La Bibliothèque de rue, une « bulle de confort » ouverte sur le monde

Par Julie Clair-Robelet, rédactrice en chef du Journal d’ATD Quart Monde
Photographie de Julie Clair-Robelet

Ils sont chaque semaine près de 400 animateurs et animatrices du Mouvement ATD Quart Monde, à installer une couverture et beaucoup de livres au pied des immeubles, dans des squats, des bidonvilles, sur un peu d’herbe, du béton ou un terrain vague, partout en France. Espace de créativité et de lien social, les Bibliothèques de rue sont un lieu privilégié pour accéder aux livres, mais aussi pour s’ouvrir à d’autres modes d’expression.

Quelques petits tabourets bleus, une couverture et des livres pour tous les goûts. Cela fait presque trois ans que les animateurs de la Bibliothèque de rue de Reims s’installent, deux heures chaque semaine, au cœur du quartier Croix-Rouge de cette ville de l’est de la France. Leur venue est maintenant très attendue par les enfants, mais au départ il a été nécessaire d’aller les chercher en faisant du porte-à-porte dans les immeubles voisins. Patiemment, les membres de la Bibliothèque de rue se sont fait connaître. « Cela ne peut pas se faire autrement, parce que les parents n’ont pas envie de confier leurs enfants à des inconnus qui passent. C’est vraiment une aventure au début », explique Pascale Laurent, animatrice.

Cette aventure a commencé en 1968 dans le bidonville de Noisy-le-Grand, près de Paris, sous l’impulsion de Joseph Wresinski, le fondateur d’ATD Quart Monde. Ce Mouvement international non gouvernemental et sans affiliation religieuse ou politique, aujourd’hui présent dans plus de trente pays, rassemble celles et ceux qui veulent s’engager pour mettre fin à l’extrême pauvreté et construire une société plus juste, qui respecte les droits fondamentaux et l’égale dignité de tous. Agissant sur le terrain avec les personnes en situation de pauvreté, ATD Quart Monde rompt avec les pratiques d’assistance et mène de nombreux projets pensés et construits avec les personnes concernées.

 

Une adulte lit un livre à deux enfants dans un parc.

Les Bibliothèques de rue visent à combattre l’exclusion en favorisant l’accès à la lecture et la rencontre entre personnes d’origines sociales différentes. Quand ils voient arriver les animateurs d’ATD Quart Monde dans leur quartier, beaucoup d’enfants sont d’abord méfiants. Le livre représente parfois pour eux un objet de peur et un symbole d’échec. La Bibliothèque de rue peut les réconcilier avec la lecture, qui reste un savoir essentiel, un de ceux qui assurent une circulation du sens entre les personnes et leur environnement. Mais elle va bien au-delà d’un simple moyen « d’accès à la culture », explique l’équipe de la Dynamique Enfance d’ATD Quart Monde.

Un cadre sécurisant

Avant de s’installer dans un quartier, les membres de la Bibliothèque de rue rencontrent des acteurs de la ville pour mieux connaître l’environnement et savoir si les habitants peuvent avoir ou non accès à une offre culturelle. Un temps de préparation « fondamental », pour Laurent Lehuen, animateur à la Bibliothèque de rue de Lunéville, une ville moyenne du nord-est de la France. En s’installant dans un quartier très dégradé, ils ont d’abord été touchés par la réaction des enfants : « Ils tenaient eux-mêmes à ce que la Bibliothèque de rue soit un beau lieu. » Lors des premières séances, un enfant a ainsi pris l’initiative d’apporter un sac poubelle et de ramasser « tous les trucs moches qu’il y avait autour, les bouts de verre, les mégots, les vieilles boîtes de conserve… C’était extraordinaire, il a compris qu’on voulait que ce soit un endroit qui honore les enfants », se souvient Laurent Lehuen. Lorsque l’équipe arrive avec son chapiteau, « quatre poteaux, un toit blanc pointu et ouvert aux quatre vents, par tous les temps », des cris fusent : « Il y a les livres ! » Des enfants débarquent alors de partout.

Pour l’équipe de la Bibliothèque de rue de Lunéville, l’essentiel est de tisser des liens de qualité avec les familles et les enfants. « On arrive avec une petite bulle de confort, on essaye de créer une atmosphère un peu feutrée dans laquelle les enfants vont avoir envie de se poser. Une belle natte, des coussins colorés qu’on a fabriqués nous-mêmes, des petits bancs en bois », décrit François Fisson, animateur. Un « cadre sécurisant » est mis en place dans ce lieu ouvert, afin de permettre à chacun d’avoir un regard sur ce qui se vit.

 

Des enfants lisent ou discutent, installés sur un tapis coloré, dans un parc

Oser la rencontre

Les animateurs et animatrices veulent avant tout avoir une présence de qualité auprès des enfants. « Pour nous, les livres les plus précieux de la Bibliothèque de rue, ce sont les enfants, avec les histoires qu’ils apportent. Nous essayons vraiment de tourner les pages de leurs histoires très soigneusement », souligne François Fisson.

