La lecture de l’image est-elle universelle ?

Par Nathalie Beau, formatrice et critique de livres pour la jeunesse
Photographie de Nathalie Beau

En réponse aux flux de réfugiés qui arrivent  sur l’île italienne de Lampedusa, IBBY (International Board on Books for Young People) lance en 2012 le projet “Silent Books, from the world to Lampedusa and back”, proposé par IBBY Italie. Il comporte deux volets : la création d’une bibliothèque commune aux enfants de l’île et aux enfants réfugiés, et la constitution d’un fonds de livres sans texte qui ainsi pourraient être compris et appréciés par les enfants indépendamment de leur langue d’origine. Trois ensembles de livres ont été constitués en 2013, 2015, 2017, venant de vingt pays, de l’Argentine au Canada, de la Hongrie au Japon, en passant par la Jordanie. L’idée est séduisante, mais elle présuppose que l’image, d’où qu’elle vienne, ait un caractère universel et que, de quelque origine qu’il soit, chacun puisse la « lire ». Vaste, complexe et passionnant champ de réflexion…

Commençons par éclaircir quelques concepts et poser quelques questions sur l’image, sa fonction de communication, sa « lecture », puis sur l’album sans texte dans ses différentes formes, toujours dans la perspective de son usage et de sa réception.

Qu’est-ce qu’une image ?

Ce que notre sens de la vue perçoit en premier lieu, c’est la modification physique de la lumière, c’est une sensation qui est tout de suite analysée – est-ce agréable ou pas à regarder ? - qui se transforme ainsi en perception, différente pour chacun de nous. Quant à l’image, qui est aussi sensation et perception visuelles, Platon en donne une définition dans le livre IV de La République : « J'appelle image d'abord les ombres ensuite les reflets qu'on voit dans les eaux, ou à la surface des corps opaques, polis et brillants et toutes les représentations de ce genre ». Communément la signification d’« image » s’est étendue à la représentation des êtres ou des choses.  Le rapport analogique entre l’image  et ce qu’elle représente est très divers, d’une scrupuleuse imitation du réel à une évocation suggestive. Même dans le cas de la photographie, le photographe choisit l’instant, l’angle de vue... et donne ainsi une interprétation de ce qu’il voit. Dans une image, le temps n’existe pas dans la mesure où il n’y a ni passé, ni futur, et l’espace est celui qu’elle définit.

L’analyse de l’image se fait en deux temps : la dénotation qui décrit objectivement l’image, puis la connotation qui interprète et donne du sens, un sens à nouveau différent pour chacun selon sa personnalité, son histoire et sa culture. L’image est polysémique.

La question qui se pose ici est de savoir jusqu’à quel point un enfant peut interpréter des images fortement éloignées de son environnement de référence.

L’image comme outil de communication

Ce n’est pas parce que l’image est un support de communication non verbale qu’elle ne nécessite pas un apprentissage pour que son émetteur et son récepteur puissent dialoguer. Elle est chargée de codes qui nous paraissent évidents, mais ne le sont pas forcément pour les plus jeunes.
Ainsi dans Petit Mobs d’Elzbieta aux éditions du Rouergue où un simple trait délimite le ciel et la terre. Comment se construit le code qui permet cette lecture ?

L’apparente facilité d’accès peut donner l’illusion d’une communication universelle, alors que l’on risque de perdre en chemin bien des nuances. On peut aussi imaginer que ce langage de l’image est immédiatement accessible à l’enfant. Or, d’après le chercheur Christian Metz, auteur de travaux fondateurs de la sémiologie du cinéma, « l’image n’est lisible que parce qu’elle a une structuration linguistique ». Le développement de la perception de l’image se fait parallèlement à l’acquisition du langage. Les apprentissages de la lecture des mots et de celle de l’image se font ensemble, ils sont tous les deux des opérations d’abstraction. Mais l’apprentissage de la lecture d’images présente la particularité de ne pas s’appuyer sur une langue donnée. Ne peut-on postuler une universalité de sa compréhension ?

