Etranges îles: rencontre avec l'illustratrice Solen Coeffic
Solen Coeffic est une jeune illustratrice d’albums pour enfants qui sait s’inspirer de ses rencontres avec les enfants mais aussi avec des adultes pour raconter des histoires que le jeune public apprécie. La publication de son dernier album sensible et poétique L’Étrange nuit de Mahiya est l’occasion de s'entretenir avec elle et de mieux comprendre son travail.
Vous avez une formation de graphiste et avez beaucoup travaillé dans la communication et la publicité. Comment cette formation vous a-t-elle amenée à l’illustration ?
En réalité, c’est l’inverse : c’est l’illustration qui m’a amenée au graphisme. L’illustration pour moi c’est expérimenter, créer et surtout inventer des mondes … Enfant, je plongeais sans fin dans mes lectures, qui nourrissaient mon imaginaire. Le dessin et la peinture étaient déjà très présents, mais je ne pensais pas qu’on pouvait en faire son métier. C’est bien plus tard que j’ai connu le métier de graphiste, j’avais besoin de compléments techniques. J’ai fait l’École d’arts appliqués Pivaut à Nantes. A travers le graphisme j’ai appris à conceptualiser, à donner du sens à travers la couleur, le rapport texte/image, le dessin, la peinture et à utiliser également les outils numériques.
Cette formation m’a également aidée à avoir une vue d’ensemble sur le livre : la maquette, la mise en page avec notamment des cours spécifiques sur la couleur.
J’ai alors travaillé dans la communication et la publicité sur des projets très variés intégrant la plupart du temps l’illustration. Cela a contribué à former mon regard, à développer une certaine sensibilité et un sens esthétique. Aujourd’hui je développe surtout mon travail d’illustratrice, autour des livres notamment, une facette plus artistique et qui permet plus de liberté et d’explorations.
Il s’agit d’un long cheminement de pratique pour développer mon propre style, les apprentissages se sont faits au fur et à mesure des dessins, des albums. L’apprentissage n’est jamais fini, j’ai l’impression d’apprendre toujours et c’est ce que j’aime.
Quelles sont vos sources d’inspiration pour arriver à l’illustration pour enfants ? Votre enfance ou l’univers de l’île de La Réunion vous inspirent-ils ?
Née à La Réunion à moitié créole et bretonne, j’ai grandi en Polynésie, à Madagascar puis à Djibouti. C’est ce métissage et cette rencontre avec les différences et l’inconnu qui m’inspirent.
J’aime rechercher des images comme un langage universel.
La Réunion, où je vis actuellement, est une source d’inspiration inépuisable, la végétation, sa palette de couleurs. Je me promène en général avec un carnet où je dessine au trait en noir les lignes graphiques, sculpturales mais aussi au pastel ou aux crayons de couleurs, je retranscris les effets de matières. Lors de longues marches matinales au bord du lagon, je dessine les frissons sur la surface de l’eau, les lignes d’algues laissées sur le rivage, j’essaie de capter les mouvements sur le papier.
Les hauts de l’île m’inspirent différemment, lors de ma dernière randonnée dans le cirque de Mafate par exemple, trois jours intenses (j’ai le vertige !!!), je voyais partout le personnage de mon prochain album, dans les formes montagneuses, les cascades, l’ambiance mystérieuse et presque inquiétante quand la brume descend sur la falaise…
Tout ce qui m’entoure m’inspire, les gens que je rencontre, les situations, la vie m’inspire. J’essaie d’’insuffler aussi dans mes illustrations un esprit que je retrouve dans ma pratique du Gi Gong ou du nippon Kempo, j’expérimente tout ça et alimente mes recherches graphiques et créatives. J’aime faire des images contemplatives mais qui expriment le mouvement. Mes nouveaux projets artistiques tournent autour du geste, du mouvement du corps, des sensations…
Le fil conducteur de mon travail a toujours été le livre.
Pourquoi illustrer des albums pour la jeunesse ?
Illustrer des albums de jeunesse c’est pour moi garder un regard d’enfant sur les choses, être constamment dans la découverte.
Je mène avant tout une recherche artistique personnelle à travers différentes techniques (dessin, peinture, numérique, illustration, papier…) et j’essaie d’injecter ces petites découvertes dans mes albums, j’aime sentir que j’évolue, je cherche encore à progresser dans ma pratique.
