Lire pour atténuer les effets de la guerre : la section libanaise d’IBBY milite pour la lecture des enfants
Entretien avec Shereen Kreidieh, présidente de LBBY
Créée au début de la guerre du Liban, en 1975, la section libanaise d’IBBY (International Board on Books for Young People) a une longue expérience dans le domaine de la bibliothérapie et l’utilisation des livres comme outils pour atténuer les effets des traumatismes à travers des séances de lecture et de partage avec les enfants. Cette expérience est actuellement mise à profit pour répondre aux besoins des enfants syriens et palestiniens réfugiés au Liban. LBBY (Lebanese Board on Books for Young People) est la plus ancienne section d’IBBY au Moyen-Orient. Shereen Kreidieh, sa présidente, a répondu à nos questions.
Pouvez-vous nous parler de la création de votre section ?
Tout a commencé en 1974. Julinda Abu Nasr, docteur, professeur de littérature pour enfants au Beirut University College (actuellement Lebanese American University), a senti l'urgence de mettre en place une organisation pour répondre aux besoins en littérature pour enfants au Liban et dans la région. Elle a cherché des informations sur ce sujet à la bibliothèque de l'université et elle a découvert l’existence d’IBBY (International Board on Books for Young People). Le président d'IBBY de l’époque, le regretté Hans Halby, a alors été invité au Liban avec le soutien du Goethe Institute pour donner des informations sur cette organisation internationale. Sa présentation était si convaincante qu'une décision a été prise avant qu'il ne quitte le pays : mettre en place une section nationale d’IBBY au Liban. Des enseignants, des écrivains, des éditeurs, des illustrateurs, des bibliothécaires, des professeurs d'université, des étudiants, des femmes au foyer et d’autres ont participé au projet. IBBY a donné son accord et une section est née en 1975 sous la direction de Julinda Abu Nasr.
Votre section a donc vu le jour en 1975, au début de la guerre du Liban (1975-1991). Cette guerre a-t-elle eu un impact sur votre structure et sur vos actions ?
Malheureusement, la guerre du Liban, commencée en 1975, a duré 16 ans. C’étaient des années très difficiles. Mais la vie devait continuer. Tenir des réunions régulières avec les membres de LBBY et mettre en place de nouveaux projets étaient pratiquement impossible. Cependant, tout au long des années passées dans les abris, Julinda Abu Nasr a pu constater que raconter et lire des histoires étaient des outils puissants pour aider les enfants à gérer l’expérience terrifiante qu’ils vivaient. Elle en a parlé aux membres de LBBY, des étudiants, des enseignants, des mères et les a tous encouragés à raconter et à lire aux enfants. Des livres ont été mis à leur disposition dans de nombreux abris à travers le pays. Ce projet a attiré l’attention d’IBBY et a reçu le prix IBBY-Asahi1, ce qui a grandement contribué à maintenir le projet tout au long des années de guerre, quand l’argent se faisait rare et que les livres étaient difficiles à trouver.
Quelles sont les activités les plus emblématiques menées depuis la création de votre section ?
Tous les projets que nous mettons en place sont très importants et répondent aux besoins urgents de la société, nous les étudions avant de faire des demandes de subventions et de nous embarquer dans de nouveaux projets. Toutes les initiatives que nous mettons en oeuvre dépendent des moyens financiers que nous devons assurer. Nous écrivons des projets et présentons des demandes de subventions aux ambassades étrangères, aux banques, aux agences des Nations Unies, aux donneurs privés et enfin - et surtout - à IBBY.
À ce jour, nous avons mené à bien les projets suivants :
- Distribution de plus de 1000 bibliothèques mobiles à des écoles nécessiteuses et à des centres sociaux.
- Bibliothérapie auprès d'enfants syriens.
- « Tell me a story »ou « Raconte-moi une histoire » où les mères apprennent à lire des histoires à leurs bébés. Des livres leur sont donnés à cette occasion.
- Organisation d'ateliers adressés à des auteurs, des illustrateurs et des éditeurs de livres pour la jeunesse.
- Organisation d'ateliers pour les bibliothécaires et les parents
- Mise en place d'un concours annuel de lecture adressés aux élèves de CM1 avec remises de prix et de certificats à ceux qui lisent le plus.
- Prix donnés aux auteurs, illustrateurs et traducteurs.
- Un spectacle de marionnettes dans les écoles avec distribution de livres aux enfants qui y assistent.
- Création de points de lecture dans les abris pour les enfants, durant la guerre.
Le Liban accueille un très grand nombre de réfugiés syriens depuis le début de la guerre en Syrie en 2011. Comment LBBY intervient-il dans cette nouvelle situation de crise ?
Les projets de LBBY ciblent les enfants libanais ainsi que les réfugiés syriens et palestiniens. L’un de nos principaux projets pour les enfants syriens concerne la bibliothérapie ; il est initié, mis en œuvre et supervisé par Julinda Abu Nasr. Elle travaille avec une équipe d’enseignants et d’éducateurs qui s’adressent aux enfants dans l’espoir d’atténuer certains des effets négatifs de l’expérience traumatisante de la guerre, à travers un programme bien construit basé sur l’utilisation des livres, de l’expression artistique, de discussions libres et de mises en scène créatives, dans un environnement plein d’amour et de compréhension.
« Tell me a story »ou « Raconte-moi une histoire » est un autre projet touchant à la fois les réfugiés syriens et palestiniens et les enfants libanais. Rania Turk, l’initiatrice de ce projet, a travaillé en collaboration étroite avec le ministère des Affaires sociales du Liban, les cliniques privées et les jardins d’enfants. Des livres choisis pour être utilisés par les parents avec leurs enfants ont été distribués. Rania Turk a formé les infirmières et les enseignants, qui mettent en œuvre le programme avec les parents, à l’utilisation des livres pour enfants qui leur sont distribués.
