Mon histoire avec le conte

Par Jihad Darwiche, Conteur
Photographie de Jihad Darwiche. ©Tomasz Mysluk

 

Jihad Darwiche a reçu le conte en partage de sa mère. La tradition orale a été sa patrie dans l’exil, son lien avec sa culture d’origine et sa famille. Porté à son tour par le besoin de transmettre, il a participé à la création de festivals, d’une école du conte, d’un centre de ressources, et a publié de nombreux ouvrages. Parcours singulier d’un conteur qui dit devoir tomber amoureux d’un conte pour pouvoir le raconter à son tour…

 

 

Première transmission

J’ai l’habitude de dire que le conte est l’héritage que j’ai reçu de ma mère. Plus j’avance dans la vie, plus je me rends compte que ce terme est juste.

Ma mère était une étrangère dans le village. La seule vraie étrangère. À l’époque où l’on épousait un cousin ou quelqu’un du village, à l’époque où l’on se mariait entre soi, elle a épousé par amour, non seulement un étranger à son milieu, mais surtout un homme qui avait une autre religion que la sienne. Et elle l’a suivi dans son village. Ce mariage allait la couper de sa famille pendant des années – je comprendrai plus tard que le conte et la poésie sont alors devenus son « pays » et ses racines.

Ma mère était illettrée, mais elle contait merveilleusement bien et chantait ses poèmes avec une belle voix. Quand elle nous racontait un conte, ou quand elle chantait un poème, elle aimait dire de qui elle le tenait : « Celui-là vient de ma grand-mère, qui l’avait entendu de sa mère. Avant ? Je ne sais pas ». Être un maillon d’une chaîne lui donnait l’impression d’être reliée, de ne pas être coupée de son monde.

Le conte et la poésie étaient pour elle une histoire d’amour. Quand elle contait, son visage s’illuminait. Même aux pires moments de la guerre1, je l’ai vu conter avec la même sérénité, le même engagement et la même énergie. En l’écoutant, j’avais l’impression qu’elle était habitée par son histoire.

Nous étions sept frères et sœurs. Ma mère racontait à des moments très différents : pour la sieste, pour nous endormir le soir, ou lorsqu’on participait aux travaux collectifs, comme trier le blé. À ces moments-là, les mains étaient occupées mais la tête était libre. Elle nous contait aussi pour nous rassurer, quand le vent soufflait fort, ou quand, la nuit, la hyène rôdait derrière la maison.

Je me suis intéressé au conte et à la poésie populaire très tôt. Ma mère a dû s’en rendre compte, puisqu’elle a commencé à me transmettre ses contes alors que j’étais encore très jeune. Avec ses contes, elle m’a transmis la liberté de les adapter à ma parole, à mon imaginaire, à mon rythme et à mon monde.

Elle m’a transmis surtout l’amour et le respect du conte. Pour elle, le conte était une parole précieuse, habitée par le souffle de tous ceux qui l’avaient transmise jusqu’à nous. Notre devoir était de lui donner notre souffle, le meilleur de nous-mêmes.

Je n’ai pas le souvenir qu’elle m’ait donné des leçons dans le sens propre du terme. Elle m’a plutôt accompagné sur mon chemin, par petites touches, toujours en délicatesse. Elle m’incitait à écouter d’autres conteurs pour élargir mon horizon, et lorsque la vie m’a poussé à quitter mon pays, nous avons gardé une correspondance par cassette audio. Le conte n’y étaitjamais absent. Je lui envoyais des contes qu’elle ne connaissait pas, elle m’envoyait des histoires du pays. Petit à petit, elle était devenue mon « informateur » officieux. Un petit enregistreur à la main, elle allait voir des conteurs qu’elle connaissait ou qu’on lui indiquait et elle demandait qu’ils lui racontent des contes pour son « fils conteur ». Elle a fait cela jusqu’à la fin de sa vie.

Si je parle de tout cela, c’est parce que cet accompagnement m’a appris des choses essentielles dans ma vie de conteur. J’ai appris entre mille autres choses que la transmission se fait dans une relation d’affection et de respect, mais qu’elle implique aussi une responsabilité.

