Les jeunes marocains et la lecture

Par le Professeur Driss Khrouz, ancien directeur de la Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc.
Photographie de Driss Khrouz

Les jeunes marocains lisent-ils ? À quelle offre de lecture ont-ils accès ? Comment cette offre se décline-t-elle ? Correspond-elle aux besoins des jeunes ?

Drizz Khrouz dresse un état des lieux de la lecture publique au Maroc, chiffres à l'appui. En établissant une corrélation entre le système d'enseignement en place au Maroc, l'offre de lecture en direction des jeunes et l'absence d'une lecture "juste pour le plaisir", il aboutit néanmoins à un constat encourageant : la non-lecture n'est pas une fatalité.

Des efforts importants sont réalisés au Maroc depuis deux décennies pour promouvoir et encourager l’accès à la culture. Des institutions prestigieuses sont construites et de grands projets sont lancés, notamment à Rabat, Casablanca, Fès, Marrakech et Meknès. Il s’agit de grandes bibliothèques publiques, patrimoniales, nationale, ainsi que de musées, de grands théâtres, de complexes culturels et de médiathèques. Ces institutions font partie des politiques de l’État à travers le ministère de la Culture, en association avec d’autres départements ministériels et les collectivités locales. Le « partenariat public-privé » intègre aussi de plus en plus des réalisations culturelles dans le cadre des grands projets urbanistiques.

La coopération entre le Maroc et la France a permis de lancer, au début des années 2000, le « projet d’appui à la lecture publique », à travers un fonds de solidarité prioritaire (FSP). C’est ainsi que 20 médiathèques ont été ouvertes dans des chefs-lieux de régions pour promouvoir les sites culturels de proximité. Le ministère de la Culture a par ailleurs relancé à partir de 2012 la construction d’espaces de culture, de loisirs et de lecture au profit des jeunes dans plusieurs villes et communes rurales.

Selon le bilan 2012-2016 du ministère de la Culture, le Maroc dispose en 2016 de 609 bibliothèques publiques pour 1503 communes (221 urbaines et 1282 rurales) et cela pour une population de 34 millions d’habitants. 329 de ces établissements dépendent du ministère de la Culture, dont 21 grandes médiathèques et des points de lecture dont des espaces en zones de montagne et des bibliothèques de prison.

Sur les 221 communes urbaines, 69% disposent d’un centre culturel intégré. 35% des écoles publiques ne disposent pas de bibliothèque scolaire. Près de 30% ont une salle avec des livres sans cohérence documentaire et de petites collections de 200 à 500 livres. Dans la quasi-totalité des écoles, l’encadrement de la lecture et des salles de documentation est pratiquement inexistant. Il correspond rarement aux normes qui devraient aider les jeunes à se former, s’épanouir, être autonomes et initiés aux responsabilités dans leur vie.

Ainsi, selon des données récentes (Haut-Commissariat au Plan-HCP – février 2017), un quart des jeunes de 15 à 24 ans sont sans emploi, non scolarisés et sans aucune formation (soit 1 685 000). Par ailleurs, les données issues de l’évaluation du système éducatif à fin 2016 (Conseil supérieur de l’éducation, de la formation et de la recherche scientifique) indiquent que seul un élève sur quatre arrive à maitriser les minimas de la lecture en fin de 4ème année de l’école primaire. 79% des élèves âgés de 10 ans ne maitrisent pas les bases de la lecture : « Au bout de 9 ans de scolarité, les acquis des élèves marocains restent très médiocres. L’arabe, le français et les maths sont les matières dans lesquelles ils sont les plus mauvais. »

Selon l’association Racines, qui œuvre au développement culturel au Maroc et en Afrique, il y avait en 2014 moins de 750 librairies au Maroc, soit une librairie pour 42 600 habitants. Casablanca ne comptait que 190 librairies, soit une pour 21 000 habitants.

Les instituts et les centres culturels des représentations diplomatiques les plus impliquées jouent un rôle appréciable dans l’accès aux langues, aux loisirs culturels et à la lecture. Leur rayonnement se limite toutefois aux grandes villes universitaires. Ainsi, l’Institut Français du Maroc est présent dans 12 villes et offre sur chacun de ses sites des moyens importants de culture et de lecture, en livres, en bandes dessinées, en documents audio-visuels, en films et de plus en plus en supports numériques, en sites électroniques et en internet.

Face à une forte demande de la part des jeunes, ces instituts culturels ne peuvent à eux seuls répondre aux besoins en apprentissage des langues et en supports de lectures et de loisirs de plus en plus consultés via les canaux numériques. Leurs offres restent insuffisantes. Elles sont des exemples de prestations de qualité bien appréciées par les jeunes et proposent un bon encadrement par des professionnels.