Lire une image

Pour Marie-Claire Ropars, théoricienne de la littérature, du cinéma et de l’esthétique : « Savoir lire, comme acte technique, c'est apprendre à repérer le sens à travers les signes ». Cette définition s’accorde très bien à la lecture de l’image. Mais comment lit-on une image ? Des études montrent que la découverte d’une image se fait sans méthode, sans sens de lecture, même si elle peut être guidée par la structure de l’image, par sa construction.  Elle nécessite du temps car elle joue entre la perception et la reconnaissance. Les codes de lecture de l’image se construisent, et ne dépendent pas seulement de son créateur. Le récepteur participe à une co-construction intellectuelle et sensible.

Lire des albums sans texte

La lecture d’une image isolée et celle des images dans un album n’est pas identique. La lecture de l’album s’inscrit dans une temporalité. Il y a un sens de la lecture induit par le fait de tourner les pages qui lie les images entre elles, les fait se confronter et dialoguer. Le sens de la lecture sera le sens de la lecture de l’image. Quand on lit le texte de gauche à droite, la lecture de l’image va suivre plus ou moins ce sens. Un protagoniste, généralement, va entrer dans l’histoire par la gauche et en sortir par la droite. Quand la lecture se fait de droite à gauche, ce sera l’inverse. Le succès des mangas (dont la lecture se fait de droite à gauche) hors de leur sphère de production, montre que l’adaptation à ce changement de sens de la lecture se fait assez facilement.
Ceci posé, les différents types d’albums sans texte induisent différentes sortes de lecture et de construction du sens.

– Les imagiers sont des albums sans texte a priori non narratifs. Ils offrent une vision du monde, celle de l’auteur- illustrateur. Ils permettent à l’enfant de nommer, de classer, d’organiser, mais aussi de confronter leur vision du monde avec celle du ou des créateurs. La distance qu’ils entretiennent avec le réel est très variable. Le premier « Imagier » fut celui du Père Castor, créé en 1952 avec une visée très pédagogique de développement du vocabulaire chez l’enfant et d’apprentissage de la lecture. Les images se veulent réalistes. Un imagier est alors une sorte de reflet du quotidien des enfants. C’est pourquoi, dans la petite enfance, l’enfant africain, celui du Monde arabe, ou de n’importe quel pays du monde, doit pouvoir y retrouver des représentations de son propre environnement, des aliments qui constituent sa nourriture, de la faune et de la flore qu’il connaît… Sans quoi ce premier exercice d’abstraction risque de ne pas fonctionner. Un peu plus âgé, l’enfant s’étonnera devant l’inconnu, s’amusera des différences. Dans un imagier chinois, il y aura des baguettes plutôt qu’une fourchette et sans doute d’autres objets usuels qu’un enfant occidental ne connaîtra pas. Les livres voyagent et participent d’une familiarisation à la diversité.

L’imagier a évolué et c’est ainsi que dans Tout un monde, le célèbre imagier créé par Katy Couprie et Antonin Louchard, publié en 1999 aux éditions Thierry Magnier, prime une vision artistique qui fait appel aux sensations et aux émotions pour appréhender ce « monde en vrac » où les images qui se parlent incitent à imaginer de multiples histoires ou leur amorce. En effet, entre ces deux dates, l’album - en France - a pris son envol et le statut de l’image a été totalement transformé pour devenir, à côté du texte, un élément majeur de la narration.

Les albums à fois descriptifs et narratifs qui induisent une "lecture-promenade" dans des images le plus souvent foisonnantes, comme dans les cinq grands albums cartonnés de Rotraut Suzanne Berner aux éditions de La Joie de lire, sur les quatre saisons et sur la nuit. On y observe la nature et ses transformations, les comportements et les activités des nombreux personnages qu’on suit de page en page. On peut penser qu’il y a là des substrats très forts : la nature, ses rythmes, l’organisation sociale, qui peuvent être transposés mentalement par le récepteur, venu d’ailleurs, familier d’une autre culture, en les confrontant aux références qui lui sont propres. On pense alors aux superbes livres de ce célèbre illustrateur japonais Mitsumasa Anno, tel Ce jour-là, publié en 1978 à l'École des loisirs, dans lequel on assiste au voyage solitaire et silencieux d’un cavalier qui visite l'Europe des légendes, des traditions, des coutumes...  Chacun suit à sa guise le personnage, se saisit ou non des multiples citations que l’auteur a semées dans ces images. Anno invite aussi, sur le même principe, à un voyage en Espagne, au Danemark, en Chine ou au Japon. 

