Italie : des pistes d'animation pour les albums sans texte

Retour sur l'expérience de Lampedusa

Par Deborah Soria, libraire pour enfants Traduit par Hasmig Chahinian
Photographie de Deborah Soria

 

Les albums sans texte rassemblés du monde entier pour le beau projet « Livres sans paroles. Destination Lampedusa », initié par IBBY Italie, sont arrivés sur l'île par vagues successives, en 2012, 2015 et 2017. Une collection unique de ces "Silent books" a ainsi été créée. Mais comment faire vivre ces livres si particuliers ? Des idées de médiation, d’utilisation, de lecture ont été expérimitées. Deborah Soria, engagée dans ce projet, propose des pistes d'animations adaptées aux différents types de lecteurs rencontrés à la bibliothèque de l'île.

 

Après cinq ans de travail dans le cadre du projet de la Bibliothèque de Lampedusa intitulé Livres sans paroles. Destination Lampedusa (Libri senza parole. Destinazione Lampedusa), nous avons désormais une idée plus large et plus concrète de ce que sont vraiment les « silent books » ou albums sans texte, et de comment nous pouvons les utiliser dans nos bibliothèques et dans nos activités hors les murs, avec les lecteurs enfants et adultes.

Depuis 2012, IBBY Italie a créé une collection de titres choisis par toutes les sections d’IBBY à travers le monde. Cela nous a donné accès à de nombreux types différents d'ouvrages, et à un large éventail des diverses manières de raconter des histoires sans utiliser le langage écrit. Nous les avons réunis, puis nous les avons fait voyager à travers le monde dans une exposition itinérante. L’exposition a eu un grand succès dans chaque pays visité, elle a permis de découvrir de nouvelles façons de transmettre, des manières différentes d'utiliser les livres.

Au fil des années, les auteurs et les éditeurs se sont de plus en plus intéressés à ces albums sans texte, qui étaient auparavant considérés comme très « particuliers ». Aujourd’hui, ils sont publiés plus fréquemment. Ces livres peuvent intéresser un large panel de lecteurs aux compétences de lecture différentes et s’adapter à des niveaux de lecture variés. Leurs contenus sont divers et les histoires qu'ils racontent peuvent être interprétées différemment par chaque lecteur ; c’est ce qui rend les albums sans texte si spéciaux.

Les manières de lire un album sans texte sont d'une grande variété. Je tenterai ici de présenter ces lectures et les différentes approches de ce type de livres. Le monde change, tout comme les lecteurs, et la lecture "traditionnelle" est souvent remise en question. Ces livres sont donc de précieux outils pour reconnecter les gens à la lecture et au fait de raconter des histoires. Ils sont également assez souples pour que chacun y trouve ce qu’il souhaite et qu’ils nous emmènent plus loin dans l'imaginaire.

Cette expérience m'a permis de différencier cinq types de lecture que permettent les "Silent books" :

Lecteurs débutants

Pour les tout-petits et les personnes qui commencent à lire dans une nouvelle langue, ou qui ont une toute première approche des livres, les illustrations sont un monde à comprendre, elles deviennent des séquences narratives qui contribuent à créer du sens. Progressivement, les lecteurs comprennent les connections et les relations qui existent entre les éléments des illustrations, ils améliorent leurs capacités de lecture et affirment leur indépendance en tant que lecteurs. Ils peuvent ensuite essayer de raconter eux-mêmes l’histoire. Le plaisir de trouver les mots justes pour raconter une histoire les encouragera à lire davantage, à apprendre de nouveaux mots et à aimer la langue. Ce qui délimite nos mondes, ce sont les mots que nous utilisons pour les décrire, et cette découverte de nouveaux mots élargit nos horizons.

 

Lectures pour tous

Les albums sans texte ne divisent pas le monde entre ceux qui savent lire et ceux qui ne savent pas lire, et ils sont intéressants à la fois pour les enfants et pour les adultes. Cette relation différente au livre qu'ils instaurent donne une nouvelle valeur à des capacités telles que le fait de raconter des histoires, l’empathie, la lecture des images. Cela nous permet également de nous débarrasser du jugement que nous portons sur ceux qui ne savent pas lire. Avec ces ouvrages, nous créons un espace pour permettre aux personnes de faire ce qu’elles sont capables de faire. Ces livres suscitent des questionnements, des narrations, de la réflexion et de la discussion. Ils aplanissent les différences, font disparaître la discrimination. Les différences d’âge perdent leur importance. L’attention, l’intuition, la curiosité sont créatrices d’une signification partagée.

