Le bilinguisme et le multilinguisme dans les albums de jeunesse

Par Christine Hélot, Université de Strasbourg, Laboratoire LILPA EA1339
Photographie de Christine Hélot

 

Actuellement en France, un enfant sur cinq grandit avec une autre langue que le français. Comment la littérature de jeunesse aborde-t-elle cet enjeu interculturel ? Quelle place fait-elle au multilinguisme ? Christine Hélot est sociolinguiste, spécialiste des politiques linguistiques éducatives et du bi/plurilinguisme en contextes familial et scolaire. Elle nous propose des pistes de réflexion et nous invite à ouvrir nos yeux et nos oreilles à d'autres langues du monde en nous faisant découvrir des maisons d'édition françaises, emblématiques de cette valorisation du bi/ multilinguisme et qui nous offrent des albums aussi divers qu'inventifs pour faire vivre ensemble fraternellement les langues et cultures.

 

à Tomi Ungerer

"Je n’ai pas de langue maternelle, j’ai simplement plusieurs langues fraternelles"1. Cette citation du grand auteur illustrateur Tomi Ungerer, qui vient de nous quitter, résume à elle seule de nombreux travaux de recherche sur le bilinguisme et le multilinguisme. En effet, que veut dire "langue maternelle" pour les nombreux enfants qui grandissent dans une famille où sont parlées deux ou plusieurs langues ? Pour ces enfants, le multilinguisme n’a rien d’exceptionnel, ils ont acquis la faculté de langage au contact de plusieurs langues et de plusieurs cultures, et ces langues font partie de ce que les chercheurs dénomment un "répertoire plurilingue". Au sein de ce répertoire, la "fraternité" entre les langues va se donner à voir lorsque les enfants bilingues mélangent leurs langues, "car quand on est trilingue, on a une possibilité bien plus grande de jouer avec les mots, on peut trafiquer d’une langue à l’autre"2.

La mise en valeur de cette créativité de l’individu plurilingue que revendique Tomi Ungerer, qui parlait et écrivait en quatre langues (alsacien, français, allemand et anglais), dépend beaucoup du regard porté sur les langues dans notre société, ou plus exactement sur leurs locuteurs. Alors que les grandes langues européennes sont valorisées, en particulier par notre système éducatif, les multiples langues associées à la colonisation et à la migration ont tendance à être dénigrées, et leurs locuteurs sujets à des phénomènes de glottophobie3. Or, on le sait aujourd’hui, le bilinguisme est source de nombreux avantages cognitifs4 quelles que soient les langues parlées par les enfants. D’où l’importance de valoriser ces compétences bi/multilingues chez tous les enfants qui ont la chance de vivre dans plusieurs langues et plusieurs cultures et d’encourager les autres enfants à apprendre les langues et à s’ouvrir au multilinguisme sociétal.

Mais qu’en est-il du multilinguisme dans la littérature de jeunesse contemporaine ? Où sont les personnages bilingues ou plurilingues dans les livres pour enfants ? Nous en avons trouvé un, sous la plume du génial Tomi Ungerer, intitulé Flix5.

Flix, de Tomi Ungerer, un personnage bilingue et biculturel

Flix est un joyeux récit qui, en quelques pages, traite de ces questions si complexes qui traversent nos vies aujourd’hui : la mixité culturelle et le racisme, le bilinguisme et la diversité culturelle, les identités multiples, la réconciliation franco-allemande et l’Europe, la différence et l’altérité. Flix nait chien de parents chats, et grandit heureux entre ses parents avec qui il parle la langue des chats et son oncle qui réside à Clébardville, de l’autre côté de la rivière, qui lui apprend la langue des chiens. Flix est donc bilingue, même s’il parle ses deux langues avec un accent ; il est différent de ses camarades chats qui le harcèlent mais, grâce à son bilinguisme, à sa connaissance intime des deux cultures, Flix va devenir un héros, et un homme politique qui défend « le respect mutuel et les mêmes droits pour tous » et dans la version allemande « eine gemeinsame Verwaltung ». Bizarrement, la proposition d’un gouvernement commun n’est pas présente dans la version française alors que nous l’interprétons comme une référence directe à la construction européenne. Flix va ensuite épouser une caniche française qui lui annonce le jour de son élection qu’ils vont donner naissance à un bébé, bébé dont le premier mot sera : « miaou » !

