Des bandes dessinées traduites en arabe pour une vision littéraire différente

Entretien avec Mohamed El Sharkawi, éditeur, Éditions Nool

Par Nathalie Sfeir, libraire à l’Institut du monde arabe Traduit par Nathalie Sfeir
Photographie de Mohamed El Sharkawy

Les éditions Nool, créées en 2019 en France, font un choix éditorial intéressant : proposer des traductions en arabe de leurs « coups de cœur » en bandes dessinées, des ouvrages qu’on aurait parfois du mal à publier dans le Monde arabe. Nous avons voulu en savoir plus sur cette structure éditoriale, et à travers sa démarche avoir un éclairage sur les enjeux de la traduction et de la publication de bandes dessinées en arabe, en Europe et dans les pays arabes. Nathalie Sfeir, libraire à l’Institut du monde arabe et membre du « Comité de lecture monde arabe » de Takam Tikou, a rencontré pour nous Mohamed El Sharkawi, fondateur des éditions Nool.

 

 

 

Comment est né le projet Nool ?

Mon aventure éditoriale a commencé en Égypte. J’étais éditeur de bandes dessinées et de comics arabes, mais j’avais beaucoup de difficultés à publier les ouvrages qui m’intéressaient, notamment à cause de la censure. En 2011, au tout début de la révolution égyptienne, j’ai quitté le Caire et je me suis installé d’abord au Liban, puis en Syrie. J’ai fondé The Comic Shop, une structure éditoriale pour publier des revues de bandes dessinées et des comics. Malheureusement, dès l’impression du numéro 0 de notre revue Tahwila تحويلة, nous avons eu des problèmes de censure à Beyrouth. On nous a interdit de diffuser ce numéro. J’ai donc dû trouver une autre solution.

Je me suis alors installé à Amman, en Jordanie, où je suis resté jusqu'à fin 2011. J’ai pu publier quelques numéros de la revue avant de devoir arrêter, pour les mêmes raisons. En 2014, je me suis installé en France, à Angoulême.

L’idée d’un bon projet de création de comics en arabe a mis du temps à voir le jour, il m’a fallu trois ans pour concevoir le projet tel qu’il est maintenant. Enfin, en 2018, j’ai créé la maison d’édition Nool, basée en France.

Pourquoi avez-vous choisi de créer votre maison d’édition en France ?

C’est une question de facilité technique. Un exemple concret en est la demande d’ISBN pour les livres. En Égypte, la distribution des ISBN est gérée par le syndicat des éditeurs, et ce depuis 2017. Il faut faire partie de ce syndicat pour avoir le droit de faire des demandes de numéros d’ISBN. Or, ils exigent qu’on leur envoie les manuscrits avant de décider de donner ou non un numéro d’ISBN à l’éditeur. C’est une forme de censure. Si ce qu’on publie est dans leur ligne politique, ils peuvent faciliter les choses… mais ce n’est pas mon cas. Mes livres dérangent.

J’ai donc opté pour l’enregistrement légal de Nool en France et j’ai choisi d’imprimer en Europe, pour avoir la liberté de publier les bandes dessinées qui m’intéressent.

Vous avez choisi de ne publier que des traductions vers l’arabe, pourquoi ? Et pour quel public ?

Pour mes enfants… Enfin, pour toute personne qui peut lire l’arabe, comme les immigrés en Europe dont je fais partie. Je cherche à leur offrir des lectures différentes de ce qui leur est proposé habituellement en arabe. L’idée est donc de traduire en arabe des coups de cœur (souvent très personnels) et d’en faire un beau produit, un bel objet, pour apporter une variété, une diversité dans la lecture arabophone. Je voudrais que le lecteur lise autre chose que des livres traduits financés par l’Arabie Saoudite ou par des autorités religieuses. Je veux qu’il puisse lire des livres choisis pour leur qualité littéraire, pas pour leur bienséance.

Dans le paysage littéraire arabe actuel, il n’y a personne qui fait ce que Nool propose de faire, en termes de sélection. Une vision littéraire différente, un autre point de vue, voilà ce que j’essaie de donner au lecteur à travers les ouvrages publiés par Nool.

Vous faites donc vous-même la sélection des livres à traduire ?

Oui, je suis l’éditeur et je choisis les livres à publier. Ils doivent me plaire. Je souhaiterais d’ailleurs tirer mon chapeau à un ami qui m’a beaucoup aidé ; il s’agit de l’artiste Milan Hulsing, auteur de Al-Khaldiya الخالدية. C’est lui qui m’a appris à me repérer dans la production européenne de BD et de romans graphiques. J’ai ainsi une vision différente de la production indépendante européenne. J’ai découvert par exemple Erik Kriek… Et Aimée De Jongh ! J’ai acquis les droits de traduction en arabe de tout ce qu’elle a publié. J’ai hâte de traduire sa BD créée avec Zidrou, L’Obsolescence programmée de nos sentiments1. Comme je suis basé en Europe, je peux le faire ; il faut que j’en profite !

