L’édition pour la jeunesse au Maroc. Tour d’horizon

Par Hassan Id Brahim, Docteur en littérature pour la jeunesse, responsable de la médiathèque de l’Institut français de Fès.
Photographie de Hassan Id Brahim

 

En ouverture de notre dossier consacré au livre et à la lecture au Maroc, pays invité d’honneur de Livre Paris 2017, Hassan Id Brahim dresse pour nous un tableau de l’état actuel de l’édition marocaine pour la jeunesse.

Cet article a été publié en avant-première dans l'édition de février 2017 de La Revue des livres pour enfants, n° 293.

 

Un contexte économique éditorial rude

Une moyenne de 3 à 4 titres par éditeur et par an, un tirage oscillant entre 2 000 et 3 000 exemplaires par titre, des rééditions rares, un secteur éditorial alimenté essentiellement par une poignée de maisons d’édition (Yomad, Yanbow Al Kitab, Marsam et, depuis 2012, les éditions Afrique Orient) auxquelles il convient d’ajouter les publications du ministère de la Culture… Force est de constater qu’à ce niveau de production, les éditeurs marocains doivent partager leur marché national avec la production étrangère diffusée au Maroc, qu’elle soit française ou en provenance d’autres pays arabes comme le Liban, la Syrie et l’Égypte. Soixante ans après l’Indépendance, le marché marocain des livres pour la jeunesse est encore largement dominé par la production française, en quantité et en visibilité. Cela est lié au dynamisme du système de diffusion détenu par certains libraires qui ont l’exclusivité pour le Maroc des principales maisons d’éditions françaises. Dans ce contexte sévère, les productions locales, moins connues et moins visibles, intéressent peu une certaine catégorie du lectorat qui leur préfère les livres importés, reflet « d’une certaine mondialisation » et de ses idéaux ou l’effet de ses propres tropismes.

Onéreux s’ils veulent être fabriqués avec soin, les livres marocains pour la jeunesse publiés par le ministère de la Culture alimentent surtout, à titre gracieux, le réseau des bibliothèques publiques et des associations à but culturel et au profit de certaines institutions qui les offrent aux enfants pour les encourager à la lecture. En conséquence, ces publications échappent au circuit de la distribution des grandes librairies du royaume, ce qui en limite le lectorat potentiel. Par ailleurs, étant donné les conditions d’impression, la qualité esthétique des livres pour enfants marocains est très souvent en deçà de leur qualité littéraire. Dar Al Manahil, l’imprimerie affiliée au ministère de la Culture, n’est en effet pas suffisamment équipée pour éditer ce type de publications illustrées.

Effet aggravant de cette invisibilité, l’édition pour la jeunesse marocaine a du mal à se frayer une voie vers le marché étranger, notamment celui de la France. C’est peut-être là où le bât blesse le plus ; les éditeurs marocains voient le marché du livre francophone pour la jeunesse au Maroc alimenté par les importations du livre français sans pouvoir accéder eux-mêmes au marché français et y vendre leurs productions. Ce n’est qu’à l’occasion de salons que le marché français s’entrouvre ponctuellement. Et les ventes de la production française pour la jeunesse connaissent une nette hausse ces dernières années au Maroc. D’après Distribution action directe1 (distributeur marocain pour le livre de jeunesse français) cette augmentation est liée à la demande accrue des établissements scolaires affiliés à l’Agence d’enseignement français à l’étranger (AEFE) et à l’essor des établissements scolaires privés marocains qui investissent massivement dans le livre pour la jeunesse étranger (français) par l’installation de bibliothèques scolaires. Sans oublier les acquisitions conséquentes du réseau des Instituts français au Maroc (onze au total) qui abritent tous des sections jeunesse avec des fonds alimentés à 98 % par la production française. Ainsi, les supports pour la jeunesse (en particulier du côté des albums) utilisés dans le pré- et parascolaire privé marocain émanent à 95 % des éditeurs français.

Peuplé de 34 millions d’habitants, le Maroc compte une forte population enfantine, mais celle-ci est particulièrement importante dans ses zones rurales ou défavorisées, là où l’accès au livre récréatif est inexistant. Ainsi, le seul support qui demeure accessible pour ce public est le livre scolaire. Car au Maroc, le livre pour la jeunesse coûte entre 4,18 € et 7,44 € (45 et 80 dirhams), un prix exorbitant au vu du faible pouvoir d’achat de cette population qui, de fait, est exclue de ce marché. Alors pourtant qu’un éditeur qui vendra son livre à 3,70 € n’en touchera que 0,46 € une fois les frais engagés défalqués. Cette marge est d’autant plus insignifiante qu’elle n’est pas compensée par les volumes de vente. Raison pour laquelle certains éditeurs choisissent d’imprimer leurs livres à l’étranger (Liban) au vu du rapport qualité-prix et à cause des capacités relativement limitées de l’impression au Maroc.

