venue d’un grand nombre de pays, n’avait pas de camps de réfugiés, ce qui rendait difficile la prise de contact avec des enfants nouvellement arrivés. Nous avons alors contacté les garderies et les écoles maternelles et c’est dans ces lieux que le projet s'est déroulé. À Stockholm, c’est la bibliothèque mobile pour enfants qui a apporté la caisse de livres dans le camp de réfugiés. En général il a été plus facile de trouver des partenaires et de créer des réseaux dans les localités plus petites.

Le travail des enseignants et des bibliothécaires avec les albums sans texte

Quelquefois, la caisse de livres était utilisée au sein d’animations déjà existantes dans les bibliothèques, comme l’heure du conte ou des ateliers d’artisanat, de chant ou de danse. Ailleurs, on commençait par lire les livres et raconter leurs histoires. Souvent, les livres étaient présents lors des « Cafés pour femmes », des « cafés-couture » ou des « cafés-langue suédoise ». À Sandviken, il existe une « maison littéraire » pour enfants qui propose des activités autour des livres et des histoires. Les animateurs ont organisé des ateliers sur différents livres de la caisse ainsi que des conférences pour les éducateurs. Dans quelques villes, les caisses ont été déposées à la fois à la bibliothèque et dans les camps de réfugiés, ce qui a aidé à créer des ponts entre les deux. À Strängnäs, des photos ont été prises à la bibliothèque et dans le camp et elles ont été exposées dans les deux lieux. Ceci a généré un intérêt et un engagement certains des parents. Il y a eu bien évidemment des difficultés liées aux différences de langue, mais elles ont été gérées et n’ont pas empêché la tenue des activités. Les livres ont permis de tisser de beaux liens plus souvent qu’on ne l’aurait pensé. Selon les bibliothécaires, certains enfants n’avaient jamais, ou presque, lu des livres avec un adulte, et parfois ils n’avaient jamais vu un livre, car ils avaient passé toute leur vie dans des camps. Vu ce contexte, il est clair qui si vous déposez une caisse de livres et vous contentez de la laisser là, cela ne va pas marcher. Il est très important de mettre en place une activité organisée autour des livres, menée par un bibliothécaire ou un éducateur. Dans le cas contraire, si les enfants ne comprennent pas le sens d’un livre, celui-ci ne sera que manipulé et finira en pâte de papier.

La participation des enfants

Durant les animations, dans les bibliothèques, les conversations autour des livres commençaient de différentes façons. Les jeunes enfants comparaient les images qu’ils voyaient à des objets réels de leur environnement – ils utilisaient les « Livres pour tout-petits » que nous avons mis dans les caisses. Les enfants prenaient des objets, comparaient leurs couleurs et les mots les décrivant. Souvent, un parent – en général une mère – était présent et lisait avec les enfants. Parfois, un autre demandeur d’asile s’approchait et commençait à raconter l’histoire. D’autres fois, la conversation amenait les enfants à raconter des histoires sur leur fuite du pays. Une évaluation du projet montre que c’était très facile de capter l’attention des enfants en âge préscolaire, de 4 à 5 ans, et de les amener à faire des associations et à raconter des histoires basées sur les images du livre. Le livre le plus apprécié était Var är tårtan [La Course au gâteau] de Tjé Tjong-Ching.

Les équipes des bibliothèques ont joué le jeu et attiré l’attention des enfants de diverses manières. Les livres les plus aimés étaient Var är tårtan [La Course au gâteau] de Thé Tjong-Khing, Kanin-paket de Lena Andersson, Where is Waldo? [Où est Charlie ?] de Martin Handford, Snögubben [Le Bonhomme de neige] de Raymond Briggs. Ankomsten [Là où vont nos pères] de Shaun Taun était parfois considéré trop sérieux et difficile à lire. L’humour et le loufoque étaient très appréciés !

Par rapport aux attitudes et aux méthodes, tant les bibliothécaires que les bénévoles ont souligné qu’il est important de garder un esprit ouvert et de pouvoir improviser : « Vous ne savez jamais quels enfants vont venir, combien ils seront ou dans quelle situation psychologique », « il s’agit d’avoir un esprit ouvert et de saisir le moment » (ville de Strângnäs). « L’histoire qu’on lisait à un garçon l’a amené à raconter comment il avait fui Mossoul, voyagé à travers plein de pays pour finir à Arvika, et ceci seulement à l’aide d’images de mer et de bateaux accrochées aux murs, de ses mains et de quelques mots en suédois » (ville d’Arvika).

Les albums sans texte sont considérés principalement comme un moyen de créer du contact, d’avoir un point de départ pour dialoguer avec les parents, d’amorcer un jeu, de dessiner et de raconter des histoires. Le degré de partage des langues parlées par les uns et les autres détermine quelles activités peuvent être réalisées. Certains ont remarqué l’importance d’avoir des bibliothécaires ou des éducateurs pour mener les activités.  À Strângnâs, l’équipe a souligné l’impact que le projet a eu sur les enfants et les parents participants, tant à court qu’à long terme. Il crée les bases pour la lecture dès le plus jeune âge et suscite un sentiment de confiance et d’appartenance à la société locale.

Les « Albums sans texte » 2018 en Suède

Les camps de réfugiés sont en train de fermer en Suède à cause des changements dans la politique vis-à-vis de l’immigration. Les enfants réfugiés restés dans notre pays sont maintenant inscrits dans des écoles maternelles ou primaires. En tant que responsable du projet, j’ai été invitée à le présenter à de très nombreuses rencontres et conférences. Ainsi, j’ai rencontré de nombreux bibliothécaires et enseignants que le projet a intéressés et amenés à utiliser les albums sans texte. IBBY Suède a constaté, à travers les informations données par les éducateurs et les bibliothécaires et à travers le groupe Facebook « Albums sans texte Suède » [Silent Books Sverige], que les activités avec les albums sans texte continuent encore. L’une des grandes librairies en ligne suédoises propose une liste spécifique d’albums sans texte, et quelques titres ont été réédités suite à une demande en hausse. Les albums sans texte sont utilisés dans les écoles maternelles et dans les activités proposées à des enfants et des adultes ayant des difficultés d’apprentissage. Nous avons décidé de continuer ces activités et avons reçu un deuxième financement de l’Arts Council. En ce moment, je visite des institutions qui utilisent les albums sans texte, surtout des maternelles travaillant avec des bibliothèques publiques. Nous présenterons un rapport avec des entretiens au cours de cette année.

Il semble que les albums sans texte nous amènent à les utiliser de manières différentes. Ils nous font réfléchir sur la façon dont les images nous affectent, ils nous inspirent pour parler et raconter et ont un rapport avec la mise en récit et l’apprentissage des langues. Nous trouvons réconfortant et un peu surprenant que le concept des albums sans texte se soit tant répandu et ait suscité autant d’intérêt.

Pour aller plus loin

Cay Corneliuson a travaillé comme bibliothécaire pour enfants, consultante en bibliothèques pour enfants et responsable au Conseil Culturel Suédois. Cay est convaincue que l'accès à la littérature fait une énorme différence dans la vie et elle veut faire prendre conscience de ce fait et inspirer l'envie de lire au enfants. Pour elle, la littérature est une forme d'art, une source d'expériences et de développement personnel. Elle est également intéressée par les problématiques des bibliothèques publiques. Cay Corneliuson est membre du Conseil d'IBBY Suède.