Quels publics, quels usages, quelle réception pour Takam Tikou en ligne ?

Par Anne Piton-Guénéguès, chargée de projets culturels
Photographie de Anne Piton-Guénéguès

Comment la réception de Takam Tikou a-t-elle évolué au cours des 10 années de sa présence en ligne ? Le passage du papier au numérique de la revue a-t-il eu un impact sur son lectorat ? Comment le public utilise-t-il cette édition en ligne ? Que consulte-t-il en priorité ? Les habitudes de lecture ont-elles évolué au cours de ces dix années ?

Pour permettre ce regard un peu distancié, nous utiliserons deux sources : une plongée dans le monde tentaculaire des données de Google Analytics1, ainsi que le retour d’utilisateurs proches de la revue dans les diverses zones couvertes en priorité : l’Afrique, le Monde arabe, la Caraïbe et l’océan Indien. En utilisant ces deux portes d’accès, nous pourrons nous faire une image de l’usage fait de la revue et des changements induits par ce temps écoulé.

 

Trafic et usages : des changements en 10 ans ?
 

Pour ce qui est des données chiffrées, nous avons retenu plusieurs axes d’attention :

  • l’évolution des sessions2 par aires géographiques,
  • les modes d’accès au site de la revue (un accès par l’adresse directe, par une demande via un moteur de recherche, ou bien encore via d’autres sites…),
  • les rubriques les plus fréquemment consultées.

Google Analytics peut donner bien d’autres informations, mais ces trois axes privilégiés permettent d’avoir une vision générale sans se perdre dans les détails inutiles.

Nous utiliserons les données de 2010 à 2019, Takam Tikou ayant été mis en ligne pour la première fois en mars 2010.

Le nombre de sessions varie selon les années3, sans que l’on puisse toujours savoir ce qui induit ces changements, sans doute parfois plus liés au fonctionnement de Google Analytics qu’aux usagers de Takam Tikou. Mais plutôt que de nous intéresser aux chiffres bruts, nous travaillerons à partir de pourcentages.
 

Des sessions dont la provenance géographique varie
 

Takam Tikou présente des ouvrages jeunesse publiés en Afrique subsaharienne francophone, dans le Monde Arabe, la Caraïbe et l’océan Indien, et propose des articles sur la littérature et la lecture dans ces zones.

Les cinq premières années, nous notons une prédominance des sessions en provenance de la France, suivies loin derrière par des sessions en provenance du Monde arabe, puis de l’Afrique subsaharienne.

En effet, entre 2010 et 2015 les sessions en provenance de France représentaient de 50 à 80 % du total, avec une médiane4 à 72,46 %. À partir de 2016, la médiane est de 27,30 %, la proportion des sessions entre 2016 et 2019 allant de 23,97 à 38,92 % selon les années.

Il y a donc un certain rééquilibrage à partir de 2016 : les sessions en provenance de France sont moins prédominantes et l’on assiste à une montée en puissance des sessions en provenance d’Afrique Subsaharienne qui passent devant celles en provenance du Monde arabe. La Caraïbe et l’océan Indien voient leur représentation augmenter.

Il est à noter aussi que dès le début de la mise en ligne de Takam Tikou, des connexions en provenance d’autres zones que la France et les aires directement concernées par la revue sont présentes : Amérique du Nord, Canada et États-Unis, Europe, donc des régions non exclusivement francophones.

Ce que l’on peut remarquer pour toutes les aires géographiques, c’est que l’année 2016 est une année charnière. Les courbes des indicateurs utilisés changent, se modifient, sans que nous ayons d’explication à ce phénomène.

L’histogramme ci-dessous donne une vision assez claire de ces répartitions avant 2016 puis après.
 

 

Une provenance numérique plurielle
 

Quel canal les utilisateurs de Takam Tikou privilégient-ils pour accéder à la revue en ligne ?

Ces canaux sont au nombre de quatre : soit une arrivée directe sur le site via son adresse ou une recherche très ciblée (direct), soit après une recherche sur un moteur de recherche (organic search), soit par des liens figurant sur d’autres sites, hors réseaux sociaux (referral), soit enfin, tout le trafic résultant des réseaux sociaux (social).

À partir de 2016, année charnière là encore, les arrivées sur le site de la revue se font majoritairement via un moteur de recherche. Est-ce dû à un meilleur référencement du site par les moteurs de recherche ? Est-ce le lectorat de Takam Tikou qui s’est élargi ? L’intérêt porté à la littérature pour la jeunesse des zones couvertes par la revue est-il monté en puissance ? Ces hypothèses seraient bien évidemment à fouiller davantage, en lien avec les acteurs et promoteurs de la littérature de jeunesse des zones concernées et promues par Takam Tikou.
 

