Construire et coordonner la publication d’une édition solidaire : un vrai défi !

Propos recueillis par Corinne Bouquin

Onze éditeurs africains et indianocéaniques se sont mobilisés autour d’un même projet : concevoir une nouvelle édition, adaptée à l’environnement socio-culturel de leurs pays, du titre 1001 activités autour du livre1, publié initialement par Casterman en 2003. Corinne Fleury, directrice des éditions Atelier des Nomades, Marie-Michèle Razafintsalama, directrice des éditions Jeunes Malgaches et Camille Cloarec, de l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, tracent les contours d’un projet éditorial très particulier !

 

Couverture de 1001 activités autour du livre - 2003 Couverture de 1001 activités autour du livre - 2013 Couverture de 1001 activités autour du livre - 2020

Tout d’abord peut-être, pour bien comprendre cette édition solidaire, comment est né ce projet ?

Corinne Fleury : Je suis à l’origine de cette proposition de réédition. Je ne connaissais pas cet ouvrage et je l’ai découvert à la Foire du livre de Francfort, sur le stand des éditions Casterman. J’ai été aussitôt séduite ! Dans des pays où l’on manque de formations et de compétences sur le livre et la lecture, cet ouvrage m’est apparu comme un outil indispensable.

Avec peu de livres à disposition, sans avoir une culture littéraire importante, il est possible de mettre en place une grande partie des activités proposées par Philippe Brasseur, auteur-illustrateur de l'ouvrage. J’ai tout de suite aimé l’idée qu’en ayant une petite bibliothèque dans sa classe ou dans son école, on pouvait utiliser ce livre et faire ces activités avec les enfants.

Quelles ont été les premières étapes ?

CF : Après avoir échangé de manière informelle avec quelques éditeurs, j’ai proposé ce projet à l’Alliance internationale des éditeurs indépendants, qui a été aussitôt convaincue. En 2019, on s’est retrouvé au Salon international du livre d'Abidjan dans le cadre d'un atelier sur la littérature de jeunesse organisé par l’Alliance. Une demi-journée a été consacrée à ce projet. J’ai présenté le livre à cette occasion. Nous avons eu une session de travail pour déterminer l’intérêt du projet en présence de bibliothécaires ivoiriennes présentes sur place. Nous avons resserré le groupe de travail pour réfléchir à ce qu’il fallait faire pour nous approprier complètement cet outil afin qu’il puisse servir dans notre territoire océan Indien – Afrique.
Le travail avec l’Alliance a démarré aussitôt après le Salon du livre d’Abidjan. L’Alliance a préparé un dossier pour le Centre national du livre (CNL), pour estimer la viabilité et la faisabilité du projet et solliciter un soutien pour cette coédition.

Camille Cloarec : L’apport financier du CNL a permis à l’Alliance d’acheter les droits aux éditions Casterman pour une diffusion du livre dans les pays africains et de l'océan Indien, de rémunérer le travail d'adaptation de Philippe Brasseur mais aussi plus largement de soutenir toute cette opération de coédition (maquettage, impression, transport).

Et vous, Marie-Michèle Razafintsalama, comment avez-vous reçu ce projet ?

Marie-Michèle Razafintsalama : Je m’occupe d’une association qui fait la promotion de la lecture et des livres bilingues à Madagascar. Quand l’Alliance a proposé cette coédition d’un ouvrage proposant des idées pour animer la lecture, pour amener les enfants à aimer la lecture, j’ai été intéressée. Ce qui m’a plu, c’est la façon dont l’auteur a traité ce sujet : il propose des activités courtes et précises, faciles à mettre en place, ce qui est important pour nous.

