Le livre pour enfants lituanien
des origines à nos jours
A l'occasion de la Saison culturelle de la Lituanie en France, du 12 septembre au 12 décembre 2024, nous vous invitons à découvrir le livre pour enfants lituanien dans une double perspective patrimoniale et contemporaine. Eglė Baliutavičiūtė, experte et chercheuse en littérature jeunesse à la Bibliothèque nationale Martynas Mažvydas de Lituanie, dresse le panorama passionnant de la production éditoriale de ce pays balte qui gagne une reconnaissance sur la scène internationale.
Les débuts au cœur des événements historiques
Comme dans d’autres pays, la littérature jeunesse lituanienne a commencé avec les contes populaires, les catéchismes et les abécédaires. Le premier livre de fiction lituanien pour enfants, Vaikų knygelė (Petit livre des enfants), écrit par l’évêque Motiejus Valančius, est paru en 1868. Il a été publié pendant les années d’interdiction de la presse lituanienne, lorsque la majeure partie du territoire du pays, suite aux partages du XVIIIe siècle, se retrouvait dans l’Empire russe, tandis qu’une autre partie appartenait au territoire de la Prusse. De 1864 à 1904, le gouvernement de l’Empire russe, cherchant à russifier et à supprimer l’identité lituanienne, a interdit l’impression et la distribution de publications lituaniennes en caractères latins. Cette interdiction a été contournée en imprimant des livres avec l’alphabet latin en Prusse et en les transportant clandestinement par des colporteurs pour les distribuer en Lituanie. La contrebande des livres est un phénomène unique dans l’histoire du monde.
Après la levée de l’interdiction de la presse et la restauration de l’indépendance de la Lituanie en 1918, l’intérêt pour la littérature jeunesse s’est progressivement renforcé, non seulement parmi le grand public mais aussi au sein des cercles académiques. À cette époque, ce sont souvent les enseignants qui écrivaient pour les enfants. Bien que le côté didactique, très présent dans leurs ouvrages, soit resté très important pendant longtemps, les nouveaux auteurs ont cherché à transmettre les valeurs de manière plus littéraire, en utilisant des intrigues aventureuses et en rendant les personnages psychologiquement saisissants.
Les années 1930 sont considérées comme l’âge d’or de la littérature jeunesse lituanienne.
Pendant l’ère soviétique
Après l’occupation de la Lituanie par l’Union soviétique en 1940, la vie quotidienne, sociale et culturelle a été bouleversée. Toute forme d’art devait se conformer à la doctrine du réalisme socialiste, basée sur l’idéologie communiste, au détriment de l’esthétique et de la vérité artistique. Pendant la première période de l’occupation soviétique jusqu’au milieu des années 1950, les tendances modernistes prévalant dans l’entre-deux-guerres ont disparu. À cette époque, les écrivains, incapables de parler ouvertement d’idées en désaccord avec l’idéologie soviétique, utilisaient un langage allégorique. Après la mort de Staline en 1953, le contrôle sur la littérature s’est progressivement relâché.
Dans les années 1970 et 1980, malgré le contrôle et la censure, la littérature jeunesse est devenue dynamique et intéressante, en particulier la poésie. De nouveaux styles et formes sont apparus. Beaucoup d’œuvres créées à cette époque sont devenues une partie du canon de la littérature jeunesse lituanienne et sont encore lues aujourd’hui.