Ce paysage nous pousse à prendre à notre compte ce constat émanant du ministère de la Culture (2014), à savoir que « le secteur de l’édition au Maroc connaît une réalité quelque peu contrastée : d’un côté, une production très certainement riche et diversifiée, parfois de très grande qualité, et d’un autre côté une filière qui n’arrive pas à maîtriser l’ensemble des composantes de la chaîne et qui, de ce fait, demeure limitée dans son impact culturel, social et économique »2. Tous les acteurs de cette chaîne sont concernés par ce constat : les institutions politiques, financières, éducatives, les entreprises d’édition, les réseaux de distribution, les libraires et les bibliothèques publiques… Le ministère de la Culture, depuis quelques années, est conscient de ces problèmes et tente de les appréhender dans le cadre d’un projet global pour une industrie culturelle et créative nationale, lancé depuis quelques années. C’est dans ce sens qu’il a mis en place un dispositif d’aide en faveur des écrivains, des libraires, des éditeurs, des associations et entreprises culturelles sous forme d’appels à projets avec un budget à l’appui. Car au Maroc, mettre le livre à la portée de tous nécessite un réel accompagnement. Prioritairement éligibles à ce dispositif, les projets (traditionnels et numériques) liés au secteur jeunesse sont cependant trop rares.

Si, tous supports confondus, les ouvrages soutenus représentent environ 30 % de la production nationale, la littérature de jeunesse reste bien en deçà des espérances. À considérer le montant alloué au livre et à l’édition, on relève qu’il représente 25 % du montant du soutien global accordé aux projets culturels et artistiques. La sensibilisation à la lecture représente quant à elle 10 % du montant du soutien global. Ce dernier se rapporte aux manifestations et rencontres liées à la promotion du livre et de la lecture ainsi qu’à l’animation des cafés littéraires afin de promouvoir le produit culturel à travers le livre et la lecture. Ces montants restent cependant très faibles par rapport aux ambitions et aux défis relatifs à la question de la lecture auxquels doit faire face le Maroc. Sur le plan régional, plus d’une dizaine de salons sont programmés et subventionnés3… Ces initiatives visent à participer à l’édification d’une société du savoir et de la citoyenneté qui constitue un vrai défi et une priorité du ministère de la Culture, en améliorant progressivement le réseau des bibliothèques publiques.

À ce stade il est sans doute nécessaire de préciser l’organisation linguistique du Maroc, qui s’est doté en 2011 d’un Conseil national des langues et de la culture marocaine. La population du royaume se répartit majoritairement entre les différentes variantes de l’arabe dialectal (60 %) et les différentes variantes de la langue berbère ou amazighe (40 %), le français restant très présent dans les usages (université, économie, ministères…). La pluralité linguistique est très apparente mais à des degrés très variables dans la production marocaine pour la jeunesse où la tendance dominante est le bilinguisme arabe-français / français- arabe.

Enfin, la diaspora marocaine peut constituer un moteur important pour faire connaître la production marocaine pour la jeunesse en dehors des frontières du pays4. En effet, la présence marocaine à l’étranger pourrait participer au rayonnement du livre national en tant que vecteur de vulgarisation de la culture nationale auprès des enfants issus de la communauté marocaine d’ailleurs. À cet effet, le Conseil de la communauté marocaine à l’étranger (CCME), en tant qu’instance visant, entre autres, à amplifier l'action culturelle au sein de l'émigration, peut être un levier en la matière. Ce conseil a publié beaucoup d’ouvrages pour adultes mais nous constatons que le secteur jeunesse est relégué au second plan. Cette piste pourrait apporter un soutien fondamental à la production nationale, ne serait-ce que dans les milieux de l’émigration. La diaspora marocaine, estimée à 4,5 millions de ressortissants, est largement présente en France (1,5 million), en Espagne (0,9 million), en Israël (0,8 million), en Belgique (0,6 million).5

En conclusion, entre 2003 et 2015, le marché du livre, d’une façon générale, a à peine progressé de 0,2 % selon les statistiques du ministère de l’Industrie et du Commerce marocain. Il représente moins de 2 % du chiffre d’affaires de l’ensemble du secteur industriel, imprimerie incluse. Selon Hassan El Ouazzani, directeur du Livre, des bibliothèques et des archives « ces chiffres englobent toutes les unités œuvrant dans les secteurs de l’édition et de l’impression de divers supports, y compris le livre scolaire qui offre une marge importante aux maisons d’édition. Les performances du secteur du livre culturel sont évidemment bien moins importantes »6.

Fouad Laroui, ill. Pierre Léger, La meilleure façon d'attraper les choses, Yomad, 2001 (Rêves d'enfants). Prix Grand Atlas 2005.

Mehdi de Graincourt, ill. Mireille Goëttel, Raconte-moi Ibn Battouta, Yanbow al-Kitab, 2011. Prix Grand Atlas 2011.

Ahmed Taieb El Alj, ill. Nathalie Logié Manche, Alexis Logié, La maison de Lalla Chama,  دار للا شامة, Marsam, 2009.

Nezha Lakhal-Chevé, ill. Anne Buguet, Razina la sage sultane, Afrique Orient, 2016 (Tiara Jeunesse).