Comment se déroule une séance de bibliothérapie avec les enfants ?
Les séances de bibliothérapie ont lieu de 8h15 à 13h.
Les enfants arrivent à l'école entre 8h et 8h15. La séance commence dès leur arrivée par des discussions libres, suivies d'une présentation, avec des moyens audiovisuels, d'un sujet choisi pour l'occasion. Puis, les enfants se répartissent par petits groupes pour une activité de lecture d'une heure, suivie de questions relatives au sujet traité.
De 10h à 10h30, les enfants font une pause, on leur propose une petite collation.
Après la pause, on propose des ateliers d'art ou de théâtre d'une heure. Les enfants sont encouragés à être créatifs, les activités sont basées sur les histoires lues ou improvisées.
La séance de bibliothérapie se conclut par une discussion ouverte d'une heure et une restitution du travail des groupes de la journée. Les enfants sortent de l'école à 13h15.
Menez-vous des projets avec d’autres sections d’IBBY ailleurs dans le monde ?
Nous n’avons pas encore collaboré étroitement avec d’autres sections de la région car elles ont été nouvellement créées. Nous avons hâte de travailler avec elles à l’avenir. Nous contribuons à la Lettre d’information asiatique d’IBBY.
LBBY a toujours collaboré avec les partenaires locaux et internationaux comme le ministère de la Culture, le ministère des Affaires sociales, le ministère de l’Éducation, le Goethe Institute et l’UNESCO. Nous sommes reconnaissants pour le soutien que nous recevons et pour la collaboration que nous avons avec l’USBBY, la section d’IBBY aux États-Unis. De nombreuses sections nous ont fait des dons très généreux pour le projet de bibliothérapie et nous les en remercions vivement.
Quels sont les priorités de votre section pour les années à venir ?
Les priorités de LBBY sont et ont toujours été la promotion du livre et de la lecture auprès des enfants au Liban. Nous prévoyons de continuer nos activités à succès, comme le concours de lecture annuel dans les écoles, la mise en place des bibliothèques de classe, les ateliers de formations pour les auteurs, les illustrateurs, les bibliothécaires et les enseignants. Nous continuerons notre projet de bibliothérapie aussi longtemps que le besoin s’en fera sentir et que nous arriverons à trouver le financement nécessaire. Nous continuerons également à publier notre lettre d’information présentant nos activités, à promouvoir IBBY et LBBY et à inviter de nouvelles personnes à devenir membres de notre section. Nous étudions toujours la possibilité de mener de nouveaux projets, quand le financement est disponible.
Que vous a apporté le fait de faire partie du réseau d’IBBY ?
Il est toujours important de faire partie d’un réseau international pour créer des partenariats, bénéficier des expériences réussies, et s’engager dans l’activité de réseautage en général. Le réseau d’IBBY a fait ses preuves dans le monde entier grâce à ses efforts pour promouvoir la lecture à travers des sections bien établies ouvertes sur l’international. Nous sommes fiers de faire partie de ce réseau.
Notes et références
1. Le prix IBBY-Asahi est donné tous les deux ans à un groupe ou institution dont les activités sont jugées remarquables et apportent une contribution durable aux programmes de promotion de la lecture pour les enfants et les jeunes. Il est sponsorisé par le groupe de presse Asahi Shimbun. Pour plus d’information, suivre ce lien. †
Pour aller plus loin
- Shereen Kreidieh
Shereen Kreidieh a fait des études consacrées à l’enseignement de la petite enfance et des classes élémentaires à l’Université américaine de Beyrouth avant de préparer une maîtrise en littérature pour enfants à l’Université de Roehampton à Surrey (Royaume-Uni). En 2016, elle a obtenu un doctorat en édition de l’Université Brookes d’Oxford (Royaume-Uni) ; sa thèse s’intitulait : « L’édition des livres libanais pour enfants et leur marketing dans le Monde arabe ».
Shereen Kreidieh a près de vingt ans d'expérience dans l'édition et est actuellement directrice générale de la maison d'édition Asala à Beyrouth. Elle est membre du Conseil d'administration de LBBY depuis plus de seize ans et Présidente de LBBY depuis 2015. Elle est membre du jury du Prix Hans Christian Andersen 2018.
IBBY (International Board on Books for Young People) est une organisation à but non lucratif formant un réseau international de personnes qui, dans le monde entier, cherchent à favoriser la rencontre des enfants et des livres. Elle a été fondée par Jella Lepman qui, après avoir fui l’Allemagne nazie en 1936 et s’être installée à Londres, est rentrée en Allemagne en 1945 comme consultante pour l’Armée américaine afin de mettre en place des programmes éducatifs pour les jeunes allemands. Convaincue qu’il faut apprendre aux enfants la tolérance, le pacifisme, le respect d’autrui et l’ouverture d’esprit à travers les livres du monde entier, elle a organisé la première exposition internationale du livre pour enfants en 1946. Le fonds de cette exposition donnera naissance à la bibliothèque internationale pour enfants en 1949. La conférence dédiée à « la compréhension internationale à travers le livre pour enfants », durant laquelle IBBY sera créée, aura lieu en 1953. Aujourd’hui, IBBY compte 75 sections nationales dans le monde qui participent aux actions initiées par IBBY et mettent en place leurs propres projets.
Pour plus d’information, visiter le site d’IBBY. †