Juste retour des choses : lorsque j’ai quitté mon pays, je me suis senti complètement perdu, sans centre de gravité. Le conte est alors devenu « mon pays » et le lien qui me relie au monde et aux miens.

Je me suis lancé dans le conte sous toutes ses formes : j’ai conté des contes traditionnels et des récits de la vie pendant la guerre ; puis, j’ai senti le besoin d’écrire, dans la langue arabe au début. Mes premiers livres ont été bilingues. C’était probablement ma façon de garder le lien avec ma culture et mes racines. J’ai commencé par une histoire d’enfant pendant la guerre, puis je me suis mis à publier les contes de ma mère.

Deuxième transmission

J’ai eu à mon tour des enfants. Deux filles. Je leur ai conté des contes traditionnels, je leur ai inventé des histoires, et j’ai joué avec elles à inventer des contes. Layla, ma fille aînée, a grandi au Liban jusqu’à l’âge de six ans, et elle a eu la chance d’écouter souvent sa grand-mère. Elle en garde des souvenirs forts et marquants.

Mes deux filles ont manifesté à l’adolescence l’envie de conter. Elles ont eu quelques occasions de conter en public, mais le chemin de l’école était loin d’être fini, alors le conte les a juste accompagnées comme une respiration.

Les années ont passé.

Il y a huit ans à peu près, Layla a senti l’envie de se lancer corps et âme dans le conte. Elle m’a demandé de l’accompagner dans ses premiers pas. J’étais honoré et heureux, et pourtant, j’avais peur. Étais-je capable de transmettre sans imposer, d’accompagner en respectant la liberté de l’autre, son monde et son imaginaire ? Étais-je capable de lui transmettre les contes et l’amour du conte, et tout ce qui va avec ?

Pourtant, j’ai toujours été habité par l’envie de transmettre. Je me rappelle que pendant les premiers stages que j’animais dans les années 1980, j’essayais toujours de repérer quelqu’un à qui transmettre, non seulement le peu de choses que je savais faire, mais aussi mon répertoire.

Alors, je me suis lancé avec Layla. Je l’ai accompagnée dans ses premiers pas, puis elle a pris son chemin, seule, sur son rythme. Nous avons encore le bonheur de faire, de temps en temps, un bout de chemin ensemble.

Il y a un peu plus d’un an, Najoua, ma deuxième fille, m’a réclamé sa « part d’héritage ». J’essaye de l’accompagner de mon mieux, en lui laissant la liberté de faire de cet héritage ce qu’elle entend en faire. Nous travaillons ensemble d’une façon régulière. Nous flânons dans divers répertoires, nous essayons d’élargir nos horizons, et d’apprivoiser ces paroles habitées par le souffle et l’âme de tous ceux qui les ont déjà contées avant nous.

Parfois, je me dis que le conte dans ma famille est une histoire de femmes. Ma mère a reçu le conte de sa grand-mère, qui l’avait reçu de sa mère. L’héritage arrive à mes filles. Dans ce bout de lignée que je connais, je suis le seul homme. Presque un accident de parcours.

Retour au Liban

Pendant ce temps, le Liban sortait d’une longue guerre civile. Le conte de ma jeunesse était en train de sombrer. Le conteur professionnel avait disparu de l’espace public depuis le début des années 1970. Restaient quelques femmes et quelques hommes qui racontaient pour leurs familles.

Le conte commençait alors à prendre une connotation négative. Certains y voyaient une raison du sous-développement, d’autres un amusement pour les enfants. Ceux qui détenaient des contes ne trouvaient plus d’auditoire.

Avec quelques rares personnes, j’ai senti le besoin de redonner au conte sa place et ses lettres de noblesse. J’ai essayé de monter un festival dans la ville de Saïda. Mais, sans que je le sache, un festival était en train de se préparer à Beyrouth, à l’initiative de mon ami Paul Mattar.2 Nos chemins s’étaient croisés dans l’édition quelques vingt ans plus tôt, ils allaient alors se recroiser dans le conte pour ne plus se quitter. Paul a lancé le Festival international du conte et du monodrame en 2000, et je l’ai rejoint.

Nous avions conscience que, pour revenir sur la place publique, le conte et le conteur se devaient de s’adapter et de trouver leur nouvelle place dans une société en pleine mutation.