Si Flix a été publié il y a plus de vingt ans, il répond d’autant plus aujourd’hui à la question posée ci-dessus de la valorisation du bilinguisme des enfants et ceci quelles que soient leurs langues. L’intelligence, la sensibilité et l’humour avec lesquels Ungerer aborde le vécu de Flix en font un merveilleux cadeau pour tous les enfants bi/plurilingues, qui comprendront qu’il n’est jamais facile d’être différents mais qu’être bilingue et biculturel est un immense atout pour réussir sa vie. Quant aux enfants monolingues (s’ils existent encore aujourd’hui), à leurs parents et à leurs enseignants, laissons à nouveau Tomi Ungerer leur transmettre ce message : « Il faut collectionner les langues parce qu’une fois qu’on a une autre langue, on comprend mieux la culture des autres. On peut s’amuser avec les langues, on peut les faire transpirer, les mettre au gril. Pour moi un coucher de soleil, je le ressens en français, en allemand, en anglais ou en alsacien, de cette façon je peux jouir de quatre couchers de soleil à la fois, au niveau astral c’est pas mal »6.

Mon premier livre sur le bilinguisme de Roula Tsokalidou

Au cours de mes recherches sur des albums traitant de la problématique du bilinguisme, j’ai découvert un projet mené par Roula Tsokalidou à l’Université de Tessalonique en Grèce. Afin de sensibiliser les enfants, leurs parents et les enseignants aux avantages du bilinguisme, elle publia en 2004 un album pour de jeunes enfants bilingues qu’elle fit illustrer par des écoliers de deux écoles primaires. L’album est intitulé en anglais My first book on bilingualism et il existe en deux versions bilingues grec/anglais, grec/albanais et une version trilingue en grec/anglais/arabe.

Il ne s’agit pas ici d’une œuvre littéraire mais d’un ouvrage documentaire publié à des fins pédagogiques. Ceci dit, son contenu nous intéresse à plusieurs égards et en premier lieu parce qu’il répond lui aussi aux questions évoquées ci-dessus, soit comment comprendre la multiplicité de langues et de cultures dans notre société, comment travailler la différence et l’altérité, comment aider les enfants bilingues à valoriser leurs compétences linguistiques multiples, etc. L’ouvrage pallie également aux besoins cruciaux des enseignants français qui, rappelons-le, manquent sérieusement de formation sur ces questions « critiques » pour notre école.

L’album s’adresse directement aux enfants et leur propose diverses activités de réflexion sur leur environnement linguistique, sur les différents systèmes d’écriture, et sur les langues parlées par leurs pairs dans la classe. Il met en avant la valeur du bilinguisme en ces termes : « This is a gift that does not cost any money, but has great value », et il propose aux enfants de partager leurs langues, parce que, « When you teach me another language, you teach me to think in another manner, you open a window in your life for me, you open your heart to me ». Il propose également, dès les premières pages, une définition simple et claire du bilinguisme : « When you speak one language at home and another at school, you are bilingual . When your mother speaks to you in one language and your father in another, you are bilingual ». Ces définitions prennent pour moi valeur d’assertion lors de formations auprès d’enseignants, d’éducateurs de la petite enfance, ou des personnels de médiathèques, qui hésitent à utiliser l’adjectif bilingue pour qualifier les jeunes enfants qui parlent en famille des langues que les professionnels ignorent pour la plupart. Le mythe d’un bilinguisme parfait a la vie dure ! Rappelons ici, que Flix parle ses deux langues avec un accent, Tomi Ungerer sachant très bien de quoi est faite la compétence plurilingue, puisqu’il en eut l’expérience en Alsace dès son plus jeune âge.

S’il est essentiel aujourd’hui de changer de regard sur le bilinguisme minoré des enfants parlant des langues dites « de la migration », il importe de qualifier ces enfants de bilingues (ou plurilingues), et donc de les dénommer de façon positive7. Car il s’agit de justice sociale et d’équité : ces enfants plurilingues doivent pouvoir se construire une identité riche de leurs différences, grandir dans une société qui reconnaît leurs compétences linguistiques et culturelles plurielles, et qui en font des citoyens capables de construire des ponts entre les différentes cultures.

Des éditeurs s’engagent pour le multilinguisme et l’interculturel

Depuis les années 2000, les éditeurs pour la jeunesse se sont petit à petit intéressés à la question des langues, et de nouvelles maisons d’édition ont enrichi les choix d’ouvrages traduits, bilingues et sur le multilinguisme. Le livre qui parlait toutes les langues8 par exemple, publié par les éditions Rue du Monde, raconte une histoire en français et 19 autres langues se partagent le récit traduit à chaque page. L’album est accompagné d’un CD où le texte est mis en musique et permet d’écouter à l’oral chaque langue incluse. Ce CD est un atout majeur pour les enseignants qui ont du mal à s’imaginer travailler en classe avec des langues qu’ils ne connaissent pas.

