Faire une place aux dialectes, un défi pour la littérature de jeunesse du Monde arabe ?
La littérature de jeunesse du Monde arabe connaît un essor considérable depuis une quinzaine d’année. Une vraie création se développe, avec des auteurs qui se spécialisent dans l’écriture de livres pour enfants. Des artistes se consacrent à l’illustration et suivent des cursus spécialisés. De plus en plus exigeants, les éditeurs ont une production de grande qualité, et leurs publications, devenues plus visibles sur le marché international, remportent des prix, comme à la Foire internationale du livre pour enfants de Bologne ou à la Foire du livre de Londres. Cette reconnaissance de la littérature pour la jeunesse, tant dans les pays arabes qu’à l’international, lui offre une assise de plus en plus stable. Serait-ce le moment, pour cette littérature, de s’attaquer en profondeur à la question de la langue, si primordiale dans le Monde arabe ?
Les vingt-deux pays qui constituent le Monde arabe ont, en partage, l’arabe standard ou fusḥa فصحى , utilisé pour l’enseignement. Absent des échanges quotidiens des enfants, il est appris comme une langue étrangère. Il est majoritairement employé dans l’édition.
Parallèlement à cette langue standard, chaque pays a sa propre langue dialectale, la darija ou دارجة, plus ou moins proche de l’arabe standard. Le dialecte, langue maternelle de la grande majorité des enfants, est rarement utilisé dans l’édition qui leur est destinée1. Les quelques initiatives en ce sens sont le fait de personnes engagées, qui militent pour une reconnaissance du dialecte comme langue à part entière et pour le droit des enfants à lire des livres dans leur langue maternelle. Les défenseurs de l’arabe standard, notamment des enseignants ou des responsables scolaires, mettent en avant le rôle de cette langue dans l’enseignement et craignent que la lecture de livres en dialecte ne détourne les élèves du droit chemin. Les publications en dialecte restent donc minoritaires.
Des livres en langues dialectales : pourquoi ?
Raconter en dialecte
Le dialecte est la langue dans laquelle on raconte une histoire à un enfant, on partage un conte, on « lit » un livre à un jeune qui ne sait pas encore lire. Ainsi, un imagier consacré aux objets de la maison présentera une fenêtre sous le terme نافذة (nafiza) de l’arabe standard, mais le parent marocain le lira سرجم (serjem), le libanais شبّاك (chebbêk)… Le passage par une « lecture » en arabe dialectal est nécessaire, pour que l’enfant puisse comprendre le livre et se l’approprier. Raconter en arabe standard à des enfants n’ayant pas encore appris cette langue à l’école n’a aucun sens. L’arabe dialectal est donc présent dans la littérature pour la jeunesse du Monde arabe, ne serait-ce que dans sa transmission orale. Le premier contact de l’enfant avec les livres se fait dans cette langue. Pourquoi donc lui refuser, par la suite, un accès au dialecte dans une version écrite ?
Transmettre la richesse d’un patrimoine
Le dialecte est riche en expressions vivantes, typiques d’un pays et de la mentalité d’un peuple. La saveur de cette langue vivante, en perpétuelle mutation, est à comparer avec la rigidité de l’arabe standard, qui se doit d’être « normalisé » pour pouvoir être partagé par vingt-deux pays différents. Mettre le dialecte par écrit, c’est reconnaître qu’il est constitutif de l’identité d’un peuple, qu’il fait partie de sa culture au même titre que son histoire. Tout le patrimoine culturel oral d’un peuple, tous ses contes, transmis de génération en génération, le sont en dialecte. On pourrait certes transcrire ce patrimoine en arabe standard, dans le but de le partager avec d’autres peuples, mais cela l’amputerait d’une grande partie de son originalité et de sa vigueur. Une transcription en dialecte semble nécessaire pour restituer, à l’écrit, la saveur unique de cet héritage patrimonial, pour le transmettre à la jeune génération.
Le droit de lire dans sa langue maternelle
La Convention internationale des droits de l’enfant stipule que l’éducation d’un enfant doit, entre autres, viser à lui inculquer le respect de son identité et de sa langue2. La langue d’un enfant arabe étant le dialecte, une façon de lui inculquer le respect de cette langue serait de la considérer au même niveau que les autres langues, donc de l’écrire. Une reconnaissance qui valoriserait l’identité de l’enfant, ses acquis, sa culture, indépendamment de sa maîtrise de l’arabe standard. On pourrait aussi émettre l’hypothèse que la scolarité d’un enfant serait facilitée s’il pouvait opérer une transition naturelle entre le parlé et l’écrit à travers les livres en dialecte.
Le dialecte, langue de création ?
Tous les auteurs ne considèrent pas le dialecte comme une langue de création. Chaque choix linguistique d’un auteur est lié à son histoire, son vécu intime de la langue, la perception qu’il a de son identité. Dans le même pays, certains choisiront de créer en dialecte, d’autres en français, d’autres encore en arabe standard… Cette variété des productions illustre bien le multilinguisme et la diversité culturelle des pays arabes. Des éditeurs font d’ailleurs le choix de publier, dans des éditions séparées, des traductions de leurs titres en arabe et en français. Dans le cas où un texte n’est pas produit directement en dialecte, pourquoi ne pas considérer des traductions dans cette langue, au même titre que le français, l’anglais ou l’arabe standard ?
Comment transcrire le dialecte ?