Sur le dernier album sorti aux éditions Orphie L’étrange nuit de Mahiya en collaboration avec Malo Griès, l’éditeur nous a laissé carte blanche. Après avoir imaginé l’histoire ensemble, Malo Griès a peaufiné le texte, j’ai réalisé les premières illustrations, échangeant sans cesse sur le conte et faisant évoluer texte et images en même temps; nous avons présenté le « chemin de fer » à l’éditeur qui a adopté le projet, me permettant alors de finaliser les illustrations.
L’album de jeunesse est un terrain favorisant l’exploration artistique : les possibilités de formats, de techniques sont très variés, une grande place est laissée à la créativité. Le livre reste un support intéressant, même s’il y a la contrainte du texte. En opposition avec la communication et la publicité où l’on doit plonger dans l’univers du client, l’album permet une expressivité en lien avec l’art.
Comment se construisent vos projets d’albums ? Comment se fait le travail en amont puis le travail avec l’éditeur ?
Mes projets d’album se construisent sur du long terme, et attendent de trouver les éditeurs qui leur correspondent. Parfois c’est l’éditeur lui-même qui me contacte pour me proposer un projet.
C'est le cas de l'éditeur Océan Jeunesse qui m’a contacté afin de réaliser un imagier, l’ABCVert de mon île qui a été rapidement suivi par l’ABCMer. Pour ces albums documentaires, j’ai travaillé sur les motifs et la matière, en mixant les techniques et en jouant sur la composition de l’image. Je ne voulais pas de quelque chose de statique, il fallait que ça raconte une histoire.
Pour Zoé et la tortue et L’Étrange nuit de Mahiya c’est un peu différent: j’ai imaginé une dizaine de portraits d’enfants chacun accompagné d’un petit animal hybride. L’histoire de ces personnages s’est imposée en peignant, puis la rencontre avec Malo Griès a été déterminante. Auteur de pièces de théâtre pour adultes, son écriture fine et intelligente, sensible et percutante m’a plu immédiatement. Nos univers pourtant très distincts se sont harmonisés naturellement…
Pour les albums jeunesse j’utilise des techniques mixtes : peinture acrylique, aquarelle, crayon de couleur, dessin à l’encre… J’aime prendre mes pinceaux, sentir la matérialité de la peinture, du papier, de l’outil. J’aime bien tester de nouvelles techniques, de nouveaux crayons, la même patte est là, le même esprit, mais après j’aime bien surprendre et me surprendre, et expérimenter. Mais selon le projet d’illustration, le numérique ou le mélange des deux techniques peuvent aussi intervenir comme par exemple avec Les Ogres de Barbara de l’auteur fonkézèr (poète) Teddy Iafare Gangama. Le projet s’y prêtait.
Pouvez-vous nous en dire plus sur votre dernier album L’Étrange nuit de Mahiya ?
Pour moi, l’illustration et la création en général, c’est s’interroger constamment, expérimenter, évoluer, se surprendre…dans L’Étrange nuit de Mahiya je trouve que le texte et l’image se répondent, l’un ne peut être exister sans l’autre, il me semble qu’avec Malo Griès on a trouvé le juste équilibre sur cet album et en très peu de mots, il dit l’essentiel.
L’album est parti d’une de mes illustrations, celle d’une petite fille qui suspend les draps, du lémurien et de sa queue-liane de passiflore, l’aspect sensoriel était important. On a laissé reposer cette histoire quelque temps, car elle paraissait assez étrange et peut-être compliquée pour les enfants.
Et puis il y a eu cette rencontre marquante dans un collège. Ce garçon de 12 ans qui perdait la vue au fil du temps. Il m’a parlé de son besoin de dormir avec une veilleuse, il se sentait ridicule d’avoir peur du noir à son âge… Suite à cette rencontre, de nombreuses questions sur ce monde sans images sont apparues. L’illustration de la petite fille et de son lémurien ont alors ressurgi, la thématique de la peur s’est imposée comme une évidence dans cet album qui, même s'il n'est pas une réponse, car il n’y en a pas, est un album joyeux, sensible et je l’espère, qui éveille les sens.
C’est donc à partir d’interrogations sur le monde dans lequel vivait cet enfant, sans image alors que je baigne totalement dans l’image et dans la couleur, que l’album est né.
Les sujets abordés dans mes albums sont souvent du ressenti, je n’ai pas d’objectif ni de volonté de transmission.
