Entre oralité et numérique, quelle place pour la lecture aux Émirats arabes unis?

Marianne Kennedy, Responsable des programmes culturels du Salon international du livre d’Abou Dhabi
Trois femmes, installées dans des fauteuils, discutent dans le cadre d'un forum de discussion à Abou Dhabi. © ADIBF 2011.


Comment donner le goût du livre et de la lecture, à l’ère de Facebook, aux enfants émiriens vivant dans une société valorisant l’oralité ? Quelles animations proposer, quels outils utiliser ? Comment favoriser la production d’une littérature de jeunesse de qualité et professionnaliser les acteurs de la chaîne du livre ?

Marianne Catalan Kennedy, responsable des programmes culturels du Salon international du livre d’Abou Dhabi, présente les actions de promotion du livre et de la lecture mis en place par Kitab1, co-entreprise organisatrice de ce Salon à vocation régionale et internationale.

La place de la lecture dans les émirats arabes unis

La place de la lecture est une question de premier plan pour le monde de l’édition et tout particulièrement pour des institutions telles que Kitab qui organise – entre autres – le Salon international du livre de Abou Dhabi. S’il est évident que le livre en tant qu’objet est complété – parfois même dépassé – par les formats électroniques, l’engouement pour le numérique ne s’accompagne pas forcément d’un accroissement du nombre des lecteurs de fiction. On ne peut que le constater : les gens lisent de moins en moins. Cette tendance générale se confirme en particulier aux émirats arabes unis où il s’avère que, non seulement la population se désintéresse de la lecture, mais semble aussi ignorer le patrimoine littéraire arabe, préférant souvent lire en anglais ou en français. Cela est d’autant plus vrai pour les nouvelles générations qui ont plus de difficulté à lire en arabe. La raison tient au fait que les parents, soucieux du succès professionnel de leurs enfants, souhaitent qu’ils maîtrisent parfaitement les langues étrangères, notamment l’anglais2.

La jeunesse locale (composée d’Émiriens, d’enfants de ressortissants des pays arabes et asiatiques voisins et d’expatriés occidentaux) est, comme partout ailleurs, extrêmement sensible au développement des derniers outils technologiques ; elle connaît mais fréquente rarement le monde des livres. Les bibliothèques de quartier ne commencent que depuis peu à voir le jour, les librairies n’ont pas pignon sur rue, et rares sont les foyers dotés d’étagères remplies de livres… Il a toujours existé, dans la culture du Moyen-Orient, une certaine réticence envers la lecture : cela est dû en partie au caractère oral de la sociabilité des peuples arabes, plus à leur aise dans les relations interpersonnelles. C’est pour cela qu’ils préfèrent une relation à l’écrit de type social et participatif, comme en témoigne la fulgurante popularité des forums sociaux sur Internet, tel que Facebook, dont les membres peuvent discuter ensemble et en temps réel. Tout effort de promotion de la lecture se doit donc de prendre en compte l’aspect social de cette activité, plus que son côté intime, personnel et solitaire.

Comment encourager la lecture ?

Dans cette perspective, l’une des missions du Salon international du livre d’Abou Dhabi est de proposer des activités littéraires conviviales au plus grand nombre de personnes possible, par le biais de programmes éducatifs et culturels inspirants et attrayants. Ainsi, les rencontres avec des auteurs arabes, anglophones ou autres, sont un moyen de rendre le monde de la littérature plus accessible. Entendre un écrivain parler de son travail et de sa vie, mais aussi lire des passages de ses propres œuvres, ne peut qu’inspirer des écrivains en herbe. Il est évident cependant que, pour être attractif, notre programme culturel se doit de proposer des activités originales et nouvelles. C’est pour cela que nous avons décidé d’ouvrir la porte au théâtre en produisant, lors de notre dernière édition, une représentation composée de monologues tirés de pièces écrites en arabe, anglais, français et russe, afin de souligner le rapport entre la performance d’acteur et les livres d’où sont tirés les monologues. Nous avons également organisé un concert de musique de rap arabe, en présentant ce moyen d’expression comme de la poésie moderne. La poésie est d’ailleurs l'un des éléments majeurs du programme culturel – elle a même droit à un espace qui lui est spécifiquement dédié, le Poetry Forum. La poésie est en effet particulièrement importante pour les Émiriens : les histoires se sont d’ailleurs toujours transmises par le racontage plutôt que par l’écrit. Les séances de récitation par de grands poètes arabes contemporains ont connu un fort succès auprès du public, tout comme la séance de « micro-ouvert » où chaque personne qui le souhaitait pouvait réciter un texte personnel ou une poésie choisie dans le patrimoine littéraire mondial. L’édition 2012 du Salon du livre verra le lancement d’un nouveau lieu, The Tent, qui aura pour vocation d’accueillir ce genre d’activités, dans un cadre plaisant et informel où le public pourra se sentir à l’aise et en confiance.

La programmation jeunesse

Des rencontres

Le Salon international du livre d’Abou Dhabi invite de nombreux auteurs de livres pour la jeunesse, qui s’adonnent avec enthousiasme à des séances de lectures pour les jeunes, en arabe et en anglais. D’autres auteurs animent des rencontres plus particulièrement réservées aux adolescents, sur des thèmes tels que « Comment je suis devenu écrivain ? » ou encore « Comment fabrique-t-on un livre ? ». Les enfants ont aussi pu prendre part à des ateliers de travaux pratiques leur permettant, par exemple, de confectionner leurs propres livres.