Un autre album publié par le même éditeur, Le tour de terre en poésie9, nous offre une anthologie de poèmes du monde en cinquante langues différentes et leur traduction en français. Ces deux ouvrages sont riches de possibilités pédagogiques en classe où la diversité des langues représentées peut permettre aux enfants de rencontrer leur langue(s) familiale(s), d’en reconnaître la graphie, ou encore d’endosser un rôle d’expert s’ils savent lire cette langue. Partager en classe (ou en médiathèque) les poèmes de différentes cultures et en différentes langues donne une visibilité au bilinguisme et permet de développer des formes de socialisation solidaire dès le plus jeune âge.

Il n’est pas possible de citer ici tous les éditeurs jeunesse qui publient des ouvrages bilingues, mais certains d’entre eux méritent d’être mis en avant pour la qualité exceptionnelle de leur réflexion sur la traduction et l’ouverture aux autres cultures.

par exemple, offrent un catalogue d’ouvrages d’une très grande richesse portant sur la culture chinoise. Leur désir de promouvoir une expérience sensible de l’altérité et de l’interculturel (comme le précise leur site) a conduit cet éditeur à inviter des artistes de culture occidentale à illustrer des textes d’auteurs chinois classiques ou contemporains, de Chine continentale ou de Taïwan. La collection Caractères chinois par exemple, rassemble des textes de littérature classique chinoise illustrés par des artistes français, tout comme la collection Vent d’Asie qui offre des traductions en français d’ouvrages remarquables préalablement publiés en Chine. L’ensemble du catalogue est une véritable mine d’or qui promet d’offrir aux jeunes lecteurs des plaisirs de lectures rares.

Se référant à la langue et la culture chinoise, on ne peut oublier de citer les très beaux albums de Lisa Bresner et Frédérick Mansot, publiés chez Actes Sud Junior. Dans Les dix soleils amoureux des douze lunes (2001) ou Le secret d’un prénom (2003) des idéogrammes sont tissés dans le texte français afin que le lecteur se les approprie au fil du récit. Il pourra aussi, grâce aux pages explicatives en fin d’ouvrage s’entraîner à écrire ces idéogrammes ou à se choisir un prénom chinois. La qualité littéraire du texte et la magie des illustrations font voyager le lecteur dans un univers très éloigné des stéréotypes et peuvent convaincre les enfants que la langue chinoise n’est pas si difficile à apprendre.

Quant à la langue arabe, très couramment parlée en France, quelle présence a-t-elle aujourd’hui dans les livres pour la jeunesse10 ? Créées en 1997, les Éditions du Jasmin débutèrent avec la collection Je découvre les métiers, composée de livres pour les jeunes enfants en deux versions, française et arabe, afin de pallier la pauvreté de la production de livres attractifs en langue arabe. La collection bilingue s’enrichit ensuite de contes publiés en version bilingue français/arabe, donc en un seul ouvrage, tel par exemple l’album de Boutros Al Maari, Jade et l’armée des poules (2007). Alors que les albums publiés en deux versions permettent aux lecteurs d’expérimenter les différents sens de lecture en arabe et en français, l’ouvrage bilingue pose la question de la co-présence du français et de l’arabe, deux langues dont la directionnalité de lecture s’oppose. Si sur la page de garde de l’album Jade et l’armée des poules l’arabe figure au dessus du titre en français, les pages intérieures donnent la priorité au français et impose au lecteur un sens de lecture non authentique en arabe. Ces choix de disposition reflètent les relations de pouvoir entre cex deux langues et l’on peut se demander quel en est l’effet sur le lecteur.

Les éditions Le Port a jauni donnent justement à voir cette réflexion sur les inégalités entre les langues en proposant très intelligemment des livres bilingues « à double sens », c’est-à-dire qui respectent le sens de l’écriture en arabe et qui procurent au lecteur une expérience de l’altérité linguistique très créative. Les récits viennent du Liban, de l’Egypte ou du Soudan et sont traduits en français, les deux langues figurant parfois sur la même page, parfois courant de page en page, ou se dépliant sous forme de calendrier, mais toujours, en respectant le sens de la lecture. La poésie occupe une place de choix dans les collections qui sont toutes admirablement illustrées. On attendait depuis longtemps des textes originaux en arabe (et français) de cette qualité littéraire, afin de les partager avec de jeunes lecteurs.