L’une des difficultés à Madagascar, c’est la compréhension du français. Les bibliothèques sont en grande majorité en milieu rural, donc le fait que les activités soient décrites par des phrases courtes, qu’elles soient très illustrées, est très important en termes d’accessibilité, pour les éducateurs, les bibliothécaires. Cela aurait été encore mieux si le livre était aussi en malgache, mais en attendant, c’est important d’avoir cet ouvrage car il n’y a pas de livres de ce genre à Madagascar. D'ailleurs, pour sensibiliser les associations aux questions de la lecture, pour améliorer les conditions d’accès au livre, j’avais conçu en 2018 un petit guide pour sensibiliser les parents aux bienfaits de la lecture, surtout pour les enfants des rues. J’avais commencé à sensibiliser toutes les associations qui travaillent à améliorer les conditions de lecture.

Mais comment mener à bien un tel projet ?

CC : Ce projet devait se mener ensemble pour réaliser une seule version. L’ouvrage n’a pas été publié dans tous les pays en même temps. Lorsque l’Alliance a acheté les droits, un sondage a été fait pour connaître le nombre d’exemplaires que souhaitait obtenir chaque éditeur : de 100 exemplaires à 500 exemplaires. Un prix de vente est adapté pour chaque pays, imprimé en 4e de couverture ; dans le cas des coéditions solidaires, le prix maximum est de 6 euros.

Par rapport au budget total, chaque coéditeur contribue à la hauteur de ce qu’il a demandé. L’Alliance finance l’achat des droits, le transport donc les coûts restant à la charge des éditeurs sont modérés ; et plus il y a d’éditeurs, moins c’est cher.

MMR : Pour les éditions Jeunes malgaches, 150 exemplaires ont été demandé à 4,89 euros, prix de vente public, ce qui est un prix élevé, mais l’ouvrage est destiné aux bibliothèques et aux institutions, donc cela reste abordable. 79 exemplaires ont été vendus sur les 150, ce qui est bien, compte-tenu de la situation sanitaire.

Comment se déroulaient les échanges ? Comment avez-vous travaillé sur les adaptations ?

CF : Il est intéressant de constater que dans une même zone, un même territoire, on n’avait pas la même vision de nos publics. Il y a eu des changements de vocabulaire : par exemple le chihuaha a été remplacé par le mot chien ; le mot chihuahua ne signifie rien en Afrique.

 

Chihuahua et cacatoèsChien et cacatoès

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

CC : Il y a eu des adaptations sur les références très occidentales, (Philippe Brasseur est belge), des changements dans les scènes de paysages urbains, les vêtements...

MMR : Philippe Brasseur a toujours été partant pour les changements. Par exemple, dans la fiche 60 « Un abécédaire plein d’action », l’exemple est celui d’une sorcière ; mais à Madagascar ce n’est pas possible, la sorcière ne fait pas peur ! On l’a remplacée par un ogre... On se rend compte que les conceptions sont différentes entre deux pays de l’océan Indien.

 

Fiche 60 - 1001 activités autour du livre - 2013Fiche 60 - 1001 activités autour du livre - 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

La fiche 18 « Comment lui ôter le goût de lire » devenue « Comment lui donner le goût de lire » est un exemple très frappant de fiche totalement réécrite…

CF : Il y a eu beaucoup de débats sur cette page, tous les éditeurs n’étaient pas d’accord. On a été au consensus.

Une éditrice guinéenne disait que les parents ne comprendraient pas cette page, il fallait être affirmatif, leur donner un message franc, clair.

Quand nous avons discuté de cette page, on était en Côte d’Ivoire, il y avait des éditeurs mais aussi deux bibliothécaires ivoiriennes. Il est ressorti de la discussion que, dans nos pays, nous avions besoin d’un message positif. Ce n’était pas mon avis, l’humour de cette page me paraissait tout à fait compréhensible par la population mauricienne…

C’est un bon exemple de la manière dont se sont déroulés les échanges. On débattait tous, dès qu’un éditeur soulevait une question, une incompréhension possible, on en parlait et on apportait des changements. On a tous lu le livre et on a tous réfléchi aux différentes pages et les questions qu’elles soulevaient par rapport à notre public.