Parlons d’aspects techniques. Quels sont les problématiques de la traduction d’une bande dessinée vers l’arabe ? J’ai en tête les enjeux évoqués par Mohieddine Ellabbad dans ses carnets, la lecture de l’illustration de droite à gauche…

Chacune de nos traductions veille à adapter les cases des bandes dessinées au sens de la lecture en arabe. On fait très attention, avec le traducteur, à ne pas faire d’erreur quant au sens de la lecture de l’illustration. Quelquefois la BD d’origine nous facilite la chose, quelquefois pas.

Techniquement, nous pouvons par exemple bouger les bulles ou phylactères à l’intérieur des cases si nécessaire, pour adapter la bulle au texte en arabe. C’est un travail très difficile et quelquefois impossible si, par exemple, nous n’avons reçu la BD d’origine qu’en format pdf, très difficilement modifiable. Si les planches nous sont envoyées dans un format modifiable, nous remettons en ordre les cases pour la lecture de droite à gauche. Idéalement, nous procédons aussi à un « flip », nous inversons en miroir la case elle-même, quand nous le pouvons. Nous vérifions évidemment la traduction case par case.

Parfois, ce sont les artistes eux-mêmes qui nous aident : cela a été le cas pour la traduction de Coltrane كولترين. Le bédéiste Paolo Parisi a compris les enjeux de la traduction vers l’arabe et a donc proposé de refaire les cases lui-même, de les réarranger pour la lecture en arabe.

L’un des projets sur lesquels nous travaillons en ce moment est la traduction de Maus, d’Art Spiegelman. Nous y travaillons depuis sept mois et demi ! L’artiste est très méticuleux et nous fait des retours très détaillés sur l’ordre des cases. C’est un travail gigantesque… mais passionnant !

Un autre enjeu de la traduction vers l’arabe est le choix entre l’arabe dialectal et l’arabe littéraire, mais aussi entre les différents dialectes du Monde arabe. Comment opérez-vous ce choix ?

Nous faisons beaucoup de compromis. C’est vraiment du cas par cas. Nous traduisons quelquefois vers un dialecte arabe, et quelquefois vers le fusḥa فصحى ou l’arabe littéraire.  Par exemple, en ce qui concerne Yallah Bye يلّا باي dont le texte d’origine est en français, nous avons choisi le dialecte libanais, puisque les événements se passent au Liban. Nous avons donc opté pour une logique de contenu, et nous avons choisi la langue en fonction de cela.

Dans la traduction de Si je t’oublie, Alexandrie ! de Jérémie Dres aux éditions Steinkis, vous trouverez du dialecte égyptien et du fus’ha : comme l’histoire se déroule en Égypte, les dialogues sont en égyptien, mais les textes correspondant à ce qui est dit à la télévision ou à la radio sont en arabe littéraire, puisque c’est la langue utilisée par les médias.

Dans tous les cas, lorsque nous utilisons ainsi l’arabe littéraire, il s’agit toujours d’un arabe moderne, dit « arabe standard moderne ». Quand nous choisissons cette langue pour la traduction intégrale, c’est souvent pour viser un lectorat plus important que celui familiarisé avec un dialecte donné, afin que le plus grand nombre possible de lecteurs puissent lire l’œuvre.

Nous traduisons en ce moment le roman graphique Le Comité, adapté du roman éponyme de l’Égyptien Sonallah Ibrahim par Thomas Azuélos et publié par Cambourakis. Nous avons reçu deux traductions : l’une en dialecte égyptien, l’autre en arabe littéraire. Il faudra faire un choix…

Avez-vous des difficultés de distribution et d’exportation de vos livres ?

Il est très difficile non seulement d’exporter, mais aussi de demander un bilan des ventes d’une librairie dans un pays arabe. À titre d’information, notre tirage moyen est de 3000 exemplaires.

Nous avons essayé d’exporter nos livres vers les pays du Maghreb. En Algérie, nos livres sont jusqu’à ce jour bloqués à la douane. Idem pour le Maroc. Nous avons récemment eu une piste pour la vente de nos bandes dessinées en Tunisie.

Au Liban, depuis la révolution d’octobre 2019, nos livres sont bloqués à la douane. Avant, nous avions la possibilité de les vendre dans des librairies à Beyrouth.

En ce qui concerne l’Égypte, nos livres ne peuvent vraiment plus être importés sur le territoire et être mis en vente.

Évidemment, l'exportation vers l'Europe ou les États-Unis, par exemple, ne pose pas de problème particulier.

Quels sont les projets de Nool ?

Nous avons plusieurs livres en chantier : Guantanamo Kid (Jérôme Tubiana), Maus (Art Spiegelman), Le Comité (Thomas Azuélos), Taxi (Aimée de Jongh), et Game of Thrones, l'adaptation graphique ! Pour ce dernier, la vente dans certains pays arabes n’est pas acquise, le livre comporte des scènes de sexe. Une option est de l’imprimer dans plusieurs pays différents, pour éviter les soucis liés à l’importation. Nous allons tenter de l’imprimer à Amman, au Caire, au Liban... Il se pourrait qu’une censure locale soit effectuée, mais osera-t-elle s’attaquer à une adaptation de George R.R. Martin ? J’en prends le risque !

Notes et références

1. NDLR. L’Obsolescence programmée de nos sentiments raconte une histoire d’amour entre un homme et une femme d’un certain âge sous tous ses aspects, notamment sexuels. 


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