Quels sont vos autres domaines d’activité en complément de l’illustration d’albums ? L’animation a-t-elle une grande importance ?
Les ateliers artistiques avec les enfants me permettent de partager des moments autour du livre et de la création, dans les médiathèques mais aussi avec les scolaires en lien avec un projet de classe. Cela me permet d’avoir leur regard sur le livre, de chercher de nouvelles idées, en observant comment ils réceptionnent telle image, tel mot... Je fais faire un travail commun en général pour que ce soit plus dynamique et stimulant pour eux.
Les enfants posent beaucoup de questions, c’est assez drôle, un vrai moment de partage. Ils sont un peu intimidés, ils ont un peu d’appréhension au début, mais l’idée est de leur montrer que l’on peut aborder le livre avec facilité, à partir de son contenu mais aussi de sa forme, de sa matérialité. Un jour, après un atelier artistique un enfant m’a demandé « comment on faisait la peau d’un livre". J’aime cette idée de livres, d’objet organique qu’ils expérimentent et ressentent lors des ateliers.
Beaucoup de médiathèques me sollicitent pour rencontrer les enfants, et soutiennent ainsi mes projets, les établissements scolaires également, ce qui me permet d’accompagner la sortie des livres, d’en faire la médiation, et d’échanger avec les enfants, c’est toujours un moment très joyeux.
J’aimerais élargir le public des ateliers, des animations à un public d’adultes, j’ai déjà fait quelques ateliers où les parents étaient présents, je leur propose de participer mais les adultes sont plus exigeants envers eux – mêmes et pensent au résultat, alors que ce qui est intéressant c’est le processus, c’est être dans l’expérience pour aller plus loin ensuite. Ils n’arrivent plus difficilement à se laisser aller.
Quels sont vos projets en cours et à venir ?
J'ai de nombreux projets dans les tiroirs et à venir, dont un livre pour les bébés, mais aussi des albums, des livres d’artiste et des expo-scénographie qui mixent les disciplines…
L’un de mes projets est un album 1,2,3 rouge colère, un travail de recherches sur l’accumulation de cocottes en papier. Le processus de création de l’album a été présenté avec les premières planches illustrées à Zistoirs en cubes dans la ville de St Paul à la Réunion, le commissaire d’exposition en est Claudine Serre. L’exposition a accueilli plus de 4000 visiteurs sur plusieurs mois. Je développe en ce moment sur la thématique de la peur et des cocottes, un parcours sensoriel qui mobilise le geste, la danse, les mouvements, en collaboration avec une costumière talentueuse. L’idée est de proposer une lecture interactive en expérimentant l’album de manière créative. Pendant la période d'exposition trois médiateurs accueillent le public autour de l’histoire et j’anime régulièrement des ateliers artistiques autour de ce projet de livre, avec des scolaires, des enfants de centres aérés et des visiteurs. L’idée est de proposer au lecteur d’expérimenter le livre en agissant et en créant…
Pour aller plus loin
Biographie
Solen Coeffic est née à La Réunion, a vécu son enfance en Polynésie, à Madagascar, à Djibouti, puis a quitté l’île pour faire ses études à l’École d’arts appliqués à Nantes. Elle vit aujourd’hui à La Réunion après avoir travaillé à Mayotte, et navigue entre le design textile, le graphisme et l’édition jeunesse. Elle complète actuellement sa formation avec le Master de l’Université du Maine sur la littérature de jeunesse avec un travail portant sur la matérialité du livre, l’art du livre et ses représentations du monde.
Bibliographie
www.soocillustration.com
https://www.soocillustration.com/blog/mahiya-conte/
http://www.clicanoo.re/recherche?keywords=coeffic%2C+solen
Les Ogres de Barbara, texte de Teddy Lafare-Gangama; illustrations Solen Coeffic, Sainte-Clotilde (La Réunion): Amalak, 2012
ABC vert de mon île, illustrations de Solen Coeffic, Saint-André (La Réunion): Océan jeunesse, 2013
Zoé et la tortue, texte de Malo Griès, illustrations de Solen Coeffic, Chevagny-sur-Guye: Orphie, 2012
ABCMER de mon île, illustrations de Solen Coeffic, La Possession (La Réunion): Océan jeunesse, 2015
L'Étrange nuit de Mahiya, texte de Malo Griès, illustrations de Solen Coeffic; Saint-Denis (La Réunion): Orphie, 2016