Les albums narratifs qui déroulent une construction chronologique et des liens de cause à effet. Ils sont nombreux. Une collection chez Autrement Jeunesse, Histoires sans paroles, leur était dédiée. Là, la logique interne de l’histoire qui est racontée est très forte et sans doute facilite-t-elle une compréhension, une appropriation comme on l’observe dans le domaine du conte, de la fable ou de la farce, dont les mécanismes sont ancrés dans l’inconscient, dans l’expérience commune ou dans l’observation de la comédie humaine. La structuration de ces récits-là est la même dans toutes les cultures du monde. Ils parlent à l’individu et le touchent au plus profond de son humanité.

Les albums plus interprétatifs dans lesquels la lecture de l’image résiste, interroge, implique le lecteur afin qu’il en donne sa propre vision, comme dans les albums de Iwona Chmielewska, grande artiste polonaise. On peut penser que ce type d’album, qui n’impose pas des interprétations univoques, est merveilleusement propice à l’expression de la diversité des publics et de la singularité personnelle et culturelle du récepteur. Il favorise le développement des imaginaires enfantins,  individuellement.

Tous ces albums sans texte expriment et suscitent sentiments et émotions. La question qui se pose alors est savoir si l’on peut parler d’universalité des émotions. C’est Darwin qui, le premier a travaillé sur cette hypothèse. Il en a rendu compte en 1872, dans L’Expression des émotions chez l’homme et les animaux. Pour lui, hommes et animaux ont des expressions pour exprimer leurs émotions et elles sont comprises par tous, indépendamment de leur culture d’origine. Des études, un siècle plus tard, démontrent le caractère universel des expressions produites par les sept familles d’émotions : la joie, la tristesse, la colère, le dégoût, la peur, la surprise et le mépris. Face à un album sans texte, les lecteurs sont davantage attentifs aux expressions des personnages et ils en auront la même lecture, indépendemment de leur culture.

Quelles que soient leurs formes et le large éventail de leurs destinataires, y compris en terme d’âge, tous ces albums sans texte sont enracinés dans la culture d’origine de leurs auteurs qui n’ont pas forcément le même rapport à la rationalité, les mêmes références esthétiques, les mêmes codes graphiques, les mêmes interprétations des couleurs. Les différences étonnent, amusent, plongent le lecteur dans un univers inconnu qui ne peut qu’élargir sa vision du monde.

Ils sont aussi une belle occasion de familiariser les enfants avec le livre, de leur donner la possibilité, le plus tôt possible, de s’approprier un support d’apprentissage, d’éducation et de culture, avant même que les conditions d’une lecture sans obstacles soient réunies. Ils font comprendre que c’est le lecteur qui fabrique du sens, son sens, à partir de ce qu’il est, d’où qu’il vienne, et que cette expérience unique le fait grandir.

Pour aller plus loin

Nathalie Beau a abordé l’univers du livre sous différents angles : à la fin des années 1970, elle crée à Strasbourg La Bouquinette, une des premières librairies pour la jeunesse, lieu idéal pour participer à l'explosion de l’édition jeunesse. Elle participe à la création de l'Association des libraires spécialisés pour la jeunesse puis la préside pendant 5 ans. Elle travaille ensuite chez Gallimard Jeunesse puis chez Nathan Jeunesse. Entrée en 1998 à La Joie par les livres comme responsable de la section française d'IBBY, elle a été responsable du secteur international du Centre national de la littérature pour la jeunesse, service de la Bibliothèque nationale de France depuis 2008. Elle a également été responsable de la rubrique albums dans La Revue des livres pour enfants et formatrice. Elle poursuit aujourd’hui ses activités de formatrice et de critique en France et à l’international.