 

Quelles sont les rubriques les plus consultées ?
 

Takam Tikou se décline en plusieurs rubriques accessibles depuis la page d’accueil : Dossiers annuels, Bibliographies des quatre mondes, Vie du livre et Vie des bibliothèques.

Google Analytics permet de suivre le parcours des lecteurs à travers les diverses rubriques et pages. Pour étudier ce parcours nous ne disposons malheureusement que des données depuis 2013.

À l’étude des chiffres détaillant les pages et rubriques visitées, il apparait que le site est plus largement et équitablement visité au fil des années, et que les visites sont moins limitées à quelques rubriques et davantage réparties sur le site. En effet, de 2013 à 2015, les vingt premiers éléments visités représentent entre 78 et 91% des rubriques vues. À partir de 2016, ces vingt premiers contenus ne représentent plus que 28 à 33 % du total visité.

De même la rubrique la plus vue pouvait représenter jusqu’à pratiquement 35 % du total avant 2016, mais elle représente moins de 6 % par la suite.

Quelques autres lignes directrices intéressantes peuvent être dégagées de ces chiffres :

  • La prédominance de la rubrique « dossier », qui a représenté jusqu’à 23% des sessions, est visible les premières années. Mais, depuis 2016, cette fréquentation ne représente que 3,4 % des sessions.
  • Autre fait notable, la rubrique « vie des bibliothèques », qui récoltait une moyenne de 10,3 % des sessions entre 2013 et 2015, est tombée à 0,83% ensuite.
  • Deux rubriques sont restées plus stables : la « vie du livre » (avec une moyenne sur la totalité des données de 0,73 %), et à l’opposé, les bibliographies par zone avec une moyenne de 14,70 %.
     

De grands axes dégagés des premières constatations
 

La répartition des accès au site par année et par rubrique montre au fil du temps un certain équilibrage, une répartition plus égale et moins fluctuante. L’on peut noter aussi que la rubrique « bibliographie » est en tête des consultations.

Si l’on conjugue cela à l’équilibrage que nous avons mis en lumière dans la provenance des utilisateurs, l’on peut supposer qu’en 10 années, et surtout depuis 2016, la revue a trouvé son public.

En effet, l’on voit naviguer sur le site des lecteurs en provenance de toutes les aires géographiques concernées en premier lieu par Takam Tikou. À cela s’ajoutent deux caractéristiques complémentaires :

  • ces lecteurs se répartissent de manière géographiquement plus équitable qu’au tout début de la mise en ligne de la revue.
  • des connexions venant d’autres parties du monde, y compris des régions non exclusivement francophones, sont répertoriées.

Cet équilibrage permet de se rendre compte que l’on touche un lectorat plus large et plus diversifié que celui de départ.

La prédominance de l’usage des bibliographies sur les autres rubriques laisse supposer que le public utilise Takam Tikou dans une optique professionnelle et « utilitaire », moins axée sur la réflexion autour de ces littératures mais davantage sur son utilisation ou sa diffusion auprès de ses jeunes lecteurs. Cela ne signifie pas évidemment que d’autres usages, plus réflexifs, plus larges, n’existent pas.
 

Qu’en disent les usagers ou prescripteurs de la revue ?
 

Pour aider à décrypter ces chiffres, les éclairages des usagers de Takam Tikou dans les zones principalement couvertes sont précieux.

Le témoignage de Christian Elongué, fondateur au Cameroun de Muna Kalati, revue numérique qui a vu le jour en 2017 et promeut entre autres la littérature de jeunesse, est à ce titre fort intéressant.

D’après lui, l’augmentation des sessions en provenance d’Afrique subsaharienne que nous avons observée s’explique davantage par le progrès technologique que par l’évolution encore très (trop) lente de la place de la littérature de jeunesse dans la région.

La promotion de la littérature de jeunesse dans cette même zone a encore une très grande marge de progression.Les parents prennent petit à petit conscience de l’importance du livre et de la lecture pour leurs enfants et trouvent dans Takam Tikou des ressources pour les guider dans leurs choix. Par contre la chaîne du livre manque encore d’organisation et d’harmonisation.

