Pourquoi j'ai adhéré à IBBY...
Retour sur le congrès d'IBBY à Trieste
Avant d’aller à Trieste pour la 39ᵉ édition, je n’avais jamais participé à un congrès d’IBBY. Pour tout dire, je n’étais même pas membre de ma délégation nationale. En tant qu’universitaire, je ne me sentais pas véritablement concernée : je croyais que je n’étais pas concernée. Il me semble intéressant de partager mes impressions à chaud, pour tenter de convaincre mes compatriotes de toutes professions, ainsi que des universitaires et chercheurs de tous pays, de l’intérêt d’IBBY dans toutes nos activités.
Un réseau de communautés
Ce que j’ai pu expérimenter lors de ce congrès, c’est la consistance d’une communauté : par-delà leurs différences culturelles, et la différence de leurs rôles sociaux et de leurs métiers (bibliothécaires, enseignants, auteurs, illustrateurs...), tous les participants viennent pour partager leur intérêt commun pour la promotion de livres pour enfants de haute valeur. Cet objet commun construit d’emblée une atmosphère fraternelle : j’ai été très frappée par ce climat. Les propos de clôture de la présidente sortante, Sylvia Vardell, ont mis l’accent sur cette dimension : faisant lever la main à tous les participants qui venaient pour la première fois, elle a demandé à tous les anciens de vérifier s’ils avaient bien fait la connaissance de ces « newbies » – sinon, le congrès aurait été raté ! Puis elle a fait lever la main à tous ceux qui avaient eu le plaisir de retrouver des connaissances, et à tous ceux qui s’étaient fait de nouveaux alliés : forêt de mains levées. Le premier constat est celui-là : IBBY n’est pas une institution, c’est un réseau, et le congrès est là pour conforter et étendre le réseau.
Tant que je ne l’avais pas vécu, je ne percevais pas cette dimension d’IBBY, dont je connaissais pourtant bien l’histoire, notamment à travers les travaux de Francis Marcoin et de Delia Guijarro Arribas1. Ce caractère fédérateur, pour une communauté, à travers des moments réguliers de rencontres et d’échanges, sous la forme d’un colloque, n’est pas propre à IBBY : c’est le rôle aussi des colloques universitaires, des séminaires d’entreprises, des universités d’été des partis politiques, des retraites religieuses, etc. Mais le grand intérêt que j’ai trouvé, pour ma part, à ce congrès, est précisément son ouverture à la pluralité des communautés qui s’y croisent – communautés professionnelles, communautés culturelles, communautés linguistiques. Or il n’y a pas tant d’espace permettant de se croiser, de manière si fraternelle et joyeuse. Je souhaite notamment à tous les bibliothécaires de pouvoir un jour participer à une manifestation comme celle-là : quelle force on en retire pour l’action de terrain, au service des enfants dans leur diversité !
Une ressource pour les universitaires
Lors d’une des tables rondes auxquelles j’ai assisté, il était question du rôle et de l’influence réelle des revues universitaires consacrées à la littérature pour enfants : parviennent-elles à peser sur l’orientation des recherches nouvelles ? Et surtout, ont-elles un rayonnement qui s’étend aux pratiques de terrain, dans les bibliothèques, les écoles, en termes de politiques publiques ? Si la réponse apportée était prudente (j’aurais été, pour ma part, plus radicalement pessimiste), je suis convaincue justement que la constitution de communautés qui transcendent les délimitations des champs professionnels permettrait de gagner en richesse. Les travaux des chercheurs doivent garder un lien fort avec la vie réelle, les métiers, les praticiens, et ces derniers à leur tour doivent pouvoir facilement accéder aux résultats et aux propositions de la recherche en cours. Ces allers-retours, que je crois féconds, sont facilités par un événement comme un congrès IBBY, qui permet aux gens de se rencontrer, de se fréquenter, de partager un repas, un moment festif. C’est à ces conditions que les barrières tombent, que les préventions, les timidités, les idées reçues s’effacent pour laisser place à l’intelligence de la relation, et au désir de collaborer, pour un objectif commun malgré des méthodologies et des cadres d’exercice très différents.
Participer pour se nourrir
J’ai bien conscience que ce que j’écris peut ressembler à une série de slogans creux pour trailer vidéo, avec force images de congressistes souriants sur un air de guitare rythmé libre de droits... Mais justement, pour dépasser les slogans, aller au-delà des belles formules, il faut participer : s’engager. Ce petit texte n’a que cette modeste vocation : convaincre plus de personnes (en France et ailleurs), mobilisées dans les actions de promotion du livre pour enfants (et ils et elles sont nombreux !) de participer aux actions d’IBBY, pour élargir leurs horizons, découvrir que beaucoup d’autres professionnels partagent leurs engagements, et que certains font différemment. La communauté de valeurs renforce les convictions et redonne du courage, tandis que la diversité des manières de faire nourrit l’inventivité.