Parallèlement au Salon du livre, un groupe d’écrivains participant à la programmation culturelle va à la rencontre des étudiants d’une université locale, répondant ainsi à l’invitation des responsables de la vie étudiante.

Des concours

Par ailleurs, le Salon du livre organise, chaque année, un concours de lecture à haute voix impliquant les écoles publiques et privées émiriennes. Des livres offerts par Abu Dhabi Authority for Culture and Heritage sont distribués dans les établissements participant à la compétition, visant des écoliers âgés de neuf à dix ans. Ces derniers choisissent un passage d’un texte et s’entraînent à le lire à haute voix, en amont du Salon du livre. La finale de cette compétition a toujours lieu pendant le Salon et le vainqueur est désigné par un éminent auteur arabe. En 2011, c’était l’écrivain palestinien Mahmoud Shuqair, lauréat du prix Mahmoud Darwish3. La dernière édition de cette compétition a été lancée en octobre 2011 et plus de 1000 élèves y participent.

Kitab encourage non seulement la lecture, mais aussi l’écriture. Nous nous associons avec M Magazine qui paraît chaque samedi avec le quotidien local, The National, pour organiser un concours de nouvelles ; le gagnant, choisi parmi cinq finalistes, est désigné lors du Salon du livre par l’un des auteurs invités dans le programme culturel. Cette année, ce fut Haïfa Zangana, écrivain et activiste irakienne de renom, qui a remis le premier prix.

Encourager l’achat de livres

Les écoliers, lycéens et étudiants ont également l’occasion d’acheter des livres lors du Salon en utilisant des coupons émis grâce à un don généreux du Sheikh Mohammed Bin Zayed, réparti harmonieusement entre les différents établissements scolaires d’Abou Dhabi par l’intermédiaire de Kitab.

Promouvoir la lecture en dehors du Salon d’Abou Dhabi

Les activités de Kitab ne se cantonnent pas seulement au Salon du livre annuel à Abou Dhabi ; un événement similaire est organisé tous les ans, bien que sur une échelle beaucoup plus modeste, dans la ville de Al Ain, dans un souci d’atteindre un public qui n’a pas forcément l’occasion de se rendre dans la capitale. Les exposants présents offrent aux écoliers qui visitent le Salon du livre « Al Ain Reads » l’occasion d’acheter des livres ; auteurs, poètes et artistes variés ajoutent à ce programme une touche culturelle bienvenue. L’une des activités les plus populaires, lors de cet événement, reste la bourse aux livres : c’est un excellent moyen pour découvrir gratuitement de nouveaux livres en les échangeant contre d’autres. Ces Book Exchanges sont très demandés et récompensent fortement tous les efforts de Kitab visant à promouvoir la lecture !

Jusqu’à l’année dernière, une des activités phares de Kitab était le Kitab Bus, un bibliobus qui se rendait d’école en école, aussi bien à Abou Dhabi qu’à Al Ain, pour motiver les enfants à lire dans un cadre original et plaisant. Ils avaient l’occasion d’y trouver une grande quantité d’ouvrages illustrés et d’écouter des adultes (enseignants, personnalités locales) leur lire des histoires. Les multiples requêtes émanant de parents et d’établissements scolaires pour le retour de ce bus sont une preuve encourageante que tous les efforts visant à promouvoir la lecture à Abou Dhabi finissent par payer, et que le désir de lire est présent en chacun de nous dès le plus jeune âge ; aux adultes, et à Kitab, d’entretenir cette flamme, en facilitant l’accès du public aux livres !

Professionnaliser le monde de l’édition

Enfin, Kitab a également pour mission de professionnaliser le monde de l’édition arabe en organisant de nombreuses activités destinées aux différents acteurs de la chaîne du livre (éditeurs, illustrateurs, diffuseurs). Pour ce qui est du domaine de la jeunesse, nous encourageons une production de livres de qualité – tant au niveau de la forme que du contenu – pour attirer les jeunes lecteurs.

Cette année, le Salon du livre d’Abou Dhabi a ouvert ses portes aux illustrateurs et graphistes qui avaient la possibilité d’exposer leurs œuvres et d’offrir leur savoir-faire dans le « Illustrators’ Corner». Des conférences sur la conception de couvertures ou encore sur la qualité des illustrations avaient pour objectif de sensibiliser les éditeurs à l’importance de l’aspect visuel du livre. Des séances de rencontres permettent aux différents acteurs de nouer des contacts en vue de futures coopérations. Lors de son lancement en 2011, le « Illustrators’ Corner» a connu un grand succès tant auprès du public général que des professionnels du livre. En 2012, nous allons étendre l’invitation aux typographes, aux auteurs et aux éditeurs de bandes dessinées.

Notes et références

1. Kitab [livre] est une co-entreprise créée en 2007 suite à un accord entre Abu Dhabi Authority for Culture and Heritage (ADACH) et la Foire du livre de Francfort. Le Salon international du livre d’Abou Dhabi a été créé par Kitab qui l’organise chaque année.

2. Il convient de noter que, parmi les générations d’adultes arabes, et notamment les Émiriens, ceux qui lisent le font en arabe, et les titres les plus demandés sont des manuels de développement personnel.

3. Prix décerné par la Fondation Mahmoud Darwish, basée à Ramallah (Palestine). Doté de 25 000 dollars américains, ce prix récompense un créateur palestinien, arabe ou de toute autre nationalité qui se distingue par l’excellence de son travail de création aux niveaux artistique, national et humain. Il peut être décerné à des Institutions.


Pour aller plus loin

Le Site de Kitab. [Consulté le 14.11.2011]
 


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