Katkout كتكوت, Garennabi Elhalou, trad. Mathilde Chèvre, ill. Hilmi al-Touni,
Le Port a jauni, 2016

 

En guise de conclusion, notons que ce sont les écrivains et les éditeurs plurilingues qui offrent aux jeunes lecteurs des ouvrages où les langues et les cultures circulent en toute liberté, où, fraternelles, elles refusent les frontières et cohabitent avec sensibilité et humour. Espérons que leurs jeunes lecteurs pourront un jour écrire, comme Tahar Ben Jelloun, que leur bilinguisme, « c'est mieux qu'un simple mélange ; c'est du métissage, comme deux tissus, deux couleurs qui composent une étreinte d'un amour infini »11.

Notes et références

1. Ungerer, 2000.

2.  Ungerer, 1996.

3. Blanchet, 2016.

4. Grosjean, 2015, Hélot, 2007.

5. L’album fut publié en 1997 en français (L'École des Loisirs) et en allemand (Diogenes), et en anglais en 1998 (Roberts Rinehart). Il est à ce jour épuisé mais sera republié en mai 2019 ainsi que plusieurs autres ouvrages de Tomi Ungerer.

6. Ungerer, 1996.

7. Prêtons attention aux termes utilisés par le ministère de l’éducation nationale pour décrire les enfants nouvellement arrivés en France, tel qu’ « allophone ». Le terme, qui désigne une personne parlant une autre langue, nous concerne tous en réalité, et surtout, il invisibilise les compétences plurilingues de ces enfants qui en traversant les frontières ont souvent appris à parler plusieurs langues. Ces enfants sont donc bi- ou plurilingues.

8. Serres et Sochard, 2013.

9. Henry et Vautier, 1998.

10. On recommandera toutefois l’excellent catalogue 100 livres pour la jeunesse en arabe réalisé par le Centre national de la littérature pour la jeunesse,  IBBY France et l’Institut du monde arabe, disponible à l’adresse suivante : http://takamtikou.bnf.fr/vie_du_livre/2017-03-24/100-livres-pour-la-jeunesse-en-arabe

11. Ben Jelloun, 2007.


Pour aller plus loin

Christine Hélot est professeur émérite de l’Université de Strasbourg (France) dans la composante de l’École Supérieure du Professorat et de l’Éducation -ESPE). Précédemment, elle était Maître de conférences et directrice du centre de langues de l’Université Nationale d’Irlande (Maynooth College) de 1975 à 1990.

En 1988, elle a obtenu un Doctorat de Trinity College (Dublin, Irlande), pour une thèse intitulée « Child Bilingualism: a linguistic and sociolinguistic study » sous la direction de Dr David Singleton. En 2005, une Habilitation à Diriger des Recherches lui a été décernée par l’Université de Strasbourg pour son travail de recherche intitulé « Du Bilinguisme en famille au Plurilinguisme à l’école » publié en 2007 dans la collection Espaces Discursifs (Paris, L’Harmattan).

Depuis 2009, Christine Hélot participe au Master d’éducation bilingue de l’Université Pablo de Olavide à Séville (Espagne). Durant l’année universitaire 2011/2012, elle fut professeure invitée par l’Institut für Romanische Sprachen und Literaturen, Goethe Universität, Frankfurt Am Main, Allemagne.

Bibliographie sélective :

  • L’Éducation bilingue en France : Politiques linguistiques, modèles et pratiques, avec Jürgen Erfurt,  Lambert Lucas, 2016.
  • Children’s literature in Multilingual Classrooms. From Multiliteracy to Multimodality, avec Raymonde Sneddon & Nicola Daly, IOE Press, 2014.
  • Développement du langage et plurilinguisme chez le jeune enfant, avec M-N. Rubio, Erès, 2013.
  • Linguistic Landscape, Multilingualism and Social Change, avec M. Barni, R. Jannsens, & C. Bagna, Peter Lang, 2012.
  • Language Policy for the Multilingual Classroom: Pedagogy of the Possible, avec M. O’Laoire, Multilingual Matters, 2011.
  • Empowering Teachers Across Cultures - Enfoques críticos - Perspectives croisées, avec A. M. de Mejia, Peter Lang, 2011.

Étiquettes