Premières décennies de l’indépendance
Après le rétablissement de l’indépendance de l’État lituanien en 1990, le pays a connu d’énormes changements, affectant non seulement la vie économique mais aussi culturelle et sociale. Pendant l’ère soviétique, les livres étaient publiés en dizaines de milliers d’exemplaires et édités par des maisons d’édition appartenant à l’État, sans se soucier de leur rentabilité. Avec l’ouverture du marché, des maisons d’édition privées ont commencé à apparaître, mais les tirages ont rapidement diminué et le développement de la littérature pour enfants a ralenti. Pendant cette période, de nombreuses traductions de classiques de la littérature jeunesse étrangère, interdites pendant l’occupation soviétique, ont été publiées. La création d’auteurs lituaniens, quant à elle, progressait plus lentement, tous n’arrivant pas à suivre le rythme des générations d’enfants qui grandissaient dans la liberté, ce qui a parfois conduit les jeunes lecteurs à considérer la littérature lituanienne comme ennuyeuse et dépassée. Pour changer cette situation, un prix du « Livre de l’année » a été lancé en 2005, ayant pour but de susciter l’intérêt du public envers la littérature lituanienne. La promotion de la littérature pour enfants bénéficie également grandement de la contribution de la section lituanienne de l’Union internationale pour les livres de jeunesse (IBBY), qui décerne chaque année des prix aux livres les plus remarquables de l’année, qu’ils soient d’auteurs lituaniens ou traduits.
À partir des années 2010, le domaine de la littérature jeunesse a vu l’apparition de nouveaux auteurs talentueux, ayant une fine compréhension du monde et des besoins des enfants de nos jours. Les divers concours littéraires, organisés par des fondations et des maisons d’édition, visaient à encourager la création littéraire pour les adolescents, quasi inexistante à l’époque. Au fil des années, la littérature jeunesse lituanienne est devenue attrayante et intéressante pour les lecteurs contemporains, et le nombre de traductions dans des langues étrangères a considérablement augmenté. On peut dire qu’aujourd’hui, la littérature jeunesse lituanienne vit un second âge d’or.
Nonsense, humour et renouveau de l’intérêt pour le folklore
La plupart des auteurs lituaniens pour enfants écrivent des contes littéraires où la poétique du nonsense est très présente. Elle a été inaugurée de manière particulièrement marquante par Vytautas V. Landsbergis, puis cette forme altérée, renversée, riche en plaisanteries et en sagesse, a été utilisée par de nombreux autres créateurs.
Dernièrement, le marché du livre lituanien a vu une augmentation de la littérature divertissante pour les 8-12 ans, en particulier le genre comique, caractérisé par une intrigue rapide, dynamique, une multitude de blagues et de situations cocasses. Le créateur de ce type de livres le plus remarquable et le plus productif est Tomas Dirgėla, qui, en moins d’une décennie, a écrit plus de quarante livres rappelant l’esthétique des œuvres de Roald Dahl et de David Walliams. Bien que cette littérature soit perçue de manière mitigée par les critiques, les jeunes lecteurs l’adorent particulièrement.
Enfin, au fil des années, les écrivains lituaniens pour enfants ont puisé leur inspiration dans le folklore et la mythologie. Ces derniers temps, Kotryna Zylė et Neringa Vaitkutė créent pour les enfants et les adolescents des histoires modernes et captivantes se déroulant à notre époque, dans lesquelles évoluent des créatures mythiques.
Les albums
Au cours de la dernière décennie, la création d’albums, auparavant négligée par les auteurs, a particulièrement prospéré. Un grand changement a été apporté par la série « Kakė Makė » de Lina Žutautė. Il s’agit d'une série visuellement riche, inventive, colorée et ludique sur les aventures quotidiennes d’une petite fille. « Kakė Makė » est devenu un véritable phénomène de la littérature jeunesse lituanienne.
Peu à peu, de nouveaux auteurs et illustrateurs ont commencé à créer des albums. La plupart de ces auteurs abordent des thèmes universels – la vie quotidienne des enfants, l’amitié et la famille. Par exemple, le très réussi Laimė yra lapė (Le bonheur est un renard, 2016) d’Evelina Daciūtė et Aušra Kiudulaitė est une histoire allégorique remplie de surprises et de fantaisie sur l’amitié entre un enfant et un renard.
Le livre Sivužas (Le lac mystérieux, 2018) de Marius Marcinkevičius et Lina Dūdaitė, racontant les jeux d’hiver de deux amis sur un lac gelé, est d’une douceur visuelle exceptionnelle. Cependant, des thèmes plus complexes sont parfois également abordés. Marius Marcinkevičius et Inga Dagilė dans Akmenėlis (Le petit caillou, 2020), bientôt disponible en français, parlent de l’Holocauste. Le livre de Vytenė Muschick, Marius Marcinkevičius et Lina Itagaki Prieš srovę. Sabiha – žuvų draugė (Contre-courant. Sabiha – l’amie des poissons, 2023) a créé la surprise. Ce livre sur une ichtyologue albanaise peu connue a su rapidement attirer l’attention des lecteurs en raison de parallèles historiques entre les deux pays.