Trois axes nous semblaient nécessaires : éveiller l’intérêt pour le conte, former une nouvelle génération de conteuses et de conteurs, et essayer de collecter le patrimoine.

Le Festival s’installait petit à petit. Il accueillait tous les ans des conteuses et des conteurs venus des quatre coins de la Terre, avec leurs styles et leurs mondes riches et diversifiés.

Nous avons vite franchi une deuxième étape avec la création de « La Madrassa du conte » (L’École du conte) qui a pris en charge le Festival, et qui a assuré, en collaboration avec d’autres organismes, plusieurs tâches : la formation de nouveaux conteurs, une formation plus large pour les bibliothécaires et les enseignants, l’organisation de colloques autour du conte, et le lancement d’une opération pour recueillir les contes et la tradition orale dans deux régions du Liban (Hermel au Nord-Est, et Bint Jbayl au Sud), ainsi que dans les camps palestiniens, en collaboration avec l’association « al-Jana »3 qui était déjà active dans ce domaine depuis quelques années.

Aujourd’hui, le Festival est installé dans le paysage culturel. Il arrive à naviguer au milieu des événements qui secouent toujours le pays. Une nouvelle génération de conteuses et de conteurs s’active tout au long de l’année dans les écoles, les bibliothèques, les centres culturels, dans certaines émissions de radio et de télévision, et partout où le conte peut trouver sa place. Depuis quatre ans, de petits festivals locaux ont vu le jour dans plusieurs régions.

Pour la collecte, nous avons formé trois groupes, issus des régions où la collecte devait avoir lieu. Les équipes ont travaillé plusieurs mois et ont collecté plus de cent heures de contes, de récits, et de chants. Plusieurs réunions ont eu lieu pendant l’opération pour mettre les résultats en communs et pour résoudre certains problèmes rencontrés.

À la fin de la collecte, trois centres de ressources ont été créés : à la bibliothèque de Bint Jbayl, à celle de Hermel et à l’association al-Jana. Dans chaque centre, une copie entière de la collecte a été mise à la disposition du public (et des conteurs évidemment), avec le matériel adéquat. Les DVD peuvent aussi être empruntés pour une écoute hors les murs.

Un choix de contes et de récits a été publié dans un livre.4 Nous espérons avoir les moyens de sortir d’autres publications.

Le chemin est encore long et les moyens modestes. Nous sommes en train de réfléchir à la manière d’élargir le cadre de la Madrassa pour accueillir d’autres paroles que le conte, et pour installer un espace permanent de réflexion et de formation sur la littérature orale.

Ce sera la prochaine étape.

 

 

Notes et références

1. Allusion à la guerre du Liban, 1975-1990.

2. Paul Mattar est le directeur du théâtre Monnot de l’université Saint-Joseph, à Beyrouth. Il est aussi metteur en scène et acteur.

4. Jihad Darwiche, Le Conte oriental : la tradition orale au Liban, Aix-en-Provence, Edisud, coll. L’Espace du conte, 2001.


Pour aller plus loin

Biographie

Jihad Darwiche est né à Marwaniyé au Liban, en 1951. Après avoir étudié à Beyrouth, puis à Montpellier, Jihad Darwiche a été journaliste de 1975 à 1983. En 1983, il s’installe en France comme professeur d’arabe avant de devenir conteur, en 1984. Il anime des ateliers d’écriture et de création, ainsi que des stages de formation à l’art du conte. Jihad Darwiche est directeur d’un festival de conte à Beyrouth et directeur artistique du Festival du Conte des Alpes-Maritimes.

Bibliographie

Le Centre national de la littérature pour la jeunesse – La Joie par les livres a réalisé une bibliographie de Jihad Darwiche, téléchargeable en ligne.

Jihad Darwiche [en ligne]. Disponible sur http://www.mondoral.org/-Contact,235-.html [consulté le 6.12.2011]. Fait partie de : Mondoral (art de la parole, conte, conteur) [en ligne]. Disponible sur : http://www.mondoral.org

Des vidéos de Jihad Darwiche sont disponibles sur http://www.youtube.fr


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