Les services culturels en général et de lecture en particulier que fournissent les bibliothèques et les médiathèques publiques, ainsi que les instituts culturels de quelques grandes ambassades, sont un apport visible dans quelques grandes villes ; ils n’ont toutefois pas transformé les relations des jeunes à la lecture.

Les pratiques qui ont fini par dominer progressivement dans l’enseignement à tous les niveaux sont un obstacle à l’épanouissement des capacités et des choix rationnels des enfants et des jeunes. Les cours dictés, appris machinalement « par cœur » et exigés mot à mot dans les examens et les récitations, sont des contenus clos, affirmatifs et clamés comme des vérités sans faille et ne sont soumis à aucun débat contradictoire critique et alternatif. Aucun apport n’est demandé aux jeunes en dehors de l’apprentissage pur. En l’absence de lectures commentées, de débats sur les livres, sur les idées et les penseurs, les enseignements donnent des contenus verrouillés. Avec des pratiques pédagogiques où l’apprenant n’est pas impliqué et n’est tenu qu’à apprendre les vérités du « prof » qui sont dictées ou vendues à l’université dans des polycopiés qui paraphrasent d’autres polycopiés et manuels, et cela dans les différentes langues, la lecture personnelle, complémentaire et intelligente devient inutile. L’élève qui lit est au contraire pénalisé quand il fait preuve de réflexion personnelle et d’ouverture. La boucle vicieuse est bouclée !

Il y a des pratiques au nom des traditions où le débat par les jeunes est perçu comme une désobéissance, un affront aux « transmetteurs » : l’enseignement au Maroc s’appuie d’abord sur l’obéissance.

Les retards et les déficits sont importants malgré toutes les infrastructures culturelles mises en place, en cours de construction ou encore en projets.

L’impact de l’analphabétisme, quoique en nette régression, aggrave les effets des déperditions et des échecs scolaires, notamment dans les zones pauvres des vallées, des montagnes et des immenses quartiers périphériques et suburbains dans les grandes agglomérations tentaculaires.

À la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc.

La lecture publique souffre de graves insuffisances dans son offre pour les jeunes. Il est fréquent d’entendre dire que les Marocains en général ne lisent pas, ce qui correspond à une façade de la réalité, mais cela est court et les arguments n’abordent que les aspects superficiels des choses. Il y a des données issues d’échantillons de jeunes lecteurs de la Bibliothèque nationale interviewés et questionnés qui apportent des éléments de réponse et reposent autrement le problème de la lecture. Bien sûr, beaucoup de jeunes lycéens et étudiants lisent en « pointillé », de façon éclectique et en apparence décousue, désordonnée et non cumulative et seulement pour préparer leurs devoirs scolaires, leurs examens, leurs rapports ou mémoires pour le diplôme. Mais de plus en plus de jeunes consultent des livres de culture générale, des manuels, des usuels, des dictionnaires, des encyclopédies. Ils consultent les catalogues et ils s’informent à travers des sites numériques et des bouquets électroniques spécialisés. Quand l’accueil est professionnel, courtois et respectueux, que les salles de lecture sont agréables et confortables, que les écrans de lecture sont disponibles et l’internet accessible et gratuit, que les catalogues sont informatisés, actualisés et l’accès libre bien fourni, homogène et bien structuré selon une charte documentaire, la contagion vertueuse de la lecture se fait et gagne de plus en plus de jeunes.

Ce relevé constaté sur échantillons dix années de suite dans une grande institution dotée des ressources nécessaires n’est pas significatif pour tout le pays. Il est tout de même un indicateur essentiel. Si les jeunes lisent peu et en majorité pour des devoirs scolaires, ce n’est pas par désintérêt. Pourquoi ne lisent-ils pas alors de façon régulière pour leur culture personnelle et leur plaisir ?

Selon eux, les prix des livres sont excessifs, les médiathèques ne leur proposent que des bribes de collections décousues et obsolètes, leurs sites sont difficilement accessibles en l’absence de moyens de transports en commun réguliers et fiables, les librairies sont rares.

Au Maroc, une grande partie des médiathèques et des centres de documentation dans les écoles et les lycées ne fournissent pas le minimum des ressources nécessaires pour des offres de lectures pour les jeunes. Quand des livres existent, ils ne sont pas choisis par des bibliothécaires ou des pédagogues selon les caractéristiques du projet documentaire de l’établissement et les besoins des jeunes. L’encadrement est souvent déficient. Des professionnels dévoués et compétents existent, ils ne sont pas valorisés. Le statut du personnel est loin d’être attractif. Dans la majorité des centres culturels, des médiathèques et des points de lecture, le partenariat le plus fréquent est entre le ministère de la Culture, qui construit le bâtiment et le dote en équipements, et la collectivité territoriale, qui met à disposition le personnel. Les communes n’ont ni les ressources, ni le savoir-faire, et les dépenses et investissements pour la culture ne figurent que pour mémoire dans leurs budgets.         