Et les enfants dans tout ça ?

Comment les enfants marocains entrent-ils en contact avec le livre pour la jeunesse ? Selon le Programme international de recherche en lecture scolaire (PIRLS)7 53 % des enfants déclarent qu’ils n’ont aucun livre à la maison quand 24 % d’entre eux ont une étagère de livres à leur domicile. 65 % des écoles ne disposent pas de bibliothèque scolaire quand 27 % en ont une petite (500 titres ou moins). À examiner ces chiffres, il en ressort que le livre n’est pas accessible à la majorité de la population enfantine marocaine. Néanmoins, les classes moyennes, qui considèrent la lecture comme un enjeu de réussite sociale, s’investissent beaucoup en privilégiant la production étrangère, notamment française, et en passant par les centres ou les instituts culturels étrangers au Maroc (français, espagnols ou américains). 85 % des inscrits dans les sections jeunesse des médiathèques des Instituts français au Maroc sont issus des classes moyennes marocaines et ils ont acquis une tradition de lecture, la majorité de ce public fréquentant ces espaces à partir d’un âge précoce. Mais la littérature de jeunesse n’est pas encore devenue un produit commercial qui a sa place dans le budget et dans les priorités de beaucoup de familles.

Quand on évalue la production sur le plan générique, thématique, esthétique, nous constatons qu’il n’y a pas encore une grande richesse visible ou apparente qui peut séduire le lectorat enfant en répondant à ses attentes. En effet, la production marocaine est dominée par une fiction caractérisée par une uniformité générique qui frôle souvent le genre conte. D’autres genres sont quasi inexistants comme les livres d’éveil, les documentaires, la BD… Ce qui donne au marché une apparence réelle d’incomplétude.

Des métiers à inventer

Si l’organisation d’une réelle diffusion constitue un défi majeur pour l’édition marocaine pour la jeunesse – ce maillon de la chaîne du livre est vécu comme un cauchemar par les professionnels de ce secteur – celle-ci ne saurait faire l’économie d’une vraie réflexion sur les métiers de la création. Les créateurs de livres pour enfants n’ont pas encore de statut reconnu ; ainsi, certains auteurs et illustrateurs produisent quelques titres pour la jeunesse avant de s’orienter vers une autre activité, plus valorisante. Car à l’absence de reconnaissance s’ajoute la question de la rémunération, qui n’encourage pas les créateurs à se spécialiser dans le domaine du livre jeunesse.

Toutes ces difficultés économiques ne doivent pas dissimuler que la littérature de jeunesse marocaine s’enrichit, se professionnalise et se diversifie pour s’adapter aux mutations et aux pratiques culturelles qu’a connues la société marocaine. La considération de cette littérature en tant qu’objet, esthétique, culturel, protéiforme, hétérogène s’accroît inexorablement, suscitant la réflexion sur les liens qu’une société noue avec la jeunesse de son époque. Dans ce sens, la littérature de jeunesse commence à être au cœur d’une réflexion scientifique dans les milieux académiques. Ce qui implique l’émergence d’un discours critique visant à repenser cette production longtemps marginalisée.

Notes et références

1. Entreprise dirigée par M. Youssef Bijdane.

2. Source : www.minculture.gov.ma/fr/index.php/component/content/article?id=1156:appel-a-projets-culturels-secteur-de-ledition-et-du-livre-2015

3. En effet, la création des salons régionaux du livre pour enfants, à l’échelle régionale, s’inscrit dans cette dimension, comme celui de Casablanca et d’El Jadida qui en sont à leur 3ème édition.

4. Il est à signaler cependant que les exportations de livres marocains sont soumises à une autorisation du ministère de tutelle. De plus, la circulaire 1606 de l’Office des Changes, relative à l’ensemble des exportations, prévoit un délai de règlement de 150 jours (quand les exorbitants frais de transport des livres sont à la charge des éditeurs). Cette mesure décourage les éditeurs et limite la mobilité de la production éditoriale. Pour la contourner, les éditeurs recourent, parfois, à l’impression de leurs publications  à l’étranger.

5. Source : https://fr.wikipedia.org/wiki/Diaspora_marocaine

6. Source : lavieeco.com/news/economie/le-marche-du-livre-narrive-toujours-pas-a-decoller.html

7. Source : varlyproject.wordpress.com/tag/livres-pour-enfants/


Pour aller plus loin

Responsable de la médiathèque de l’Institut français de Fès, Docteur en littérature française, Hassan Id Brahim a soutenu en 2006 une thèse sur la littérature de jeunesse au Maroc à l’Université Sidi Mohamed Ben Abdellah, Faculté des Lettres Dhar El Mehraz de Fès.  Il a également publié un livre sur le sujet, La littérature de jeunesse au Maroc : approche historique et analytique, 1900-2006, aux Editions Universitaires Européennes (EUE) en 2011. Ses axes de recherche concernent notamment les écrits à destination des enfants et des jeunes, la culture orale pour enfants et l’imaginaire urbain.


Étiquettes