Le défi est d’aller au-devant de ceux qui ne viennent pas spontanément. L’animateur se souvient ainsi d’un enfant qui restait à l’écart. Les autres avaient dit : « Lui, c’est pas la peine, il ne parle pas. » Et pourtant, dès le départ, il a aidé l’équipe à s’installer. « Même s’il ne parle pas beaucoup, grâce au livre, il réagit, s’exprime de plein d’autres façons que par le langage. » Quand la séance de Bibliothèque de rue se termine, les animateurs, en croisant les adultes, « essayent le plus possible de leur refléter la beauté de leurs enfants ».

La Bibliothèque de rue est aussi l’occasion de créer un espace de rencontres avec les habitants d’un quartier. Pour Christine Géroudet, volontaire permanente d’ATD Quart Monde en Alsace, une région du nord-est de la France, il est ainsi nécessaire que des animateurs restent disponibles pour aller vers les adultes qui passent et vers ceux qui regardent, du haut de leurs fenêtres, sans oser venir ou en avoir la possibilité. « Chaque samedi, je suis émerveillée de voir à quel point le fait d’oser la rencontre est important. Cela crée des liens merveilleux », constate-t-elle. Elle précise qu’il ne s’agit pas de « rentrer dans l’intimité des gens. Si on dérange ou que quelqu’un n’a pas envie de nous ouvrir, ce n’est pas grave. Il n’y a pas de façon de faire, il y a une façon de croire que la rencontre, ça vaut la peine. »

À la Bibliothèque de rue de Pontoise, près de Paris, un grand-père se souvient ainsi de ses « réticences » quand il a vu arriver l’équipe d’ATD Quart Monde. « Des gens que l’on ne connaît pas et qui viennent bénévolement, on n’a pas l’habitude. Mais ils sont venus nous parler et ça, c’est énorme. Ils nous ont expliqué leur projet », témoigne-t-il. « Nous, on a été rejeté à l’école. Il y en a pas mal qui ne savent pas lire et écrire, mais là on ne veut plus ça. On est des gens du voyage ou de cité et on veut que nos enfants sachent lire, écrire, aient un boulot », ajoute-t-il.

 

Une adulte lit un livre à deux fillettes, installées par terre dans un parc.

Gérer les imprévus

Tout n’est cependant pas toujours simple et il est aussi nécessaire, de temps en temps, de gérer les imprévus ou les conflits. Parfois, les enfants ne viennent pas ou s’éparpillent d’un coup, parce que l’un d’eux a proposé une autre activité. L’ambiance dans le quartier peut aussi rendre difficile une installation sereine. Ainsi, à Lunéville, la Bibliothèque de rue vit souvent « dans un boucan d’enfer, avec des jeunes qui viennent tester leur mobylette jusqu’à la limite de la natte », décrit François Fisson. L’équipe a « tiré un certain nombre de leçons » de ces situations compliquées. « Nous sommes simplement des hôtes dans ce quartier. Certains habitants nous accueillent avec respect et bienveillance, d’autres nous tolèrent et d’autres nous font sentir que nous sommes des étrangers, des "gadjé", et que nous sommes sur leur terrain », explique l’animateur.

Une adulte lit un livre à une fillette. Extérieur.En mars 2020, quand le confinement a été annoncé dans le pays, ATD Quart Monde a cherché des moyens de maintenir avec les enfants, et leurs familles, les liens de qualité patiemment tissés depuis souvent des mois, voire des années. À Noisy-le-Grand, en banlieue parisienne, où ATD Quart Monde accompagne notamment une cinquantaine de familles dans un centre d’hébergement et de réinsertion sociale, deux animateurs ont organisé des lectures au pied des immeubles. À Nogent-le-Rotrou, petite ville à l’ouest de Paris, les animateurs de la Bibliothèque de rue ont aussi voulu continuer à lire. Pour cela, ils ont créé une chaîne Youtube, « Radio Mujo », où ils ont mis en ligne des vidéos dans lesquelles ils lisaient les histoires préférées des enfants, comme La grenouille à grande bouche, Docteur Loup, M’Toto… Avec les héros de ces albums, ils franchissaient ainsi les murs et s’invitaient chez les enfants confinés, pour le plus grand bonheur des petits et des grands.

Lorsque le confinement a été levé, fin mai 2020, les animateurs des Bibliothèques de rue ont hésité sur la démarche à suivre, car les consignes sanitaires restaient très strictes. Rompre l’ennui des enfants, qui reprenaient alors plus ou moins le chemin de l’école, cela semblait indispensable dans des quartiers où les activités n’avaient pas encore redémarré. Mais impossible de lire côte à côte, comme d’habitude, ni de se passer les livres de main en main… À Reims, le choix a été fait de revenir au plus vite au sein du quartier Croix-Rouge. Pour la première séance, début juin, une seule histoire, le conte du Roi et de l’Oiseau, a été choisie comme support à cet atelier dédié à la liberté retrouvée. La Bibliothèque de rue a ainsi repris, modestement et joyeusement, renouant les liens entre les enfants et les animateurs, heureux de se retrouver et de retourner à une vie plus normale.