Les thèmes de l’écologie et du changement climatique ne sont pas étrangers non plus. Giedrė Rakauskienė et Dovilė Kubrakovaitė-Bakutė dans Paskutinis pasaulyje baltasis raganosis (Le dernier rhinocéros blanc au monde, 2020) abordent la disparition des espèces animales et la solitude, tandis que Monika Vaicenavičienė, dans Kas yra upė? (Qu’est-ce qu’un fleuve ?, 2019), offre un regard écologique sur la rivière comme un phénomène multifacette.
Romans graphiques
La Lituanie n’ayant pas une longue tradition de bandes dessinées ni de romans graphiques, les premiers ouvrages de ces genres n’ont commencé à apparaître que dans la dernière décennie. Le monde du livre pour enfants lituanien a été particulièrement marqué par le roman graphique historique de Jurga Vilė et Lina Itagaki Sibiro haiku (Haïkus de Sibérie, 2017), publié en français chez Sarbacane (2019). Ce livre se penche sur la tragédie du XXe siècle en Lituanie et dans d’autres pays occupés par les Soviétiques – les déportations en Sibérie. En choisissant un enfant comme personnage principal, les autrices ont réussi à créer une œuvre attrayante et compréhensible pour un jeune public, alors que les tentatives précédentes d’autres auteurs d’écrire pour les enfants sur ce sujet n’avaient pas été réussies. Dans la même veine, on retrouve l’ouvrage de Marius Marcinkevičius et Lina Itagaki, Mergaitė su šautuvu. Istorija apie mergaitę partizanę (La fille au fusil. Histoire d’une jeune fille partisane, 2023). Il raconte l’histoire d’une jeune fille qui, après la déportation de ses parents en Sibérie, s’est retrouvée dans le groupe de partisans ayant combattu dans les forêts lituaniennes contre le régime soviétique.
Livres pour adolescents
Les auteurs lituaniens publient très peu de livres pour adolescents, en particulier pour la tranche d’âge des 15-18 ans. Pour réparer cela, la plus grande maison d’édition du pays, Alma littera, a créé un concours littéraire qui a permis à de nouveaux et talentueux auteurs de percer dans le monde de la littérature, donnant naissance à de bons romans contemporains pour adolescents.
Les romans réalistes, qui deviennent progressivement plus complexes et abordent des sujets longtemps considérés comme tabous, dominent le marché et sont les plus marquants. La littérature fantastique est nettement moins présente. Par exemple, il existe une seule dystopie lituanienne pour adolescents – il s’agit de Atjunk (Déconnecter) de Rebeka Una, publié chez Alma littera en 2015.
Malgré un certain essor des romans pour les adolescents au cours de la dernière décennie, à ce jour, les livres pour les tout-petits dominent toujours le marché.
Documentaires (pour la plupart) historiques
Les éditeurs lituaniens publient de plus en plus de documentaires – qu’ils soient de type encyclopédique ou semi-fictif. Auparavant, les documentaires axés sur la nature dominaient, mais ces derniers temps les livres historiques rencontrent un très grand succès parmi les lecteurs et les critiques. Les auteurs lituaniens se sont surtout tournés vers l’histoire de la Lituanie, qui est racontée non seulement dans des documentaires mais aussi dans des albums, des romans et des bandes dessinées.