C’était important de transmettre un message positif, hors la formulation de l’édition d’origine : « Comment lui ôter le goût de lire » était négatif. Il y a déjà trop de messages négatifs qui poussent vers la lecture scolaire, pédagogique, éducative et non loisir. Un message positif, très fort est nécessaire.

MM : L’humour est très culturel, il n’a pas la même interprétation selon les pays. Cette page aurait été trop déroutante pour les lecteurs de Madagascar.

 

Fiche 18 - 1001 activités autour du livre - 2013Fiche 18 - 1001 activités autour du livre - 2020

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

Et pour la dernière partie, les annexes, un gros travail a dû être fait ?

CF : Oui, j’y tenais vraiment. Il fallait des annexes, complètement revues, c’est la partie dont je me suis chargée en plus de la coordination du projet. Je trouvais incongru de faire un livre dont le contenu était complètement revu et adapté aux onze éditeurs de nos zones, pour n’avoir, à la fin, que des références de prix et de salons en France, en Europe.

Tous les éditeurs ont joué le jeu et ont proposé, pour chaque pays, des listes de salons spécialisés jeunesse ou avec une grande partie jeunesse, de prix littéraires jeunesse, d’ateliers récurrents et permanents… L’idée n’était pas de signaler des petites animations ponctuelles qui n’ont pas lieu de perdurer.

Nous avons voulu inscrire ce livre dans la durée, avec la présentation d’animations que l’on retrouvera sur plusieurs années.

Nous ne sommes pas seulement éditeurs, nous allons au-devant du lectorat, nous faisons la promotion de la lecture, c’est très important. Donc la plupart des informations que chacun avait en sa possession ont été introduites selon un ordre proposé, et j’ai fait le travail de compiler l’ensemble. Bien entendu, nous avons conservé des sites, mooks proposés en France ou en Europe : Takam Tikou, Mooks en littérature jeunesse de Liège, etc.

Quels sont les points positifs pour vous d’une telle coédition ?

CF : Quand l’Alliance m’a demandé si j’étais d’accord pour coordonner le projet, j’ai accepté, mais c’est un travail que je n’avais jamais fait. Le projet me tenait vraiment à cœur.

L’édition solidaire est l’édition de demain, j’étais très contente de coordonner ce projet. Tout le monde a participé, cela s’est fait naturellement.

Il s’est écoulé un peu plus d’un an entre le début du projet et sa réalisation, en partie à cause de la pandémie. Tout a été un peu plus long, comme le temps écoulé entre le dépôt du dossier au CNL et, après un ajournement et le dépôt d’un nouveau dossier, la réception de la réponse positive. Le transport, les formalités douanières, tout cela a pris du temps aussi.

Le point positif, c’est de constater que nous sommes capables de travailler vraiment ensemble, entre éditeurs du Nord et du Sud. À chaque fois, il y a eu des discussions, des échanges…

À l’Atelier des Nomades, à Maurice, nous avons commandé 300 exemplaires. Il aurait été impossible de faire cette édition seul, le prix aurait été trop élevé.

La coédition ou l’édition solidaire sert à proposer des livres qui ne sont pas des produits de luxe, qui restent accessibles, à des prix de vente abordables (6 euros quasiment dans tous les pays).

Cela fait déjà 2-3 ans que l’on réfléchit ensemble, à la notion de bibliodiversité, une notion fondamentale… Quand on va en librairie, on ne peut qu’être épatés par la diversité et la créativité que l’on voit mais aussi, parfois atterrés : difficile à comprendre que l’on ait 50 livres sur les mêmes sujets ! On n’a pas besoin de recopier ce qui existe déjà.

Cette expérience éditoriale me donne envie de faire d’autres coéditions, d’autres cessions de droits, dans une démarche qui s’inscrit dans le respect de l’écologie du livre, qui adhère à la notion de bibliodiversité.

Et les points plus difficiles de ce travail d’édition solidaire ?