Écrire des livres en dialecte pose aussi la question de la transcription de cette langue3. Dans son ouvrage Le Drame linguistique marocain, Fouad Laroui propose d’écrire le dialecte marocain en caractères latins. D’autres auteurs ont choisi de le faire en caractères arabes, ce qui permet de maintenir – et de renforcer – le lien entre l’arabe dialectal et l’arabe standard. Il est évidemment nécessaire, pour des raisons de cohérence, que les textes dans le dialecte d’un pays soient transcrits selon des normes communes. Notons cependant que la lecture de textes rédigés dans leur dialecte ne pose aucun problème aux lecteurs d’un pays, mais requière des efforts de déchiffrage de la part d’enfants – et d’adultes – originaires d’un autre pays, ayant un dialecte différent4. Cela pose la question des frontières d’un livre rédigé en arabe dialectal.
Les limites de l'édition en langues dialectales
Quelles frontières pour le dialecte ?
Certains éditeurs en ont fait les frais : publier des textes en dialecte, dans le contexte actuel où cette langue n’est pas considérée comme une langue de lecture, n’est pas toujours viable économiquement. C’est rare qu’un livre en dialecte traverse les frontières d’un pays et puisse se vendre à l’étranger. Pour ce faire, il faut que ce dialecte soit suffisamment connu et compris par le public destinataire. Ainsi, les livres en dialecte libanais trouvent un public dans les pays du Golfe et le Maghreb, cette langue, relativement proche de l’arabe standard, étant très présente dans les émissions diffusées sur les satellites et suivies dans des pays dont les habitants, de facto, s’habituent à cette langue. À l’inverse, la lecture du dialecte algérien, par exemple, poserait plus de problème aux Libanais qui ne sont pas suffisamment familiarisés avec cette langue.
Les éditeurs hésitent donc à se lancer dans l’aventure du dialecte, de peur qu’un stock important d’invendus ne pèse sur leur trésorerie. Il est naturellement plus simple de produire des ouvrages en arabe standard, avec des lecteurs potentiels – donc un marché – situés dans vingt-deux pays, que de le faire en une langue qui risque de confiner le livre au pays d’édition.
Mobilisation de toute une chaîne
Car la question du public se pose dès le départ : si un livre en arabe dialectal ne rencontre pas son lectorat, l’éditeur aura du mal à renouveler l’expérience. La publication en dialecte ne suppose donc pas uniquement la création d’un livre en cette langue, mais la présence de ce livre en bibliothèque, son achat en librairie… C’est l’ensemble de la chaîne du livre qui doit accepter de valoriser les ouvrages de qualité produits dans cette langue, ainsi que l’ensemble de la chaîne des prescripteurs, enseignants et parents qui, conscients de l’intérêt de ces lectures, doivent les proposer aux enfants.
Une réponse numérique ?
L’impression à la demande, qui permet d’imprimer des livres en faible quantité selon les besoins, pourrait constituer une solution pour les tirages de livres en arabe dialectal. L’engagement financier serait alors plus réduit pour l’éditeur.
Une alternative serait d’avoir recours aux possibilités offertes par le numérique, dans un environnement où l’enfant choisirait lui-même la langue dans laquelle il voudrait lire son livre sur des lecteurs (iPad, iPhone, Kindle, etc.). Ainsi, la même histoire pourrait être téléchargée en arabe standard, mais aussi dans les différents dialectes des pays arabes, ce qui lui permettrait de franchir les frontières et de toucher un public très large. Qu’un enfant tunisien et un enfant émirien puissent lire une même histoire dans leur dialecte respectif, voilà qui pourrait contribuer à créer une culture et des références communes… De plus, découvrir la culture de l’autre dans sa langue serait également possible, le lecteur pouvant ainsi s’initier aux différents dialectes du Monde arabe à travers les livres numériques pour la jeunesse. Dans ce contexte, le dialecte ne serait plus une limite, un cantonnement, mais une découverte de l’autre dans sa singularité.
Pour une coexistence pacifique…
L’arabe standard permet une ouverture exceptionnelle à un univers très large et varié, constitué par les cultures des vingt-deux pays du Monde arabe. Actuellement, une personne connaissant l’arabe standard peut lire des magazines, écouter le journal télévisé ou lire des romans de n’importe quel pays arabe. Un potentiel dont on aurait tort de se priver ! L’intérêt, pour les enfants, de maîtriser cette langue n’est pas à démontrer : la lecture de livres pour la jeunesse en arabe standard va dans ce sens.
L’arabe dialectal et l’arabe standard ont donc des apports différents et complémentaires, constitutifs des différentes facettes de l’identité nationale et régionale de l’enfant. Nier à un enfant le droit de lire dans l’une ou l’autre de ces langues serait le priver d’un accès à un pan de sa culture et de son identité.
Notes et références
1. Au sujet des langues en présence dans l’édition jeunesse dans les pays arabes, lire l’article de Hala Bizri, Quelles langues pour la littérature de jeunesse dans les pays arabes ?, in Takam Tikou, dossier « Langues et livres pour la jeunesse », mars 2012. †
2. L’article 29 de La Convention internationale des droits de l’enfant (ONU, 20 novembre 1989) stipule, dans le point 1, « Les États parties conviennent que l’éducation de l'enfant doit viser à (…) c) Inculquer à l’enfant le respect de ses parents, de son identité, de sa langue et de ses valeurs culturelles, ainsi que le respect des valeurs nationales du pays dans lequel il vit, du pays duquel il peut être originaire et des civilisations différentes de la sienne ». †
3. Lire à ce sujet l’article de Nadine Touma, Pourquoi écrire et publier en dialecte libanais, in Takam Tikou, dossier « Langues et livres pour la jeunesse », mars 2012. †
4. À l’occasion de formations en littérature de jeunesse en Égypte, au Maroc et au Liban, il a été demandé aux stagiaires de lire le même ouvrage pour enfants écrit en dialecte libanais. Pour les Égyptiens et les Marocains, le déchiffrage était difficile, mais le texte était compris quand il était lu par une Libanaise. Pour les Libanais, la lecture coulait de source. †