Communautés d'accueil et migrants

Dans le contexte de la relation difficile entre les communautés d’accueil et les migrants, ces livres mettent au même niveau le lecteur et celui qui écoute. Les migrants, les réfugiés et les populations déplacées qui n’ont pas de langage ou de code commun pour communiquer entre eux deviennent "égaux" face à un livre sans texte.

L’histoire devient le point de rencontre des yeux et des cœurs. Au lieu de se sentir démuni et incapable de faire certaines choses, on se sent actif, on peut participer. Lorsqu’on joue à nommer les choses qui apparaissent dans les images, les enfants et les adultes réfugiés peuvent utiliser le grand nombre de langues qu’ils parlent en traduisant les noms des choses. Souvent, un réfugié peut parler cinq langues.

La dynamique devient celle de notre compréhension mutuelle des choses. On enlève la prétendue supériorité de la langue d’accueil pour communiquer autrement.

Il est très important de donner aux migrants la possibilité d’accéder au monde des histoires, de leur proposer une langue pour exprimer leur vie et leurs émotions. Habituellement, l’enseignement donné aux réfugiés permet d’apprendre les mots techniques d’une langue : travail, salaire, vivre, manger, etc. Ce qui les laisse sans accès au langage de la poésie, des rêves, des hypothèses, de l’histoire, du voyage, de la souffrance, de l’amour…

Lecture silencieuse et solitaire

Une personne et un livre, en silence. L’expérience personnelle d’une lecture silencieuse est très intéressante. On lit ces livres avec un profond sentiment d’immersion. On cherche, on suit, on sent l’histoire afin de saisir la signification du livre et la signification personnelle qu’on lui attribuera. Cette expérience immersive est très difficile à exprimer en mots. On laisse le livre, à la fin de l’histoire, avec l’impression d’avoir été ailleurs, et d’avoir été en lien avec notre voix intérieure. Le temps semble avoir son propre rythme pendant la lecture silencieuse. Lire seul un livre sans texte, souvent, nous laisse calmes et apaisés.

Ces livres ont besoin d’un lecteur pour devenir des histoires, et chaque lecteur devient un créateur actif d’une histoire particulière, unique.

Lire à haute voix pour un public

Lire des livres sans texte à haute voix apporte un souffle nouveau à cet exercice qu’est la lecture. Chaque lecteur trouvera sa propre manière de raconter l’histoire à voix haute, chaque lecteur utilisera ses propres mots pour décrire les actions, sa propre vision et perception pour deviner les émotions et les pensées des personnages. Il y a de nombreuses manières de lire un livre sans texte à un public. En silence, en reproduisant les sons du livre comme on pourrait les entendre, en mimant les attitudes et les visages des personnages, en racontant l’histoire si tout le monde partage la même langue, en "jouant" le livre, et de bien d’autres façons qu’il reste à expérimenter. Chaque public répondra de différentes façons. On raconte l’histoire ensemble, on construit un récit collectivement.

 

Ce sont là des suggestions, des grandes lignes sur les manières d’utiliser les albums sans texte. Ces livres explorent de nouvelles lectures créatives et actives, où nous ne sommes pas obligés de comprendre le texte, où nous sommes mis au défi de trouver l’histoire que nous pouvons raconter et de la rendre plus riche en enrichissant également notre expérience du monde et du langage.

Aujourd’hui, alors que l’information nous est donnée sans qu’une pensée ou une critique personnelles soient nécessaires, la lecture des albums sans textes est comme une petite révolution en chacun de nous. Ces livres disent à chaque lecteur : "Vous pouvez penser, créer, être vivant… Inventez votre propre histoire, nous avons besoin de votre histoire, et votre histoire compte".

Pour aller plus loin

  • Deborah Soria

Deborah Soria est libraire pour enfants depuis 1999. Elle travaille avec des enfants, des familles et des écoles pour toucher des communautés qui vivent loin de la littérature. Fille d’un chauffeur de poids lourds et d’une bibliothécaire, elle a décidé de créer, en 2006, une librairie mobile pour enfants, une librairie dans un bus qui peut atteindre des villages et des îles ! Son nom est Ottimomassimo. Deborah Soria est membre du comité exécutif d’IBBY Italie et déléguée pour les congrès. Elle a fondé la section romaine d’IBBY. Elle est convaincue qu’il faut donner aux jeunes générations le meilleur possible, et elle s’efforce de le faire dans son domaine.

Bibliographie de l’auteur

  • Per una biblioteca in ogni scuola, Sinnos editore, 2012
  • Io e la tigre, Sinnos editore, 2000

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