La censure de la littérature jeunesse – même de nos jours
La question de la censure de la littérature jeunesse est particulièrement pertinente ces dernières années, non seulement dans les pays occidentaux, mais aussi en Lituanie. En 2013, la collection de contes modernes de style folklorique de Neringa Dangvydė, Gintarinė širdis (Cœur d’ambre), a suscité des réactions tumultueuses dans la société lituanienne, car deux de ces contes y racontaient l’amour entre personnes de même sexe. La maison d’édition du livre a arrêté sa distribution, et le Bureau de l’inspecteur de l’éthique des journalistes a conclu que les informations contenues dans le livre étaient préjudiciables aux mineurs. A commencé alors un marathon judiciaire, au cours duquel l’autrice a cherché à défendre son œuvre et sa personne contre la discrimination. Après avoir perdu les procès en Lituanie, l'autrice a déposé une plainte devant la Cour européenne des droits de l’homme et a gagné son procès en 2023, dix ans après la publication de Cœur d'ambre. Dans le communiqué de presse annonçant la décision de la Cour, il est noté que c’est la première affaire dans laquelle la Cour européenne des droits de l’homme a examiné les restrictions imposées à la littérature destinée aux enfants concernant les relations entre personnes de même sexe1. Comment toute cette histoire longue et complexe a-t-elle influencé la littérature jeunesse lituanienne ? On ne peut que spéculer. Mais le fait est qu’aucun autre livre sur l’homosexualité ou d’autres thèmes LGBTQ+, destiné aux enfants de moins de 14 ans (qu’il soit d’auteurs lituaniens ou étrangers) n’a été publié depuis. Les auteurs lituaniens ne sont-ils pas intéressés par ces sujets ou s’autocensurent-ils, ne voyant pas de perspectives pour que leurs livres voient le jour et n’étant pas prêts à faire face à l’avalanche d’accusations que Neringa Dangvydė a malheureusement subie ?
En guise de conclusion
On dit qu’il faut rêver en grand. Mais qui aurait pu imaginer que le livre Laimė yra lapė (Le bonheur est un renard) d’Evelina Daciūtė et Aušra Kiudulaitė remporterait le prix Mildred L. Batchelder, décerné chaque année par l’Association des bibliothèques américaines pour le meilleur livre pour enfants traduit ces dernières années en anglais et publié aux États-Unis ? Ou que le roman graphique Sibiro haiku (Haïkus de Sibérie) de Jurga Vilė et Lina Itagaki remporterait le prix de littérature pour enfants en Allemagne en 2021 ? Ou encore que l’album Akmenėlis (Le petit caillou) de Marius Marcinkevičius et Inga Dagilė serait nominé à la médaille Carnegie en 2024 pour ses illustrations ?
Auparavant, de tels succès internationaux semblaient impossibles. Même si par le passé, un auteur aimé à l’étranger comme l’écrivain et illustrateur Kęstutis Kasparavičius (né en 1954 et dont les livres ont été traduits dans une vingtaine de langues) a été plusieurs fois nominé pour la médaille Hans Christian Andersen. Aujourd’hui, les écrivains et les illustrateurs lituaniens prouvent qu’une petite nation au bord de la mer Baltique peut accomplir beaucoup. Le nombre de traductions de la littérature pour enfants lituanienne dans différentes langues augmente sans cesse. Beaucoup de littérature étrangère étant traduite en lituanien, il est agréable de constater que nous ne sommes pas seulement des consommateurs passifs de la production littéraire provenant d’autres pays, mais des partenaires égaux dans les échanges littéraires internationaux.
Notes et références
1. Communiqué de presse CEDH 023 (2022) du 23 janvier 2023 †
Le texte de cet article a été publié sous le même titre mais avec une iconographie différente dans le n° 337 de La Revue des livres pour enfants, Paris, Bibliothèque nationale de France, 2024, pp. 175-181.
Pour aller plus loin
- Eglė Baliutavičiūtė est experte en littérature jeunesse, chercheuse à la Bibliothèque nationale Martynas Mažvydas de Lituanie et membre de la section lituanienne de l'IBBY.
- Ieva Vaitkevičiūtė est spécialiste de l'édition jeunesse, agente littéraire, traductrice et membre de la section lituanienne de l'IBBY.
- Site de la section lituanienne d'IBBY : https://www.ibbylietuva.lt/ (Consulté le 22/08/2024)
- La sélection des 100 œuvres les plus importantes des écrivains lituaniens pour enfants (Consulté le 22/08/2024).