Takam Tikou, sans avoir modifié son contenu, semble donc répondre aux besoins d’un plus grand nombre de personnes et avoir un lectorat qui n’est pas composé de professionnels uniquement. Cette analyse semble en phase avec l’évolution du public et des types de pages visitées que nous avons mis en lumière plus haut.

Le rôle de Takam Tikou est bien sûr de faire connaître les parutions des zones concernées à un lectorat possible, mais aussi, plus largement, de valoriser une édition bien souvent fragile. Ce qui était dit ci-dessus pour la littérature subsaharienne est vrai aussi, comme le souligne Anne Pajard, coordinatrice de la bibliothèque numérique Manioc, pour l’édition antillaise qui « reste fragile et a toujours bien besoin de valorisation ».

Florent Charbonnier, de Caraïbes éditions, a le même ressenti sur l’importance de faire connaître cette littérature ailleurs que dans la Caraïbe, auprès des libraires et autres acteurs de la chaîne du livre dans l’hexagone et sur le rôle de Takam Tikou à cet égard.

Taghreed al-Najjar, autrice et fondatrice de la maison d’édition Dar al-Salwa, en Jordanie, porte un éclairage possible sur les connexions en provenance d’Europe ou d’Amérique du Nord, puisque d’après elle la revue s’adresse sans doute « surtout aux libraires, écoles et familles vivant en dehors du Monde arabe. ». Elle-même ne lit pas le français mais utilise malgré tout Takam Tikou par le biais d’outils de traduction. Ces deux éléments apportent une part de compréhension sur les connexions en provenance d’aires anglophones.

 

À l’issue de cette enquête, se dégagent donc deux périodes aux caractéristiques différentes.  Avant 2016, un public majoritairement en provenance de France, avec un usage assez resserré des rubriques du site et une préférence pour les dossiers, les bibliographies et la vie des bibliothèques. Après 2016, les aires géographiques des visiteurs ainsi que les rubriques visitées sont mieux réparties.

Nous pouvons supposer que le lectorat premier de la revue dans sa version numérique était en grande partie celui qui utilisait la revue papier, et qui s’était naturellement reporté sur la version numérique. 10 ans après, ce public de fidèles, fait de lecteurs et de prescripteurs de la revue, est toujours présent, accompagné d’un autre public, plus large, sans doute moins professionnel et plus épisodique.

Revue papier puis revue numérique ont donc trouvé leur public, le lectorat s’est élargi et diversifié, la revue en ligne étant de mieux en mieux référencée au fil des années.

L’ajustement doux, au fil de ces dix années de la revue, aux nouvelles réalités des aires qu’elle couvre et aux besoins de ses usagers montre bien la justesse de l’intuition de départ.

Takam Tikou signifie en wolof « j’ai deviné »5. Il peut aussi être prononcé Taqamtiku, qui signifie « C’est très bon, j’en reveux !».  Un nom plein de promesses pour les 10 années à venir !

Notes et références

1. Google Analytics est un service d’analyse d’audience d’un site internet.

2. Une session est une visite sur le site de Takam Tikou. Si un utilisateur est inactif pendant 30 minutes, lorsqu’il reprend sa navigation, Google comptabilise une nouvelle session. Ce type de comportement gonfle sans doute les chiffres des sessions des aires ou l’accès à internet est aisé, au détriment des sessions en provenance des aires où l’accès est plus limité. 

3. L’année avec le plus faible nombre de sessions est 2012, avec 34 172 sessions, et celle avec le nombre le plus important est 2015 avec 156 623 sessions, le nombre médian étant de 85 329 sessions. 

4. La médiane est la valeur qui partage une série de chiffres en deux parties égales. Elle est souvent plus judicieuse que le calcul de la moyenne qui ne donne que la somme des chiffres divisés par leur nombre : en effet, la moyenne peut tirer un résultat vers le haut, même s’il n’y a que quelques chiffres très élevés dans le calcul. 

5. Takam-tikou, j'ai deviné, Fatou Ndiaye Sow, ill. Ibou Guèye, Nouvelles éditions Fulgore, 1988. 


Pour aller plus loin

  • Anne Piton-Guénéguès est chargée de projets culturels. Après avoir travaillé au sein des Rendez-vous de l’histoire de Blois (France), elle a vécu plusieurs années au Maroc. À son retour en France, riche de cette double expérience professionnelle et humaine, elle a orienté son activité vers deux axes : l’interculturalité et la littérature de jeunesse. En 2016, elle a réalisé une étude sur le public de la revue Takam Tikou à la demande du CNLJ. Elle travaille actuellement pour l’Agence Shaman études, conseil formations.