Le nombre d’éditeurs impliqués, la distance, les décalages horaires, la pandémie de la Covid, les problèmes de connexion internet… On espérait se retrouver pour échanger, mais on n’a pas pu le faire ! La coordination a été un peu longue et plus compliquée.

Merci Corinne et Marie-Michèle, je vous laisse le mot de la fin :

CF : L’important est d’apporter une parole : le livre est un outil formidable ! Je viens d’un pays où la relation avec le livre est compliquée et le moindre livre qui sort est une joie extrême. Il est vecteur de message, de bouleversements culturels, de bouleversement social. Il implique la responsabilité des éditeurs par rapport au contenu, à cette parole. Reproduire une même parole sur le même sujet n’est pas intéressant. On avait déjà un très bon livre, au départ, ce n’était pas utile d’en faire un autre, c’était utile de se l’approprier, de montrer à la population qu’on l’avait fait pour nous ; mais il n’était pas utile de chercher un auteur, un illustrateur et de refaire un nouveau livre, non pas 1001 activités mais 2001 activités !! Cela n’avait pas de sens pour moi.

MMR : Ce livre est un bon outil pour nous. La tendance c’est le développement des bibliothèques à Madagascar, pour permettre plus d’accès aux livres au plus grand nombre d’enfants. Donc ce projet est arrivé au bon moment.

Notes et références

1. 1001 activités autour du livre. Philippe Brasseur. Lomé (Togo) : AGO Média ; Curepipe (Île Maurice) : Atelier des Nomades ; Kigali (Rwanda) : éditions Bakame ; Kinshasa (RDC) : Éditions Elondja ; Conakry (Guinée) : Ganndal ; Cotonou (Bénin) : Ruisseaux d’Afrique ; Niamey (Niger) : la librairie La Farandole des livres ; Niamey (Niger) : Gashingo ; Antananarivo (Madagascar) : Jeunes Malgaches ; Libreville (Gabon) : Éditions Ntsame ; Abidjan (Côte d’Ivoire) : Vallesse, 2020. 

 


Pour aller plus loin

  • Photographie de Corinne FleuryAprès des études de lettres et d’édition, Corinne Fleury fonde en 2010 l’Atelier des Nomades avec Anthony Vallet. Elle tend, par sa maison, à valoriser la culture de l’océan Indien à l’île Maurice et à l’étranger. Elle compte une trentaine de titres à son catalogue : romans, jeunesse, livres pratique. Corinne Fleury s’engage aussi dans des actions pour promouvoir la lecture. Elle est l’organisatrice du Festival du livre jeunesse de l’île Maurice.
     
  • Site de l'Atelier des Nomades : https://www.facebook.com/atelierdesnomades/ (Consulté le 29 mars 2021)

 

  • Photographie de Marie-Michèle RafazafintsalamaMarie-Michèle Razafintsalama a créé les éditions Jeunes Malgaches en 2004. Son catalogue compte une centaine de titres pour la jeunesse avec, principalement, des albums pour les tout-petits, des contes et des livres d’activité. Jeunes Malgaches s’est intéressé aux adolescents avec une collection, « Ado poche », de courts récits en français, ainsi qu'aux livres audio.
  • Site des éditions Jeunes Malgaches : https://editions-jeunes-malgaches.mg/les-editions-jeunes-malgaches/ (Consulté le 29 mars 2021)

 

  • Photographie de Camille CloarecAprès un master de recherche en Littérature française à la Sorbonne Nouvelle, Camille Cloarec a travaillé à la Maison de la Poésie à Nantes, puis a été coordinatrice de la vie littéraire au Ciclic (centre du livre, du cinéma et de la culture numérique pour la région Centre-Val de Loire), avant d’être chargée de la promotion du livre et du débat d’idées à l’Ambassade de France au Canada. En 2019, Camille a commencé à apprendre le télougou (langue indienne) à l’Inalco. Elle rejoint l’équipe de l’Alliance en juillet 2020 ; elle est notamment en charge de l’animation du réseau francophone et des projets de coéditions et de traductions au sein de l’Alliance.

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