Les espaces de culture et de lecture, surtout dans les petites villes et les campagnes, sont mal entretenus, peu attrayants et sans aucun rayonnement.

La lecture est une culture. Elle s’acquiert progressivement, elle s’apprend, elle se distille et elle capte l’enfant qui devient jeune puis adulte. L’initiation est essentielle. Pour lire il faut aimer la lecture. Le rôle des parents et du milieu familial est déterminant. L’est aussi celui du préscolaire, de l’école et bien entendu des médias et de l’entourage.

L’engouement pour internet et pour les réseaux sociaux est considérable chez les jeunes au Maroc. Ils les utilisent mais peu savent le faire avec discernement. Il y a une tendance chez eux à prendre toutes les informations sur la toile ou sur les réseaux comme des savoirs validés et incontestables. Ils lisent des petits extraits piqués au « zapping » de sources disparates. Une éducation à la lecture numérique devient de plus en plus indispensable, à la fois pour savoir chercher, savoir vérifier, avoir un esprit interrogatif et critique. Apprendre aux jeunes à valider les informations butinées par des références crédibles, notamment par un recours aux documents fondamentaux, que ce soit sur des supports imprimés, numériques, sonores ou iconographiques. L’utilisation des nouvelles technologies au service de la lecture et du savoir n’est pas incompatible avec le livre imprimé. Les deux recours sont de plus en plus complémentaires. Il n’y a pas de guerre des supports de l’écriture et de la lecture.

L’expérience de quelques associations qui éduquent à la lecture et qui créent des réseaux de lecture publique, ainsi que les visites des jeunes dans les salons du livre et l’afflux massif dans les instituts culturels français, espagnols, anglais, américains, italiens et chinois, situés dans les grandes villes, montrent bien que le problème réside aussi dans l’offre de lecture publique pour les jeunes. Il réside aussi dans les prérequis nécessaires pour que les jeunes lisent et lisent par eux-mêmes.

Encadrés par des associations de militants de la lecture, les jeunes lisent, commentent des livres, écrivent des essais et participent à des concours de lecture. La « non-lecture » n’est donc pas une fatalité.

De bonnes pratiques de lecture publique et des médiathèques efficaces et attractives existent. Des militants de la culture et de la lecture existent dans les écoles, les universités, les bibliothèques, les médiathèques et les instituts culturels. Toutes ces réussites doivent être évaluées, capitalisées, et étendues à l’ensemble du territoire.

Une exposition à la Bibliothèque nationale du Royaume du Maroc.

Les institutions culturelles existent et leurs moyens sont importants, elles doivent être dotées de projets continus de culture et de lecture pour les jeunes. Elles doivent aussi étendre leurs activités et leurs canaux de coordination aux régions pauvres en programmes et moyens de culture et de lecture au profit des jeunes.

La lecture commence dès l’enfance dans le foyer familial. Elle se développe avec l’école, le collège, le lycée et puis l’université. Elle devient alors un comportement habituel et un plaisir continu de tous les jours.

La lecture est une nécessité professionnelle et personnelle. Elle s’apprend, elle se distille, elle capte l’enfant qui devient jeune et puis adulte. On lit par nécessité à la demande et pour préparer des exercices, des devoirs et des examens. Sitôt l’obligation terminée on peut ne plus lire.

Ce n’est pas de cette lecture qu’il s’agit, ici, même si elle peut constituer une passerelle, un passage vers la lecture choisie et désirée. Il s’agit de celle qui est entreprise par plaisir, qui développe la personnalité, qui ouvre des horizons de rêves et d’espérances, celle qui libère l’imaginaire, qui met les unes sur lesautres les pierres de l’épanouissement, de la responsabilité, de l’autonomie, de la rationalité, du civisme et de la citoyenneté.

Notes et références

Driss Khrouz, né en 1950 à Gourrama, au Maroc, a été Directeur de la Bibliothèque Nationale du Royaume du Maroc de septembre 2003 à novembre 2016. Professeur de l’Enseignement supérieur en Sciences économiques à la Faculté des Sciences juridiques, économiques et sociales de l’Université Mohamed V – Agdal – Rabat, il a également été Secrétaire Général du Réseau Francophone Numérique (RFN) et membre du Conseil d’administration de l’Institut Royal de la Culture Amazigh (IRCAM). Secrétaire Général du Groupement d’Études et de Recherches sur la Méditerranée (GERM), il a fait partie de nombreuses commissions ayant trait au Maroc et à la promotion de sa culture. M. Khrouz est également un membre fondateur de l’association Sous le signe d’Ibn Rochd.


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