 

Être à l’écoute

Les livres apportés pendant les Bibliothèques de rue ne sont pas censés être « une réponse à un besoin, mais plutôt une porte ouverte vers plus de liberté, au service de la relation, une voie pour révéler potentiels, désirs, goûts, singularités. C’est un outil pour se construire, non pour réparer autrui », rappelle l'équipe de la Dynamique Enfance d’ATD Quart Monde. Chacun apporte ainsi son identité, son histoire et sa sensibilité autour d’un ouvrage et c’est ce qui permet l’échange. « Pour moi, la culture, ce sont les gens que l’on rencontre. Chacun est différent et c’est cela qui est enrichissant. Tout le monde a une culture. On raconte tellement aux gens pauvres qu’ils n’en ont pas, qu’ils en sont persuadés », témoigne Marion Navelet, aujourd'hui engagée avec ATD Quart Monde après avoir connu elle-même la pauvreté. « Les droits culturels, c’est être reconnu dans ce que l’on est, dans son identité », ajoute-t-elle.

Le livre permet par ailleurs de s’ouvrir à d’autres modes d’expression. « Il peut être une invitation à écrire, créer, organiser des spectacles, des expositions, des jeux, des événements », indique ATD Quart Monde. Les animateurs de Bibliothèques de rue ne sont donc pas là pour apprendre à lire aux enfants. « On ne dit pas aux parents : c’est bon pour vos enfants, ça va leur faire du bien. On ne sait pas ce que ça va leur faire, mais on invite à découvrir cette proposition et nous sommes à l’écoute des réactions des gens », explique Christine Géroudet, volontaire permanente en Alsace.

Trois enfants regardent des albums dans un parcPendant une Bibliothèque de rue, les animateurs et animatrices doivent ainsi être à l’affût. À l’affût de ce qui est dit, mais aussi de « ce qui n’est pas dit », explique Hélène Deswaerte, volontaire permanente d’ATD Quart Monde et animatrice de Bibliothèques de rue dans le nord de la France. « Quand un enfant est en retrait, a beaucoup de difficultés à entrer en interaction avec les autres, c’est important de le noter. A contrario, un enfant qui va occuper l’espace, accaparer l’adulte, peut aussi exprimer un besoin d’attention », résume-t-elle.

Il ne s’agit donc pas seulement de lire un livre, mais aussi de voir comment l’enfant reçoit cette lecture, si sa concentration se développe au fil des séances, s'il prend confiance en lui, choisit lui-même des ouvrages… Beaucoup d’animateurs et d’animatrices de Bibliothèques de rue constatent que de nombreux enfants se disent que ce n’est pas pour eux, qu’ils ne vont pas y arriver. Hélène Deswaerte conclut : « Le fait de croiser sur son chemin des personnes qui pensent autrement et offrent un éventail de possibilités, cela peut ouvrir des portes. »

 

Pour aller plus loin

Une formation en ligne pour tout savoir sur les Bibliothèques de rue

Aquarelle - enfants lisant sur un tapisPour rassembler les expériences des animatrices et animateurs de Bibliothèques de rue et donner à chacun « des clés pour créer et animer un espace de liberté, d’invention, de rencontres », ATD Quart Monde a lancé en janvier 2022 un Mooc, c’est-à-dire une formation en ligne gratuite et ouverte à tous. Facile d’accès et d’utilisation et construit autour de courtes vidéos filmées au cœur des Bibliothèques de rue, il dresse un panorama très large de cette action emblématique d’ATD Quart Monde. De la définition des Bibliothèques de rue à la question du choix du lieu d’implantation, en passant par le lien avec les familles, mais aussi la place du livre, le multilinguisme ou encore l’ouverture vers des structures du quartier, il constitue une base solide pour se lancer dans l’aventure des Bibliothèques de rue. Pour s’inscrire : moodle.atd-quartmonde.org/
 

  • Journaliste depuis 2008, Julie Clair-Robelet est rédactrice en chef du Journal d’ATD Quart Monde depuis mars 2019. Ce mensuel fait connaître l’actualité et les actions d’ATD Quart Monde en France et dresse le portrait de celles et ceux qui s’engagent pour mettre fin à l’extrême pauvreté et construire une société plus juste. Elle est également l’auteure, avec le dessinateur Damien Roudeau, de Déclics. Le jour où ils se sont engagés, aux Éditions Quart Monde, dans lequel quinze femmes et hommes racontent l’élément déclencheur de leur engagement.
     
  • Site internet d’ATD Quart Monde : https://www.atd-quartmonde.fr/ [Consulté le 6 février 2022]

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