J’aimerais aussi inviter mes collègues chercheurs et universitaires, et tout particulièrement les doctorants, à s’intéresser à ce réseau : la recherche sur les livres pour enfants n’a guère de raison d’être si on ne fait pas aussi attention aux livres et aux enfants aujourd’hui et dans notre monde. Même les connaissances les plus abstraites, historiques ou théoriques, gagnent à se nourrir du contact avec le réel : rencontrer un éditeur de livres pour enfants et l’écouter parler de ses préoccupations et des solutions qu’il imagine ne peut qu’être utile si on s’intéresse à l’histoire même ancienne du livre pour enfant ; et fréquenter des médiateurs, les écouter parler de leurs critères et de leurs préoccupations, ne peut que nourrir une réflexion plus théorique, qu’elle soit littéraire, esthétique, sociologique. Or il n’existe pas tellement de lieux où l’on puisse croiser, en si peu de jours, une si grande diversité de praticiens, aux ancrages culturels si variés. Les chercheurs ont aussi besoin de ces rencontres où les concepts théoriques s'incarnent à travers des personnes.
Par-delà les tensions, coopérer
Bien sûr, il serait naïf de croire à une communauté unanime, parfaitement équitable dans sa représentation de la communauté internationale, sans conflits ni aspérités. D’abord parce que l’usage de l’anglais comme lingua franca porte en lui-même ses risques : celui d’une inéquité dans la capacité à comprendre et échanger ; et celui d’une uniformisation des modalités d’approche, au détriment des pays dont les singulières conceptions s’expriment dans une langue minoritaire. Ensuite, il reste des inégalités économiques : la participation à IBBY suppose un engagement financier de la part des acteurs locaux ; et assister à un congrès engage des coûts certains, que tous ne peuvent pas assumer : ne sont présents que ceux qui, matériellement, ont pu se le permettre (même si IBBY soutient financièrement les sections qui en font la demande pour leur permettre d'assister au congrès). Enfin, malgré l’utopie d’une « république universelle de l’enfance » souhaitée par Paul Hazard en son temps et réactivée par la création même d’IBBY2, il est illusoire d’imaginer qu’une communauté plurinationale, quels que soient ses centres d’intérêt, puisse se tenir radicalement à l’écart des conflits qui agitent les nations. L’invasion de l’Ukraine par la Russie n’a pas été sans créer des discussions au sein de l’organisation, et lors du 39e congrès, les applaudissements particulièrement nourris à l’évocation des livres mis en avant par la délégation palestinienne ont montré qu’il n’était évidemment pas possible d’envisager la question des lectures d’enfance sans une prise en considération du contexte dans lequel vivent les enfants – et la paix en est le déterminant principal.
Il n’y a donc pas de naïveté, ni même d’irénisme, dans l’esprit d’IBBY : j’y vois plutôt une forme de pragmatisme, consistant à penser que les choses iront toujours mieux, si ce n’est parfaitement bien, si on apprend d’autrui, si on coopère et si on ranime les convictions des uns à l’enthousiasme des autres. Je reviens pour ma part de ce congrès renforcée dans mes désirs (de recherche, d’enseignement, d’action) ; ébranlée aussi par certaines des choses que j’ai entendues, qui m’ouvrent des perspectives nouvelles ; nourrie d’innombrables rencontres ; apaisée de sentir la force de cette communauté large et investie. Cette énergie communicative, nous en avons tous largement besoin !
Notes et références
1. Francis Marcoin, « Aux origines d’Ibby-France », Strenæ. Recherches sur les livres et objets culturels de l’enfance, (3), 2012. Adresse : https://journals.openedition.org/strenae/501 [Consulté le : 30 mai 2024] ; Delia Guijarro Arribas, Du classement au reclassement: sociologie historique de l’édition jeunesse en France et en Espagne, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2022, notamment chapitres 1 et 2. †
2. Emer O’Sullivan, « Internationalism, the universal child and the world of children’s literature », in Peter Hunt (éd.) , International Companion Encyclopedia of Children’s Literature, Routledge, 2004. †
Pour aller plus loin
Maître de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Tours, spécialisée en littérature pour la jeunesse, Cécile Boulaire enseigne dans la filière Lettres (licence & master) et au sein de la faculté de médecine (école d’orthophonie, et cours de sciences humaines pour étudiants en médecine). Sa biographie complète est disponible à l'adresse : https://cecileboulaire.fr/ [Consulté le : 17 septembre 2024].
Ses travaux publiés portent principalement sur l’album pour enfants, ainsi que sur l’histoire de l’édition pour la jeunesse. Au début de sa carrière, ils envisageaient aussi la question de la fiction narrative pour la jeunesse sous un angle plus littéraire. Ils sont présentés ici en trois rubriques : les livres et les numéros de revues ; les articles & chapitres d’ouvrages ; les comptes-rendus.